Maure de rire – sur Othello mis en scène par Jean-François Sivadier
Tragédie de William Shakespeare jouée pour la première fois en 1604, Othello se distingue des œuvres du dramaturge par une relative simplicité de l’intrigue. Peu de scènes de guerre ou d’imbroglio politiques, peu de surnaturel – même si les spectres sont irréductibles, les ressorts de l’histoire apparaissent au grand jour dès les premières répliques et le fatum peut alors advenir sous nos yeux démunis.
Certes, la pièce porte le nom du Maure, mais c’est celui de Iago qui restera dans tous les esprits. Un personnage rare dans le théâtre occidental qui dissèque la complexité de l’âme humaine en désignant le spectateur comme témoin et complice de sa noirceur. Shakespeare a le chic pour feuilleter son propos et cacher ses intentions profondes, non par vice ou par jeu, mais par confiance dans l’esprit du spectateur, foi dans le théâtre et amour des belles complexités de la langue. C’est sur ces nobles ambitions que le metteur en scène Jean-François Sivadier rejoint intimement l’auteur anglais et propose un Othello plus complexe qu’il n’y paraît, comme chargé d’un poids psychologique commun aux femmes et hommes du XXIe siècle.
L’ancien esclave Othello est devenu un chef de guerre respecté de tous, salué par la République de Venise qu’il sert avec loyauté. Un mariage secret avec Desdémone ravive les inimitiés et celui que tous appellent « le Maure » devient le jouet d’un complot mené d’une langue de maître par son officier Iago. Fou amoureux de sa jeune épouse, il devient bientôt fou de jalousie, et le poison distillé avec maestria par les mots de Iago aux oreilles naïves d’Othello tuera bientôt Desdémone, « brebis blanche » sacrifiée sur l’autel de la passion furieuse. Jean-François Sivadier invite pourtant les spectateurs à entrer dans ce drame avec une légèreté badine, Othello et Desdémone sont à l’avant-scène, tout à leur amour nouveau, inconscients des violences qui bruissent déjà, ils s’adressent au public en wolof, à la fois pour nous rappeler d’éteindre nos téléphones et acter le mariage devant témoins. L’art de Sivadier s’inscrit aussi dans ces scènes de connivence, totalement au présent, et qui pourtant sont déjà au cœur de la dramaturgie. Car si Othello est une tragédie sur la jalousie et le pouvoir de la parole, c’est aussi une pièce sur le racisme.
Adama Diop campe un Othello en dreadlocks, très lisible, fier, loyal, amoureux mais avec une faille à vif que son ancienne condition d’esclave ne cesse de creuser. Étouffée par ses succès et son ascension sociale, celle-ci redevient purulente sitôt le doute de la tromperie parvenu à l’esprit du général. Le mécanisme de la jalousie et son emballement irrémédiable sont auscultés avec acuité par Shakespeare. Les ravages d’un cerveau manipulé conduisent l’honnête homme au crime, à étrangler de ses mains l’objet même de son adoration. Il ne faut pas s’étonner que depuis sa création cette pièce fascine les psychiatres qui ont donné son titre à une psychose de jalousie morbide : le syndrome d’Othello. La jalousie ne repose ici sur aucun fait, la réalité est éjectée par le doute qui gangrène tout, qui musèle la raison, et qui se loge dans cette faille jusqu’à faire exploser les restes d’humanité. Le Maure devient un monstre à la merci de ses pulsions morbides nourries par une fragilité ancienne.
Si le wolof est la langue natale de l’acteur sénégalais Adama Diop, elle n’est pas celle d’Othello dont les origines prêtent à débat. Cette adéquation de fortune entre l’acteur et le personnage, marquée dès l’incipit, contraint Diop à jouer un Othello sans surprise, dans les clous, juste et aimant comme il doit l’être, puis, féminicide comme la tragédie l’exige. Cette évidence vite intégrée renvoie toute la lumière sur celui qui est le héros de cette tragédie, Iago, incroyable personnage de théâtre qui offre à Nicolas Bouchaud l’occasion de déployer à loisir toute sa palette de jeu. C’est une des couches du millefeuille de Shakespeare : cacher le véritable personnage principal de l’intrigue en donnant à la pièce le nom du second rôle. Cette pirouette habile induit un biais cognitif dont l’auteur, et ici le metteur en scène, se servent pour relever la supercherie : le premier n’est que la marionnette du second. Pier Paolo Pasolini avait mis à jour ce stratagème dans son prodigieux moyen métrage Che cosa sono le nuvole ? (« Qu’est-ce que les nuages ? ») ou des marionnettes (jouées par des acteurs, Toto / Iago et Ninetto Davoli / Othello) donnent une représentation d’Othello. Manipulées par des fils, les pantins jouent la manipulation. À l’issue du spectacle, ils finissent dans une décharge. Pasolini offre alors à ses marionnettes sans vie la joie de découvrir les nuages, allongées face au ciel dans la benne à ordure, libérées des fils et des manipulateurs, il est alors possible de contempler, sereins, la beauté du monde.
Iago en grand ordonnateur est un rôle de choix pour Nicolas Bouchaud, complice de toujours du metteur en scène Sivadier, et on redécouvre avec lui cette partition écrite par un dramaturge qui croit à la toute-puissance de l’acteur. Tout dans ce personnage est une déclaration d’amour à l’art théâtral : les visages multiples, la duplicité, la manipulation qui permettent à Nicolas Bouchaud de donner des couleurs nuancées et des coups d’éclat à chaque scène. Il se permet tous les excès, mage aussi irrésistible que diabolique. Mais le personnage de Iago est surtout un plaidoyer de la force concrète des mots et de la fonction performative du discours au-delà de celle de l’épée. Si Othello gagne des batailles, c’est Iago qui remporte la guerre. Sivadier se pose sans cesse la question du statut de la parole. Dans cette mise en scène, les monologues des protagonistes alternent entre différentes formes de locution : la confession, la psychanalyse, la harangue, le chant… des modes de discours qui, en plus de rythmer la pièce, donnent à voir l’étendue de la possibilité oratoire, les conditions de la réception de la parole et surtout sa redoutable efficacité.
Le rire recherché par la dramaturgie n’est pas angélique ni simplement exutoire, il est un chemin vers la tragédie.
Dramaturgiquement, le parti-pris de Sivadier peut surprendre. Là où Shakespeare annonce une tragédie, le metteur en scène choisit la farce. Le père de Desdémone, par exemple, interprété par le très convaincant Cyril Bothorel, abattu par le mariage surprise de sa fille avec Othello, arpente furieux le plateau, déversant à qui veut l’entendre une logorrhée raciste en tenue de nuit dans une scène digne du théâtre de boulevard qui peine à attirer l’indignation tant elle déclenche les rires. Ou bien les scènes où, Rodérigo – Gulliver Hecq, frais et pétillant – lui aussi amoureux de Desdémone et lui aussi manipulé, se laisse prendre dans les filets du malin Iago. Dans des échanges qui s’apparentent à des fabliaux moqueurs, la part belle est donnée au manipulateur et le rire se fait au dépens de celui qui l’écoute. Les actes se poursuivent, l’outrance devient la norme, des extraits de Thomas Bernhard apparaissent soudain entre les répliques shakespeariennes, Iago emporte le morceau et les rires du public.
Jean-François Sivadier transforme alors le spectateur en complice de la tragédie à venir, subjugué par les jeux de langue, conquis par l’intelligence des stratagèmes, nous laissons Othello se perdre dans ces marécages pour observer, avec une jouissance malsaine, le piège se refermer. Pourtant le rire recherché par la dramaturgie n’est pas angélique ni simplement exutoire, il est un chemin vers la tragédie comme le souligne ces références explicites au Joker, personnage maléfique de la pop culture qui souffre de troubles mentaux, et notamment celui de rire sans le vouloir. Figure essentialisée par un motif reconnaissable de tous, le sourire sanglant qui part des commissures des lèvres reviendra par deux fois sur le visage de Bouchaud.
La farce donc, se déploie dans un décor qui n’a pas cherché à être attrayant, qui semble posé là comme il pourrait être ailleurs, et que l’on soit à Venise ou à Chypre, l’espace reste indéterminé car ce théâtre-là ne se joue pas dans la scénographie mais uniquement dans le jeu des acteurs.
Comment dès lors rattraper les enjeux tragiques ? Il faut bien un entracte pour tenter de lier cette mécanique du rire noir à la tragédie qui éclate dans l’acte 5. Othello apparait alors grimé en blanc. Réponse en miroir à toutes les problématiques contemporaines liées au « black face », ce masque est plus complexe qu’il n’y parait. Se matérialise dans ce maquillage tous les impensés coincés dans le rire du départ. A-t-on ourdi ce complot contre le Maure parce qu’il est noir ? Veut-on lui faire payer son inconscience d’épouser une noble vénitienne blanche ? A-t-il outrepassé sa classe ? Othello se révèle comme le barbare que l’on veut qu’il soit, coupable d’un meurtre d’autant plus atroce qu’il est commis sans raison réelle, il devient le monstre sanguinaire, le sauvage. En choisissant qu’Othello porte un masque blanc au moment du crime, Sivadier explicite l’épaisseur des intentions de Shakespeare. La main est noire mais la manipulation qui guide le bras est blanche.
Le rire n’a plus sa place quand la tragédie prend la sienne et ce changement de registre peut décontenancer le public qui se divise alors en deux camps : les fervents défenseurs de la première partie jubilatoire ou ceux, soulagés, qui retrouvent le sérieux du drame shakespearien de la seconde. Difficile en tous les cas de réduire le hiatus et de concevoir cette proposition comme une entité tant les deux champs paraissent irréconciliables. Les draps de noce se transforment en linceul sans que l’émotion ne surgisse alors même que les deux jeunes femmes qui explicitent les ressorts du destin avant d’en être victimes, Jisca Kalvanda et Emilie Lehuraux, tiennent tête aux cadors et livrent des prestations d’une belle teneur.
Jean-François Sivadier (comme Shakespeare) croit aux forces occultes qui président au théâtre, les artifices qui peuplent habituellement les scènes contemporaines sont absents, pas de vidéo, pas de hors-champs, le ici et maintenant de la représentation sont seuls à l’œuvre. La grande générosité des acteurs et de la mise en scène remportent au final l’adhésion au-delà des questionnements dramaturgiques pas entièrement résolus.
Othello, de Shakespeare, mis en scène par Jean-François Sivadier, au théâtre de l’Odéon jusqu’au 22 avril 2023.