Un regard désirant – sur la poésie de Cristina Peri Rossi
La relative ignorance dans laquelle la poésie latino-américaine reste confinée en France est regrettable. Les traducteurs de ce volume qui rassemble quatre livres de Cristina Peri Rossi (Montevideo, 1941), Babel barbare, État d’exil, Stratégies du désir et Playstation, originellement publiés entre 1990 et 2009, ne manquent pas de faire remarquer dans leur préface à quel point il semble étonnant qu’une poète aussi reconnue dans le monde hispanophone (n’a-t-elle pas été récipiendaire du prestigieux prix Cervantès ?) n’avait encore jamais été traduite en français. Tout en partageant leur légitime perplexité, on pourra néanmoins ajouter qu’elle n’est pas, loin s’en faut, la moins bien lotie. Si la France avait ignoré jusqu’ici sa production poétique, certains de ses romans et recueils de nouvelles n’en avaient pas moins été traduits. Combien de poètes latino-américains majeurs (et de romanciers) restent entièrement inédits dans notre langue ?
Malgré son prix Nobel, la Chilienne Gabriela Mistral reste fort peu traduite, tandis que les anthologies de la Péruvienne Blanca Varela ne se bousculent pas au portillon et qu’une autre Uruguayenne, la formidable Marosa di Giorgio, n’a fait l’objet que d’un petit volume bilingue il y a près de trente ans. Et la meilleure posture des hommes est toute relative, contrairement à ce que semblent indiquer un peu hâtivement les traducteurs dans leur préface. Il aura fallu attendre 2017 pour que Nicanor Parra – « antipoète » iconique, traduit en anglais dès 1960 par William Carlos William, excusez du peu – soit enfin disponible en français (dans une généreuse anthologie déjà hébergée par la même « Librairie du XXIe siècle » siècle qui accueille aujourd’hui Peri Rossi) ; Ramón Lopez Velarde, « père » de la modernité poétique mexicaine reste quant à lui parfaitement invisible dans nos contrées, et si les éditions Trente-trois morceaux ne s’étaient pas lancée dans la traduction du poème fleuve Le Gualeguay, l’Argentin Juan L. Ortiz resterait entièrement inaccessible au lecteur français. La liste, bien entendu, est loin d’être exhaustive et ne s’en tient qu’à des noms patrimoniaux.
Quoi qu’il en soit, ne boudons pas notre plaisir : la parution de ce livre consacré à la poésie de Peri Rossi dans une collection prestigieuse qui, outre Parra, avait déjà su accueillir ces dernières années des poètes comme Ida Vitale ou Fabio Mórabito, est une bonne nouvelle. D’autant que la décision éditoriale de conserver l’intégralité de quatre recueils plutôt que d’opérer un choix nécessairement fragmenté est pertinent. Chacun d’eux est en effet organisé selon une forte unité thématique et stylistique. Les poèmes y fonctionnent comme des ensembles qui se répondent et se nourrissent les uns les autres. Ne pas respecter cette unité aurait été dommageable.
La première chose qui frappe à la lecture de l’ouvrage, c’est la simplicité de la langue poétique, ce qui donne des poèmes disponibles à qui voudra s’en saisir, des objets prêts à l’emploi. Qu’ils soient érotiques, politiques, nostalgiques, métaphysiques ou tout cela à la fois, qu’ils évoquent l’amante ou l’exil, leurs contours sont tracés d’une ligne claire. Il y a là, peut-être, un idéal de poésie populaire (et l’on sait que dans le monde hispanophone cette tradition reste vive), la volonté de construire une poétique à partir d’un matériau profane, pioché dans le quotidien et l’expérience directe, comme si la succession des poèmes composait par moments une sorte de journal en fragments, une série d’instantanés. Il y a aussi le pari d’un certain décalage et un goût du jeu, au risque parfois de la naïveté (assumée ou non) ou d’une évidence d’intention trop marquée dans certains poèmes (lorsque la ligne claire tend à s’épaissir). Un esprit cortazarien souffle également, une vitalité portée par la conviction que la poésie, si elle sait se faire accessible sans perdre son essence lyrique et expérimentale, peut avoir un effet direct, toucher un vaste public. L’auteur de Marelle, avec qui Peri Rossi fut amie, a su être à la fois avant-gardiste et représenter une sorte de sésame générationnel.
Le peu de propension de Peri Rossi à s’encombrer de mots poétiquement « chargés » ne l’empêche pas, comme elle l’annonce de façon programmatique dans son poème « La pêcheuse », de « remu[er] les eaux obscures des langues » : la voici donc qui « fouille dans la vase du fond / elle balbutie, lacustre, pleine de fougères / et quand elle ressort / du fond des eaux / quand elle réapparaît à la surface / dans le filet de ses mains / glorieuse elle porte un mot, / un seul, / pierre de lumière, / trophée, / amulette d’un dieu / perpétuellement insatisfait ». On ne saurait concevoir métaphore plus limpide du labeur poétique lorsqu’il consiste justement à chercher ce qui crée le trouble dans le langage. Un trouble qu’il convient d’aller débusquer en profondeur jusqu’à dévoiler l’abîme métaphysique à l’affût, lorsque le sol s’ouvre sous nos pieds.
Peri Rossi : « […]. De la sorte, si la réalité n’est pas complètement accessible par le langage […] nous passons notre temps à parler de choses qui ne sont pas là, et c’est de cette angoissante fracture que naît la nostalgie de l’unité ».
Bien entendu, compris plus littéralement, ce « dieu perpétuellement insatisfait » désigne la pratique poétique elle-même, son artisanat. Celui-ci bute sans cesse et sans se plaindre sur la distance qui sépare les mots, les associations mentales qu’ils évoquent, et les choses « concrètes » qu’ils désignent, ou sur la distance qui sépare le désir de son expression, car l’image érotique, principale constante de la poétique de Peri Rossi, ne sera jamais tout à fait le frisson lui-même.
Peri Rossi, ce n’est pas un hasard, a publié en 1979 un recueil intitulé Lingüística general, titre ironique pas sa prétention à une objectivité que la poésie ne saurait que démentir. Le langage poétique serait idéalement un langage total, le plus « général » qui soit. À défaut, il ne reste qu’à composer avec les manques et simuler l’exhaustivité, ainsi de certains poèmes-listes ou organisés alphabétiquement que l’on retrouvera au fil des pages. Dans un entretien avec l’universitaire espagnole Aina Pérez Fondevila, Peri Rossi déclare : « nous écrivons car les choses dont nous voulons parler ne sont pas là. C’est le langage lui-même qui fait qu’elles ne sont pas là, car la chose et le langage ce n’est pas pareil. De la sorte, si la réalité n’est pas complètement accessible par le langage – ce que, de fait, elle n’est pas, même si le langage s’évertue à déployer ses énormes efflorescences –, nous passons notre temps à parler de choses qui ne sont pas là, et c’est de cette angoissante fracture que naît la nostalgie de l’unité ».
C’est pour cela, certainement, que la poète a recours aux symboles, comme une sorte de rustine pour combler les trous du langage, un liant. Dans le court poème « Poétique », elle ne dit pas autrement : « Il y a des gens qui espèrent que la parole, / du poète les nomme, / atteste leur identité. / Ils ignorent que le poète ne parle pas des êtres, / mais de symboles ». Une sorte d’anti-guide de lecture qui joue sur de multiples flottements : celui de la « parole du poète », autorité douteuse s’il en est, celui de l’identité, qui reste donc à « attester », et celui du symbole, souvent plus glissant qu’il n’y paraît.
Cette poésie où les images ne sont pas cachées dans les replis de la langue mais exposées au grand jour serait pour la poète une affaire de « regard » qui « réclame un scribe » ; une immédiateté des sens qui se dédouble dans l’écriture. Cela ne va pas sans risque : « Terreur de la fragilité / de se savoir nue / – Babel nouveau née – / orpheline pour toujours ». Fragilité ou fatalité de ce que « les anciens pharaons / ont ordonné aux scribes » : « consigner le présent » et « prédire le futur », comme si « dans les nuages en sueur comme des oreillers / il y avait des signes obscurs ». Tâche impossible, certainement, puisque « le présent est éphémère / et le futur incertain ». Constat d’échec apparent qui peut être retourné grâce aux « stratégies du désir », car si « la vérité n’est pas dicible / la vérité n’est pas un langage parlé / la vérité n’est pas un proverbe / la vérité n’est pas un récit / sur le divan du psychanalyste / ou dans les pages d’un livre », il convient de se rappeler « que tout ce dont nous avons parlé toi et moi […] n’est que séduction / au même titre que les bas noirs / et les porte-jarretelles ».
Le regard poétique, la « voix » du scribe, est d’abord érotisée et c’est bien l’amour charnel, lesbien, qui donne le ton dans deux des quatre recueils rassemblés ici. La sexualité est l’élément constitutif d’ « un cycle entier », un cycle vital et naturel (« les quatre saisons de Vivaldi », annonce ironiquement la poète) : « Le premier hiver : des rendez-vous voluptueux dans les hôtels / on entrait les vendredis / on ressortait les lundis / même pas le temps de manger / on devait se dévorer mutuellement / bras et jambes / lèvres et fesses / une soit impérieuse de se boire / ma chair est ta chair / ton corps est mon corps / mon sang est ton sang ». Eucharistie profane, incarnée.
L’érotisme, de toute façon, convoque toujours la poésie, comme un aimant […]
Car ici la sexualité et le désir restent inscrits dans la réalité ordinaire et sa matérialité inévitable, non sans humour. Ainsi du poème « Les bons comptes » : « Ça ne m’étonnerait pas / qu’un de ces jours / – aujourd’hui par exemple – / tu me donnes la somme exacte / que coûte notre amour / en voyages / en hôtels / et en appels téléphoniques interminables ». Loin du sordide de l’amour tarifé, ce prix à payer est une garantie de qualité dans le monde capitaliste tel qu’il va, car « au final / l’argent mesure tout / alors si cet amour / nous coûte beaucoup d’argent / c’est de l’amour qui en vaut le coup / du vrai ». Certes, poursuit-elle, « à dix-huit ans » on savait s’enivrer de peu, mais il n’en reste pas moins que les bons comptes font les bonnes amantes, même embourgeoisées.
Plus loin, la poète, consciente que son sexe « n’est pas un bon conseiller », qu’il parle « une langue muette / faite de gestes et d’impulsions », s’adresse directement à lui : « ne dépasse pas les bornes », le prévient-elle, « ne délire pas » car « en fin de compte, tout le monde en a un, / même les chiens et les rats ».
La sexualité n’en possède pas moins sa propre mystique, car grimper au rideau c’est certainement s’embarquer dans un trajet allant « D’ici à l’éternité ». Il est donc possible de « découvrir dieu entre les draps / – pas dans le temple pharisien / ni dans l’arrogante mosquée ». Cette ode à l’aimée mène d’ailleurs à la plus évidente des conclusions : « Découvrir soudain que Dieu / était une déesse, / une ultime ascèse ». On pourrait voir dans cette féminisation de la divinité orgasmique une manière de détourner le machisme implicite de nombre de dictons populaires quand ils évoquent « la chose ». « Le viste la cara a dios », « tu as vu le visage de dieu », dit-on en espagnol d’un rire gras lorsqu’il s’agit d’atteindre le septième ciel ; Peri Rossi choisit d’effleurer une divinité plus conforme à ses désirs et décidément plus incarnée.
L’érotisme, de toute façon, convoque toujours la poésie, comme un aimant : « C’était normal d’avoir un orgasme avec Dario / C’était normal de se réveiller avec Dante / C’était normal de se coucher avec Pavese / parmi les rêves impossibles : fuir en bateau / s’en aller ailleurs ». L’érotisme est à la fois satisfaction et nostalgie, songe concret et impossible. Une incomplétude qui trouve son prolongement dans le thème, également omniprésent, de l’exil. Si cet aspect de sa poésie a son origine biographique dans le départ forcé pour l’Espagne de Peri Rossi alors que sévissait la dictature en Uruguay, il devient dans les poèmes d’État d’exil la figure plus générale d’une distance qui a fini par intégrer le réel.
« A-t-il déjà existé une ville nommée Montevideo ? », s’interroge la poète, avant de poursuivre – ou de reprendre – dans un autre poème : « Du voyageur nous avons / la géographie insensée / le hasard du vol / – oiseau traqué – / on perd ce qu’on gagne / et ce qu’on a gagné / s’est perdu en vol ». L’exil, c’est « l’origine des fantômes », le souvenir d’une chambre « humide et froide », une « Cabine téléphonique 1975 », pour reprendre le titre télégraphique d’un poème, qui avale une pièce et ne la rend pas, c’est à « Barcelone 1976 » – autre titre semblable à une note griffonnée au dos d’une photo – dépenser ses dernières pesetas en trajets inutiles. L’exil c’est un impossible retour à la ville natale, « suspendue à une confusion », « ville triste / en dehors des cartes / loin de son continent naturel ». C’est un impossible retour à un pays « qui n’existe plus », ou seulement sur des « cartes qu’ils confectionnent chaque nuit / dans le brouillard des rêves ». Le pays perdu comme hésitation, comme trace confuse : « Leur retour serait / le voyage vers les sources / la contre-odyssée / sur des navires apocalyptiques. » Le temps finit par s’effilocher, comme si paradoxalement il « n’avait jamais passé ». Cela rend « désinvolte avec les objets » et la poète, « peu possessive » et condamnée à « flotter », y trouve la liberté de ne pas avoir à « gérer / un bien inconnu ».
Mais l’exil est aussi un poncif que les artistes latino-américains de la génération de Peri Rossi – eux qui se sont trouvés dans le collimateur des régimes militaires des années 1970 – ont parcouru jusqu’à l’épuisement. Le lecteur mal luné aura parfois la sensation, en lisant les poèmes d’État d’exil, d’assister au déploiement d’une série de figures imposées dont le lustre, au moment de la publication du recueil (2003), était déjà usé.
L’humour des poèmes autobiographiques de Playstation (2009) est un antidote bienvenu. Dans « Point de rencontre », elle célèbre d’étranges retrouvailles : « Je suis tombée sur mon ancien professeur de philosophie / dans un énorme sex-shop presque vide, à part / les cabines des immigrés qui se tapent une branlette ». On y discute de livres au milieu des godemichets, tandis qu’un couple demande « un bon lubrifiant antiallergique, parce que le dernier qu’ils avaient acheté leur avait provoqué une éruption au pénis et une papule au clitoris ».
La poète s’y met aussi parodiquement en scène en tant que figure « publique » déboussolée par la vacuité médiatique. Entre interviews absurdes et commandes qu’elle ne sait par quel bout prendre, l’autorité de sa « parole » se fait décidément douteuse : « Une maison d’édition m’appelle / et me demande d’écrire / cinq pages sur la nécessité de la lecture / Ils ne paient pas très bien / qui paierait bien pour un sujet pareil ? ». S’ensuit un historique de ses lectures qui aboutit à un constat sans appel : « mais aujourd’hui je serais bien incapable de dire pourquoi / je me suis emmerdée à lire tout ça ». Les demandes peuvent se révéler plus macabres, quoique toujours mal payées, c’est bien le moins : « Un éditeur me demande / d’écrire gratuitement mon épitaphe ».
Quelques pages plus loin, elle qui habite dans un « quartier d’immigrés » est soudainement invitée à la télévision, source de tous les malentendus : « Un jour je suis passée à la télé / (j’avais publié mon dixième livre) / et un voisin m’a reconnue / il m’a regardé avec méfiance / pourquoi quelqu’un qui passait à la télé vivait dans un quartier comme celui-là ? / J’étais sûrement une mystificatrice / une charlatane / une simulatrice ». Sur Amazon, « à côté de Michael Jackson / Madonna et George Clooney », voici que sont proposés à la vente des t-shirts « I love Cristina Peri Rossi ». Mais quelque chose ne va pas dans ce merchandising éhonté : son nom est trop long et le t-shirt trop grand. La poésie, après tout, a toujours une taille de trop ou de moins. Entre deux algorithmes, elle fait tâche. On ne s’en plaindra pas.
Cristina Peri Rossi, Babel barbare et autres poèmes, traduction de l’espagnol par Stéphane Chaumet et Katia-Sofia Hakim, Le Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », février 2023, 400 pages.