En-quête identitaire à Kinshasa – sur Le Vrai du faux d’Armel Hostiou
Entre enquête (doublée d’un récit d’enquête) aux parfums d’énigme et d’espionnage, récit picaresque, fable fantastique et philosophique aux allures de conte initiatique contemporain : ainsi se présente le dernier film du réalisateur Armel Hostiou dans lequel il se met en scène à la recherche de celui qui a usurpé son identité sur Facebook et qui vit à Kinshasa, en République démocratique du Congo.
Tout part de sa découverte de l’existence sur la Toile d’un autre Armel Hostiou qui se présente, avec les photos du vrai, comme un réalisateur organisant des castings de films à Kinshasa. Suite à l’échec du signalement à Facebook qui refuse de clôturer le compte au motif qu’il ne serait pas fallacieux – suggérant ainsi implicitement que le faux Armel serait en réalité le vrai – Armel Hostiou (le vrai !) décide de partir à la rencontre de son mystérieux double dans la mégalopole congolaise.
La genèse même du film qui, ainsi présenté, serait naturellement rangé dans la catégorie « documentaire », est pourtant dès l’amorce de l’intrigue, auréolée de fiction, tant le scénario repose sur le pari de l’aventure à partir d’une situation absurde et aussi amusante que possiblement inquiétante.
C’est en effet une vraie aventure dans laquelle se lance Armel Hostiou, lui qui ne connaissait Kinshasa que par le prisme du regard cinématographique d’Alain Gomis (dans son splendide Félicité) et de Dieudo Hamadi. Dévoiler son atterrissage dans un univers aussi éloigné du sien et sa recherche un peu folle d’un mystérieux individu dans cette urbanité dont il ne détient pas les codes, était un pari culotté. Certes le travail de montage permet de sélectionner ce que l’on va montrer ; néanmoins le film ne masque pas ses errances, ses doutes et son ahurissement dans certaines scènes, et ce sans jamais forcer le trait. C’est un quasi clown qu’il met en scène mais de manière subtile, c’est à dire en assumant cette présence décalée sans pour autant occuper tout l’espace.
Ce regard vrai, sincère, de faux Candide sur Kinshasa est tout à fait rafraîchissant dans le panorama des textes littéraires et des films dont la capitale congolaise est le décor (voire parfois un personnage à part entière), et qui ont tendance à puiser à l’envi dans un imaginaire commun et désormais bien connu, fait de sapeurs, de rumba et ndombolo endiablés et de chants religieux, d’enfants-sorciers, d’ex-rebelles de guerre et de kuluna[1], de catcheurs, de performeurs afro-futuristes…
Échappant donc aux poncifs exotisants sur la ville, Armel Hostiou, hébergé dans une résidence d’artistes à Matonge, « Ndaku ya la Vie est belle », dont certains des responsables et fidèles des lieux occuperont un rôle de premier plan dans son enquête, n’en baigne pas moins dans le milieu artistique plébiscité par les cinéastes comme par les chercheurs, tous fascinés par l’extraordinaire inventivité des kinois.es. Le spectateur et la spectatrice ont ainsi le loisir d’admirer l’intéressant travail de Sarah Ndele et des plasticiens du centre en général dont la démarche est très proche de celle d’un Freddy Tsimba, plasticien du recyclage et de la récupération à la notoriété internationale, et qui occupe la parcelle voisine de la résidence.
De l’arroseur arrosé au découvreur découvert
Ce cadre de vie inspirant et surtout les personnes et personnalités qui font vivre cet endroit offrent une sorte de safe space au réalisateur lui permettant de dérouler son propos et de se risquer à jouer le jeu de son double qui s’avère être un maître en escroquerie.
Le film exploite à plein régime le duo du personnage du trickster roulant le naïf. Un duo incontournable du fonctionnement de Kinshasa, tel que décrit par Blaise Ndala dans J’irai danser sur la tombe de Senghor (2014, aux éditions de l’Interligne de Ottawa, réédité chez Vents d’Ailleurs, à la Roque d’Anthéron, en 2021) dans lequel le héros Modéro, quittant son Kwilu natal, subit un « baptême kinois » (p. 60) à son arrivée dans la capitale en se faisant rouler successivement par deux personnes différentes, dont son oncle. Le chapitre relatant cet épisode inaugural du roman, « Baptême en eaux troubles », dépeint sans ambiguïté, et avec un humour similaire, cette marque de fabrique kinoise qui imprègne également le film :
« On est dans la ville des sans-lois qui assument parfaitement leur étrange condition. Une ville où se sont donnés rendez-vous tous les champions du monde de la fourberie et des intrigues à te faire laminer les couilles (…) On a beau te prévenir, du tréfonds de ta campagne, rien n’y fait. Sitôt que tu franchis le seuil de cette ville-traquenard (…), tu te fais repérer d’office aussi facilement que si tu arborais une lampe frontale en pleine nuit. Commence alors le défilé des arnaqueurs qui viennent te susurrer à l’oreille la douce mélodie qui t’étourdira irrésistiblement, avant que tu ne te retrouves enfariné comme un idiot. Au corbeau naïf que tu incarnes, ces renards dont la seule loi est celle du cannibalisme urbain s’empresseront de piquer le morceau de pain convoité en moins de temps qu’il n’en faudrait pour reconnaître leur plumage dans la jungle kinoise. » (p. 25-26)
Cependant, le coup de force du film, c’est cette scène incroyable montrant l’usurpateur démasqué sous la caméra : le faux Armel Hostiou, Cromix Onana de son vrai nom, pris à son propre piège. L’arroseur arrosé constitue un rebondissement majeur du film et un moment cinématographique particulièrement jubilatoire pour le spectateur mais au-delà de la puissance narrative de ce motif, se trame ici un renversement des rôles qui peut aussi se lire d’un point de vue philosophique et épistémique.
À l’instar de l’arroseur arrosé, le découvreur n’est pas celui qu’on pense, suggère Sarah qui rappelle qu’on leur a appris à l’école que Diego Cão, explorateur portugais découvrit l’embouchure du Fleuve Congo en 1482. Comme si, explicite-t-elle, vous viviez dans votre maison et soudain quelqu’un faisait irruption chez vous en déclarant qu’il a découvert votre cuisine. C’est là un pan important de la doxa que Sarah démembre en découvrant cette présence invisibilisée dans le récit historique officiel : celle des vaincu.es, des habitant.es de ce pays dont l’antériorité du savoir sur le lieu ne leur a pourtant pas donné le statut de « découvreur ».
Déplacer le regard
Déplacer le regard, changer d’angle de vue, c’est ce le réalisateur est invité à faire dans cette scène charnière du film tournée sur les rivages du majestueux fleuve Congo au crépuscule où, tandis qu’un poisson grille sur le feu, un pêcheur aux allures de vieux sage et dont l’aura est rendue plus mystérieuse encore par le fumet qui s’échappe du barbecue sommaire, l’invite à considérer la situation sous un autre angle : agir comme si le faux était en lui, que les deux ne faisaient qu’un.
Ce moment inaugure un pivot dans l’intrigue, laquelle à la fois s’engage alors dans la direction de la fable (avec son lot assumé de fantastique) et engage (au sens fort du terme) le protagoniste dans son expérience en l’amenant à se situer différemment par rapport à son double, et surtout vis à vis de sa démarche initiale. Dès lors, après avoir rencontré son double et avoir réussi à le faire parler – quoique de manière elliptique – de son modus operandi et de ses motivations, il va jouer à son jeu. En effet, dépassant ses craintes et réticences initiales, le faux Armel voit finalement son intérêt à engager le dialogue avec le vrai et en vient assez vite à l’embarquer dans son arnaque.
Le vrai Armel interrompt à temps l’expérience (au moment où cela l’amène à franchir ses limites éthiques) mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui compte en fait, c’est que sa capacité à lâcher-prise avec son objectif initial, à rompre avec son paradigme, le conduit à la véritable rencontre avec ses interlocuteurs, c’est à dire à la possibilité de prendre pleinement en compte leur subjectivité en écoutant attentivement leurs récits personnels, et ce indépendamment de sa propre quête. C’est en se déprenant de sa manière de faire, et même d’être, qu’il va basculer dans un espace où les choses lui apparaissent progressivement, éclairant subtilement les manières d’agir des personnages, congolais.es d’aujourd’hui.
Les bribes de conversation – particulièrement ciselées (qu’on pense aux images si justes convoquées par Sarah Ndele dans ses discours et parfaitement rendues au montage) – les raps et slams, les histoires réelles et fictives des filles du casting (sans qu’on sache lesquelles sont réelles, lesquelles sont fictives), permettent d’entrevoir plusieurs éléments qui ont façonné l’histoire du Congo jusqu’à aujourd’hui et ainsi de pouvoir situer les formes de vie inventées par ses interlocuteur.ices pour y vivre, y survivre parfois (et même souvent).
Troubler la frontière
Entre autres formes de vie, est soulignée la permanence du caractère trouble dans les échanges les plus ordinaires de la vie – mais notamment dans le cas de discours faits à ceux qui « viennent de l’extérieur » (sans que cet extérieur soit nécessairement délimité ni défini) – de la frontière entre réel et fiction, mensonge et véracité, vrai et faux.
Par analogie, le film interroge aussi les frontières troubles de notre identité : jusqu’à quel point peut-on accepter de se perdre en se fondant dans l’autre, notre supposé double, à quel prix, et pour quel bénéfice ?
Avec humour et poésie, l’enquête se mue alors du pistage d’un individu à une en-quête identitaire dont les ressorts politiques sont très subtilement suggérés.
En effet, si la réflexivité du réalisateur s’exprime de manière évidente dans ce film au travers de très courtes séquences durant lesquelles le réalisateur confie, par le truchement de sa voix off, ses doutes, ses inquiétudes, ses moments d’espoir ou de découragement, c’est en fait l’intégralité du scénario donnant à voir l’évolution du réalisateur dans son propre film qui traduit une réflexion éthique et politique sur sa place comme individu dans cette histoire, avec et sans sa grande Hache : l’histoire de cette arnaque et de cette quête, et plus largement l’Histoire (néo)coloniale qui continue de modeler les rapports entre l’Europe et l’Afrique.
Outre l’abandon de son désir (légitime) de contrôler la situation et le changement subséquent de paradigme évoqué ci-haut, il n’est sans doute pas anodin que, pour la première fois de sa trajectoire de cinéaste, Armel Hostiou ait fait le choix d’apparaître à l’écran et pour ce faire, de confier une caméra à un autre preneur d’image, ici le réalisateur congolais, Élie Mbansing. Dans le générique de fin, le film est signé de Armel Hostiou, le vrai et le faux. Et c’est d’ailleurs le faux qui aura le mot de la fin puisque le film se termine sur le rap plein de panache et d’insolence de Cromix, scandé-dansé dans les rues de Matonge, accompagné par Peter Shotsha Olela, le manager de la résidence: « c’est petit-petit, gagné-gagné. Big dédicace Armel Hostiou, bon retour au pays ! (…) si je t’avais pas piraté, je sais pas si j’allais te voir ! ».
« Le vrai du faux », en assumant pleinement l’inconfort provoqué par la conscience chez le réalisateur européen de l’asymétrie des rapports Nord-Sud et en le mettant en scène par surcroît, rejoint ainsi le travail de deux réalisateurs néerlandais qui en ont fait l’objet-même de leurs films, également tournés au Congo : Renzo Martens dans son polémique Enjoy Poverty en 2008 (dans une veine plus trash filant un humour noir parfois difficilement soutenable) et, plus récemment, en 2020, Joris Postema avec Stop filming us!, plus discursif, presque éruptif à certains égards dans sa manière frontale de poser le problème.
Prendre le large par rapport aux frontières entre réel et fiction, véracité et mensonge, les troubler même, c’est, pour Armel Hostiou, se risquer de l’autre côté du miroir et ainsi faire l’expérience de la rencontre – quel qu’en soit le cadre – et donc in fine, de la relation à l’autre.
Le Vrai du faux, un film réalisé par Armel Hostiou, en salle depuis le 7 juin 2023.