Littérature

Les tactiques du bon client – sur Derrière les lignes ennemies de Jean-Patrick Manchette

Critique

Vingt-huit ans après sa mort et la dizaine de livres violents et affûtés qu’il a laissés, Jean-Patrick Manchette revient avec des entretiens inédits. Ce recueil, publié par les Éditions de La Table Ronde, couvre vingt ans de la vie et de l’œuvre de l’auteur français, depuis la parution de Nada jusqu’au projet La Princesse de sang. À côté de la correspondance, publiée trois ans plus tôt, et des chroniques de Manchette, ces entretiens viennent compléter une sorte d’essai en pièces détachées sur la forme et la politique des polars.

Le spectre de Jean-Patrick Manchette hante la littérature d’art. Vingt-huit ans après sa mort et la dizaine de polars violents et affutés qu’il a laissés, le romancier revient avec des entretiens inédits. La postérité retient de Manchette qu’il fut l’un des chefs de bande du « néo-polar », mais cette mouvance demeure à peu près aussi floue que celle de la « nouvelle cuisine », un mot-valise « formé sur le modèle de mots comme néo-pain, néo-vin, néo-président ».

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Au cours des années 70 et 80, Jean-Patrick Manchette s’est prêté, dans divers organes de la presse française, au singulier exercice de l’entretien. Cet « indécrottable intello » verbalement à l’aise, s’est en effet beaucoup exprimé, et il pensait beaucoup quand il s’exprimait. Au cours de ces échanges, on l’entend notamment colporter sur plusieurs tons une « vieille chanson » : l’Art est mort. Il entonne cette triste complainte en 1985 : « Je crois en effet que l’art est mort, qu’il ne peut plus y avoir que de la répétition, des références, du pastiche. » Plus tôt, en 1982 : « Diantre ! L’Art est terminé depuis 1920. Il y a eu une réanimation artificielle du roman du XIXe dans le polar, mais c’est régressif, ça. » Enfin, et toujours en 1982 : « Il y a quand même des gens qui continuent à raconter des histoires de cœur, de décrire des paysages avec soin. On n’en a rien à foutre ! »

L’Art, donc, a vécu. Tout simplement parce que les artistes ont fini par en faire le tour : « Je ne crois pas qu’il y ait le moindre progrès formel possible dans le roman depuis le début du siècle, dans le cinéma, depuis les années quarante, depuis Citizen Kane qui a tout résumé. » L’autre raison de cette mort de l’Art tient dans le remplacement de l’œuvre par sa forme marchandise, et Manchette, auteur de polar et gauchiste rigoureux, ne l’ignore pas. Cependant, le certificat de décès de l’Art commence à dater. Il remonte aujourd’hui à plus d’un siècle, et bien peu de gens semblent avoir pris véritablement la mesure de cette nouvelle. Peut-être parce que Manchette n’est ni Roland Barthes, ni Philippe Muray : ni un structuraliste penché sur le cadavre théorique de l’auteur, ni un réactionnaire pleurant dans les ruines. Néanmoins, la mort de cette pesante abstraction semble par certains aspects le réjouir…

Les Éditions de La Table Ronde, assistées par la précision technique du chercheur Nicolas Le Flahec, publient donc une série d’entretiens inédits sous le titre Derrière les lignes ennemis, Entretiens 1973-1993. Ils poursuivent ainsi un travail d’édition des textes non fictifs de Manchette, trois ans après la publication de sa correspondance. Ce recueil d’entretiens couvre ainsi vingt ans de la vie et de l’œuvre de l’auteur français, depuis la parution de son polar Nada jusqu’au projet La Princesse du sang, interrompu par la mort de Manchette. Ce nouvel opus inédit pourrait tenir du fétichisme ou de la brocante textuelle. Ce n’est ni l’un, ni l’autre.

De l’entretien comme « forme du contenu »

On réfléchit finalement assez peu à ce qu’est, matériellement, un entretien. Cette drôle de forme, construite à deux (ou trois), filmée ou enregistrée par des machines médiatiques, relance pourtant à chaque fois ce que Manchette désigne comme : « l’éternel problème des questions fausses qui cherchent des réponses vraies. »

Le recueil Derrière les lignes ennemies nous donne l’occasion, sur trois-cents pages, d’éprouver l’entretien en tant que forme. Le livre aligne donc, dans un ordre à peu près chronologique, quelque vingt-huit échanges avec Jean-Patrick Manchette. Pour être plus précis, il rassemble vingt-sept textes publiés, et un seul entretien diffusé à la télévision. Parmi ces vingt-sept textes, certains ont fait l’objet de relectures attentives. Comme cet échange avec la revue Polar, dont un avertissement nous précise plaisamment que les termes « ont été revus et corrigés par Manchette jusqu’à ce qu’il n’en reste pas pierre sur pierre ». À ce titre, les entretiens peuvent être lus comme de véritables textes de Manchette, qui se méfiait farouchement des processus créatifs spontanés.

Dans le rôle des poseurs de questions, on identifie plusieurs espèces : beaucoup d’initiés en polar (Hervé Prudon ou François Guérif), et une future star de la littérature blanche, le jeune Emmanuel Carrère qui demande en 1985 à Manchette : « Votre attitude n’a pas varié à l’égard de la littérature d’art, comme vous dites ? » L’intéressé répond : « Non. » On rencontre aussi des journalistes chevronnés, comme Jean Lebrun dépêché par le journal La Croix pour évoquer surtout des questions politiques, ou encore l’indéboulonnable Bernard Pivot, le véritable Agent de la société spectaculaire-marchande du livre. On a rarement l’occasion de lire du Pivot, et la transposition écrite de ses propos nous révèle un des pans de son style d’interviewer : l’absence de questions. En effet, l’animateur se contente souvent de proposer à ses invités des remarques sans points d’interrogation, notamment cette notule désopilante adressée à Manchette : « Politiques, dit-on de vos romans. »

Derrière les lignes ennemies contient aussi des entretiens donnés à des cercles plus spécialisés, ceux de la BD notamment (cette autre forme pensée par et pour le marché) ou du jazz, ainsi qu’une bizarrerie décontenançante : un échange pour Pilote, axé sur les armes à feu et leur usage, qui nous apprend que Manchette a été un piètre tireur.

Manchette est-il un « bon client » ?

Le titre, Derrière les lignes ennemies, emprunté à Manchette lui-même, nous plonge dans la stratégie militaire, chère au général situationniste Guy Debord, mouvement important pour le romancier. Ce titre nous ferait miroiter une scène type : un Manchette prisonnier dans les rouages et les mâchoires de la machine éditoriale et médiatique, marchande et spectaculaire. Sauf que la lecture des entretiens démonte allègrement une opposition simpliste qui distinguerait les questionneurs du système dominant, et un « invité » révolutionnaire en lutte contre ce système. Manchette rappelle cette évidence : « ce n’est pas parce qu’un bouquin a un message de gauche qu’il est bon. »

Notons d’abord que l’un des inconvénients structurels et lourds de la forme-entretien, c’est la répétition. Trop souvent, ceux qui posent les questions posent les mêmes questions, et souvent Manchette répète. Cela fait partie de la routine promotionnelle et didactique du commerce des livres à l’ère spectaculaire-marchande. Manchette répète ainsi la litanie de ses lectures-références américaines (Hammett, Chandler, Westlake, etc.). À la question : « Avez-vous une méthode de travail ? » ou à ses variantes techniques, posée une bonne dizaine de fois dans l’ouvrage, Manchette répond, une bonne dizaine de fois, qu’il aime partir d’une « idée abstraite ». Hormis ces quelques effets de boucle, c’est dans la variation des réponses proposées que Manchette s’avère un répliqueur terrible. Il se prête par exemple avec brio à l’exercice archi-éculé du questionnaire de Proust, « Votre idée du bonheur ? Plus personne ne travaille. » Il remet le couvert quelques années plus tard, dans une version remaniée : « État présent de mon esprit ? L’ennui, provoqué par ce questionnaire. »

Peut-être est-ce une mauvaise nouvelle pour la lutte contre le spectacle, mais le Manchette des entretiens possède tous les atours ce que la langue médiatico-marchande appelle un « bon client ». Un très bon client, même. On le voit déployer des trésors de rhétorique et de drôlerie, s’agacer quand on lui parle du Série Noire d’Alain Corneau ou des polars d’Alain Demouzon, lancer des « Sapristi ! » à tout bout de champ, ou imposer le tutoiement. Manchette use, dans la forme-entretien, d’un bizarre idiome entre l’écrit et l’oral, qui rappelle parfois le style de certains des personnages de ses romans à la première personne, notamment le détective Eugène Tarpon.

« Je crois beaucoup aux petits détails »

Manchette est un grand méticuleux : « J’ai l’obsession du détail précis. Lorsqu’un de mes personnages range sa voiture je tiens absolument à indiquer la marque : 2CV ou R15. » À côté des grandes idées, le génie de l’auteur gît, littérairement, dans les petites choses. Et les entretiens contiennent ainsi plusieurs micro-révélations sur les conditions de production de ses polars. Au détour d’une page, le lecteur apprendra par exemple que Manchette s’en est voulu à mort d’avoir donné à l’un de ses personnages journalistes le prénom de Jean-Baptiste alors que ce dernier est de confession juive. Ou, dans un autre échange, il se livre à une analyse détaillée des jeux de couleurs et des deux occurrences du pronom « je » dans son roman Fatale. C’est un peu comme si Manchette assurait le « fan-service », trente ans après sa mort.

Cependant, la trame des détails et des choses est profonde. Dans un entretien magnifique, Manchette décrit le système des objets dans le polar : « Si je publie qu’un porteur de Manurhin tire un projectile de 8mm dans le foie d’un buveur de bouillon Kub vêtu de Tergal, ça évoque des choses réelles, des apparences familières. Si je dis que Pierre tue Paul, ça n’évoque rien, rien n’apparaît, ça n’existe pas. » Car, dans le règne sans partage de la marchandise, les choses sont devenues des marques et cela change tout, ou devrait tout changer dans notre perception esthétique desdites choses. On comprend alors, dans certains polars de Manchette, la fonction critique et comique de certaines descriptions d’intérieur, d’habillement, ou de supermarchés.

Dans un entretien, l’auteur avoue : « Je ne sais pas ce que c’est, l’imagination ». À l’ère de la mort de l’Art, le roman contemporain accumule des détails et finit par ressembler à ce que Manchette désignait dans une lettre à Jean Echenoz comme « un ramas de déchets ». C’est-à-dire un réemploi de certaines formes préexistantes, dans un certain ordre assemblé. Un ramas certes, mais un ramas précis, et drôle.

« On travaille dans l’encerclement. »

À côté de la correspondance et des chroniques de Manchette, ces entretiens viennent compléter une sorte d’essai en pièces détachées sur la forme et la politique des polars. Un essai qui contiendrait des catalogues d’armurerie, des cartes géographiques précises, des techniques narratives et quelques contenus idéologiques. Car Manchette ne cesse de penser, et surtout aux formes.

Parmi les énoncés que répète Manchette, une chose revient : une histoire politique de la forme polar en relation avec les contextes historiques et sociaux dans lesquels il a émergé. La contre-révolution des années 20 aux années 50 aurait ainsi permis l’émergence des œuvres critiques de Dashiell Hammett et de Raymond Chandler. « Le roman noir est une forme définitivement achevée qui a trouvé son moule dans une société mauvaise où les salauds étaient solidement installés au pouvoir. » Cette histoire rapide du roman noir peut nous inviter aujourd’hui à penser ce que pourrait être une forme néo-hammettienne, en nos temps de restauration d’une contre-révolution libérale et hirsute.

Toutefois, au cours des années 80, le polar devient moribond. « On travaille dans l’encerclement. » Comme dans sa correspondance Lettres du mauvais temps, c‘est un Manchette assiégé, encerclé, qui se dessine au fur et à mesure des entretiens. Des lignes ennemies ont été tirées un peu partout : les territoires du polar ont été un à un annexés par les contingents du spectacle ou par la bande organisée des intellectuels.

On a tendance à considérer le polar comme une littérature populaire, or Manchette formule ce salutaire rappel, il n’en est rien : le polar est une littérature industrielle, faite « immédiatement pour le marché et la consommation », au même titre qu’une cocotte-minute ou qu’un Taser. En cela, le polar a annoncé, comme une avant-garde à visage découvert, le devenir-marchandise de tout objet de culture. Conséquemment, il aurait aussi annoncé la fin d’une histoire évolutive des formes au profit de l’alignement linéaire des œuvres transformées en produits.

En 1991, Manchette dresse un amer constat d’échec : « Quand j’ai vu que je n’étais plus capable d’opérer derrière les lignes ennemies avec des romans noirs, j’ai laissé tomber. » Ce sentiment d’encerclement teinte la lecture des entretiens d’une inquiétude grandissante, et ouvre sur quelque chose de noir : « Mon pronostic est entièrement défavorable. » Le futur s’annoncerait « aussi sombre que les perspectives d’avenir d’un politicien honnête » (Dashiell Hammett).

Le piège de la répétition

À la fin d’un échange pour la revue Cinématographe, daté de 1980, la forme-entretien semble tendre vers l’anéantissement, et Manchette sortir de ses gonds : « En tant qu’écrivain de polar et de films, je n’ai rien à dire. Il y a un rapport éloigné et sophistiqué entre les rodomontades intellos que je vous fais et mes activités triviales qui servent à gagner mon pain, et mon magnétoscope. […] Je fais des bouquins pour amuser deux heures mes amis, connus ou inconnus. Je fais des scénarios pour acheter de la viande. Mais qui diable peut prétendre qu’il s’accomplit dans ce qu’il fait, ces temps-ci ? » À ce moment, Manchette dépose l’intellectuel pour dire la vérité de ce qui se joue dans l’entretien : un artisan parle de sa marchandise, et la vend. Mais dire cette vérité au spectacle, dire au spectacle qu’il n’est qu’un spectacle, ne défait pas pour autant le spectacle. Et Manchette en est conscient.

Camouflé derrière les lignes ennemies, on pourrait imaginer que Manchette parviendrait à subvertir de l’intérieur la machine spectaculaire, comme il l’a fait dans le polar. Ce n’est malheureusement pas ou plus le cas. Au cours des années 80, Manchette ne croit plus dans la possibilité d’écrire un livre dont le contenu subversif suffirait à renverser l’ordre établi. Dans un entretien de 1984, il évoque une possible « subversion du texte », mais une note plus tardive vient corriger cette aspiration et critiquer cette « calembredaine structuraliste » pour la mettre au rang d’un objet aussi absurde qu’un « pare-balles Vuitton ».

Autrement dit, l’intérêt pour la stratégie et la lutte ne doivent pas écraser le travail des contradictions. Les interrogateurs de Manchette ne manquent pas de souligner certains de ses débordements apparemment incohérents. Par exemple, dans les années 80, Manchette vend les droits de son roman Le petit bleu de la côte ouest à la star Alain Delon, qui en tire un film sans arêtes, Trois hommes à abattre. Comment l’auteur gauchiste a-t-il osé refourguer sont produit à l’acteur-empereur arrimé aux rivages de la droite ? Manchette répond calmement : « je ne suis pas tellement léniniste, je ne pense pas prêter la main à une opération d’abrutissement des masses […] Personnellement, je préférerais vendre à Fritz Lang. Malheureusement, il est mort, et ne m’a jamais rien proposé. »

Une conclusion ?

« Les uns et les autres nous continuons notre artisanat, bien que nous soyons traqués par le marché, la critique et deux mille ans de culture empilés sur nos têtes. On meurt ou on en reste idiot. On peut aussi devenir fou, c’est plus moderne. » D’un entretien à l’autre, donc, Manchette répète. Derrière les lignes ennemies trace quelques boucles répétitives, jusqu’aux confins de l’aliénation politique et psychique. Manchette clôt le livre en 1993 en disant : « Je préfère être fou comme je suis que normal comme Charles Pasqua. » À côté de ces sombres constats, on pourra noter que le mouvement de la répétition anime souvent les personnages des polars manchettiens. Le cadre violenté Georges Gerfaut exécute compulsivement des tours du périphérique, au début et à la fin du Petit Bleu de la côte ouest. Et la trajectoire du tueur Terrier dans La Position du tireur couché dessine le nœud coulant d’un pendu. Mais il n’est pas exclu que l’un de ces personnages finisse par saisir sa place dans « les rapports de production ». Et le détective Eugène Tarpon terminera peut-être par « comprendre le monde dans lequel il vit ».

Jean-Patrick Manchette, Derrière les lignes ennemies. Entretiens 1973-1993, entretiens réunis par Doug Headline, édition de Nicolas Le Flahec, La Table Ronde, mars 2023.


Romain de Becdelièvre

Critique, Producteur à France Culture, Dramaturge

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