Théâtre

Jouer, renverser, transformer – sur Vertige (2001-2021) de Guillaume Vincent

Philosophe et écrivain

Quatre ans après Les Mille et Une Nuits, Guillaume Vincent crée Vertige. Conçu et écrit avec sept jeunes comédiennes et comédiens de l’École du Nord, il raconte l’histoire de la génération qui entra à l’école de théâtre en septembre 2001. Traversée des temps et des textes, anamnèse multiple et proprement vertigineuse, Vertige est aussi un spectacle sur le jeu théâtral et ce qu’il a de collectif. Un groupe y émerge où l’on apprend à devenir soi en devenant tout autre et à s’individuer en devenant plusieurs.

Il faudrait entendre le titre au pluriel. Il y a plusieurs vertiges dans le spectacle de Guillaume Vincent. Le plus évident est celui du temps. 2001-2021 dit l’écart qui sépare deux générations, celle que l’on voit sur scène – sept jeunes comédiennes et comédiens de l’École du Nord que Guillaume Vincent rencontra en 2021 à l’occasion d’un stage – et celle qui entra à l’école de théâtre en septembre 2001.

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La première rejoue la seconde mais le fait en puisant dans sa propre histoire. Au temps des flashbacks que figure le début du spectacle, où il s’agit de remonter du présent au passé où s’originent les souvenirs (Loft Story, 11 septembre, 21 avril, etc.), s’ajoute celui des comédiens et des comédiennes qui rejouent leur propre expérience en jouant celle des autres. Sur scène, les temps s’indistinguent.

C’est le second vertige. Guillaume Vincent a écrit la pièce en mêlant à ses souvenirs d’étudiant au Théâtre National de Strasbourg (de 2001 à 2004) un matériau issu d’improvisations menées avec les sept comédiens et comédiennes. Les personnages qu’ils incarnent sont parfaitement composites. Ils sont faits de souvenirs mélangés et d’éléments fictionnels (un des comédiens découvre sa séropositivité au cours du spectacle, une autre tombe enceinte et perd son enfant). Mais ils empruntent aussi certains de leurs traits aux personnages des Vagues de Virginia Woolf, dont l’irruption aux deux-tiers du spectacle est aussi belle qu’imprévue.

C’est le troisième vertige. Les mots des comédiennes et des comédiens sont aussi ceux des pièces qu’ils répètent, d’Arne Lygre, Tchékhov, Feydeau, Dostoïevski, Brecht, etc. La séparation entre ces mots et les leurs, qui ne sont pas moins écrits, est souvent indiscernable. On passe ainsi sans véritables ruptures, excepté au moment des répétitions, de leur vie d’étudiant.e.s à celles de personnages du répertoire contemporain : Edwige devient la Sainte Jeanne de Brecht, Romain Platonov et Charlie la Nina de La Mouette avec une étrange facilité, comme s’ils tendaient sans le savoir vers ces rôles, comme s’il s’agissait soudain moins de théâtre que de leur existence même. C’est l’un des beaux paradoxes de ce spectacle : le jeu, les mots des autres, les répétitions qui se succèdent, loin de les éloigner d’eux-mêmes, semblent les rapprocher de ce qu’ils sont ou voudraient être.

Étymologiquement, le mot vertige renvoie à un mouvement de rotation et à la sensation, l’étourdissement qu’il produit. À ces sens que l’on retrouve dans le mot français, il faut ajouter ceux du verbe – « vertere » – d’où dérive le nom latin « vertigo » : « tourner », mais aussi « renverser » et « convertir », « transformer ». Le vertige étourdit parce qu’il mélange les époques et les souvenirs, le réel et la fiction, il hybride et compose, crée des personnages qui vivent à cheval sur plusieurs temps, mais il fait aussi plus que cela : il renverse les perspectives, convertit le regard et, ultimement, transforme.

Le spectacle est rythmé par trois grandes répétitions : Arne Lygre, Feydeau, Tchékhov. Elles sont l’occasion de grandes scènes, souvent drôles, où l’on se dispute beaucoup : sur le texte, les manières de le dire, ses didascalies, sa mise en scène… Mais elles sont aussi des moments où les sept comédiennes et comédiens jouent ensemble sans rien dissimuler des relations qu’ils entretiennent. À travers elles, c’est un groupe en devenir qu’on observe, ses dissensions, ses hiérarchies, ses violences, son évolution d’une répétition à l’autre, sachant que les trois couvrent peu ou prou l’intégralité du cursus de l’école. On suit ainsi la transformation lente de la relation entre les comédiens – Suzanne et Romain – dont la répétition d’une scène d’Arne Lygre ouvre le spectacle.

Répétition 1 : ils lisent le texte, tentent, maladroitement, de l’incarner. Dois-je faire une fellation quand je lis « Elle le suce » ? Devons-vous faire l’amour quand nous lisons « Il la pénètre » ? Comment jouer cela ? Jusqu’où peut-on aller dans la littéralité ? On rit de leur naïveté, mais la question qu’ils soulèvent traverse une partie du théâtre contemporain, de Sarah Kane à Lars Norén. Les didascalies deviennent le hors-champ de la représentation, ce qui doit occuper la scène sans être mis en scène ou ce que l’interprète doit faire ressentir sans pouvoir le jouer, ce que le théâtre énonce tout en l’écartant du plateau.

Répétition 2 : le même texte, plus tard, ils le jouent moins qu’ils ne jouent déjà leur propre relation, leur amour naissant. Tout a changé. Ils répètent mais c’est ce qui se passe entre eux que l’on voit. Les mots d’Arne Lygre sont un miroir grossissant. Ils nous en disent plus sur les deux comédiens que deux longs monologues. On comprend que le hors-champ est ici leur vie et que si les textes qu’ils jouent indirectement la révèlent, ils ne sont pas non plus sans effet sur elle.

Répétition 3 : on s’approche de la fin du spectacle, ils jouent une scène de Platonov, il est violent, plus que ne le requiert la scène, elle se défend, les autres comédiens s’interposent. On voit leur relation qui dérape, mais on s’interroge aussi sur les mots que Tchékhov met dans la bouche de Platonov. Que doit-on en faire aujourd’hui ? Comment les faire entendre dans ce monde si différent de celui qu’habitait le dramaturge russe ? La metteure-en-scène est Charlie, une des comédiennes du groupe. Elle pousse Romain-Platonov sans mesurer la violence de ses gestes. Elle croit en lui, à cette impression de « réel » qu’il dégage. Elle en est aveuglée.

Le théâtre fut aussi, est toujours, un des lieux de normalisation de la parole, de l’élocution comme des manières de dire.

Guillaume Vincent est friand de ces mises en abîme où le théâtre se redouble et s’observe à distance, où la scène devient ce quotidien dans lequel surgit une autre scène qui le questionne et l’amplifie. Dans la première partie de Songes et Métamorphoses (2016), construite autour des Métamorphoses d’Ovide, on assiste à trois spectacles dans le spectacle : des élèves d’une école primaire interprètent Narcisse et Écho, des lycéens le mythe de Myrrha dans le cadre d’un atelier théâtre et une troupe de comédiens Pygmalion puis Procné. Ces trois moments sont l’occasion d’un jeu à plusieurs bandes où l’exigence rituelle de séparation du fait théâtral ne cesse d’être contredit par ce qui arrive quand les apprentis comédiens se mettent à incarner les figures d’Ovide. Ce qui fait irruption a la force et l’étrangeté du réel : un secret enfoui, un sentiment encore inarticulé, des mots qu’on n’osait dire…  Loin d’opposer les deux scènes, Guillaume Vincent les inverse pour mieux les renverser. Ce que le théâtre permet, donner une forme au désir pour le dire vite (voire à la pulsion dans le cas de Procné), n’est pas sans conséquences sur la vie de celles et ceux qui s’y risquent.

Vertige fait un pas de plus. Les deux scènes n’en forment plus qu’une, un seul plan où l’on passe inopinément de l’étudiant au personnage, de la répétition à la dispute, d’une fête d’anniversaire aux Vagues de Virginia Woolf, bref de la vie (mise en scène) au théâtre (que la vie des personnages ne cesse de brouiller). Exemplaire de ce point de vue est la répétition de Feydeau : Mais n’te promène donc pas toute nue !, une pièce en un acte particulièrement frénétique. Elle débute à peine que déjà toutes sortes de préventions, de questions et de différends surgissent. Pourquoi monter Feydeau quand on pourrait jouer Brecht, Koltès ou Sarah Kane ? Pourquoi la nudité au théâtre est-elle presque toujours celle des femmes ?  Comment jouer les accents, si abondants chez Feydeau ? Cette dernière question donnera lieu à un débat à la fois drôle et captivant, certain.e.s profitant de l’occasion pour faire entendre des accents qu’ils avaient dû abandonner en intégrant l’école. Le théâtre fut aussi, est toujours, un des lieux de normalisation de la parole, de l’élocution comme des manières de dire. Abandonner son accent ne veut pas dire accéder à une forme de neutralité prosodique, mais adopter l’accent majoritaire, la plupart du temps inaudible comme tel. Il faut imaginer Titus ou Phèdre avec l’accent béarnais.

Bref, la répétition ne cesse de s’interrompre, de reprendre, de digresser, ce qui n’est pas sans rappeler le théâtre de Feydeau lui-même, un Feydeau qui serait devenu méta ou matériau, source de variations scéniques et textuelles où ce qui l’emporte est le plaisir du jeu. C’est un des sens que l’on voudrait (re)donner au mot vertige : devenir autre afin, peut-être, de devenir soi. Devenir Feydeau, devenir Lygre, devenir Brecht, mais surtout devenir Vagues. Après une fête d’anniversaire débridée, comédiennes et comédiens deviennent les personnages du livre de Virginia Woolf. Le passage est presque indécelable. Soudain, ils sont eux, sans cesser d’être eux-mêmes. J’apprendrai plus tard qu’ils leur doivent certains de leurs traits. La beauté de cette scène tient en partie à cette ambivalence : c’est le moment où le spectacle se détache le plus sensiblement du quotidien de l’école, où les personnages peuvent être pleinement autres, passer de la vie vécue à la vie rêvée. Mais c’est aussi le moment où ils peuvent rejoindre leur double de fiction, être eux-mêmes donc, qu’ils n’étaient jusque-là que par intermittence.

Les Vagues est une suite de monologues, une composition de voix parallèles dont on comprend assez vite qu’elles sont les échos les unes des autres. Elles ne dialoguent pas mais s’entrexpriment, comme les monades de Leibniz qui se relient de l’intérieur. Chacune en se disant raconte les autres, non seulement ce qui les lie aux autres mais les relations dont elles sont chacune constituées. Il n’est pas une vie qui ne s’étende au-delà d’elle-même, qui ne forme avec d’autres des cercles ou des paysages, des groupes aussi puissants qu’éphémères. Et n’est-ce pas, éminemment, ce que raconte Vertige ?

L’émergence d’un groupe, dont on sait qu’il précède le spectacle, mais qu’on voit néanmoins se constituer sur scène, au milieu des disputes et des dissensions. Il faut un peu de temps pour en prendre la mesure, pour dépasser les histoires individuelles, les traits un peu trop saillants des uns et des autres. Il m’est apparu au cours de la répétition de Feydeau, mais je n’en ai vraiment ressenti la force et l’unité qu’au moment des Vagues. J’ai dit tout à l’heure qu’un des paradoxes de Vertige est que les pièces que les comédiens jouent et répètent les rapprochent de ce qu’ils sont. Il faudrait ajouter que ce qu’ils découvrent dans cette école, à force de jouer et de vivre ensemble, est le caractère collectif de ce devenir. Ils deviennent, en effet, inséparables, et le resteront même quand la vie les séparera effectivement – ce qui est d’ailleurs le sujet de la fin du spectacle.

Il est rare d’assister à la naissance d’un groupe sur scène. La plupart du temps, ils n’apparaissent comme tels que parce qu’ils sont déjà constitués. Étrangement, peu de pièces décrivent ce processus. Et celles qui mettent en scène des voix ou des personnages qui partagent un lieu et un temps – King de Michel Vinaver ou Manque de Sarah Kane, qui est presque l’anti-Vagues – décrivent plutôt leur solitude irréductible. La réussite de Vertige est précisément de parvenir à donner corps à ce groupe sans gommer ce qui les sépare et finira par les opposer. Ce que l’on voit alors, ce ne sont plus vraiment des individus ou des personnages, mais, comme le dirait Virginia Woolf, des fils, des motifs, des formes qui naissent et se brisent, le flux et le reflux des affects qui circulent entre les corps, la vie comme elle va, impossible à saisir, sauf ici.

Vertige, Théâtre des Bouffes du Nord (en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers) jusqu’au 8 avril 2023.


Bastien Gallet

Philosophe et écrivain