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Destins croisés – sur Tour de France : au cœur du peloton

Journaliste

Le 110e Tour de France s’élance le 1er juillet de Bilbao. Les équipes de Netflix sont déjà à pied d’œuvre pour tourner la saison 2 de leur dernier terrain de jeu. Mise en ligne le 8 juin, la première, qui retrace l’édition précédente, tire fort sur la corde émotionnelle. Au menu : de la sueur, du sang et des larmes. Mais on n’est pas obligé d’y croire.

Wout est grand, beau et fort. Il est belge et veut toujours gagner. Jonas vient du froid. Il a le morphotype d’un phasme mais la puissance d’un mammouth. Primoz est slovène, comme Tadej. La Slovénie est un tout petit pays dont les emblèmes sont l’ours brun et, depuis peu, le champion cycliste.

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Tom est un enfant prodige du maniement de la bicyclette. Il roule pour l’équipe britannique qui, lors de la dernière décennie, écrasait tout sur son passage. Et aussi pour Geraint, qui court lui aussi après sa gloire passée. Thibaut est « un coureur romantique perdu dans le monde moderne », comme dit Marc, son patron aux accents de maquignon. Thibaut est authentique, nature et très aimé du public.

Pourtant, « il y a des jours où je préfèrerais être moins aimé et gagner plus de courses », confesse-t-il, lui qui rêve de s’imposer dans les Vosges, où il vit entouré d’ânes et de chèvres. Il fait équipe avec David, sorte d’Harry Potter du vélo. Fabio a failli mourir sur scène, en direct à la télévision. La liste qu’il dresse de ses blessures tient de l’inventaire à la Prévert. Mais le Néerlandais est de retour, avec des ambitions. Jasper est celui qu’on poussait dans les feuilles à l’école flamande : un gaffeur, moqué de tous, touchant de gentillesse et peut-être pas assez retord pour s’imposer dans ce milieu où règne l’hypocrisie.

Croiser les destins est une méthode vieille comme le cinéma. De Carné à Szifron en passant par Tarantino, Almodovar, Resnais ou Klapish, tous ont usé de ce mode de narration à la morphologie complexe. C’est certainement la meilleure idée des producteurs de Tour de France : au cœur du peloton, car le feuilleton de l’été recèle presque autant de trajectoires que de noms à son générique. Il y a les rouleurs, qui excellent seuls face au chronomètre ; les sprinteurs, ultra rapides dans les derniers hectomètres ; les lanceurs, chargés de les placer sur orbite ; les baroudeurs, qui ne craignent pas les longs raids en ermite ; les grimpeurs, grisés par l’altitude ; les glaneurs d’étape(s) ; les fuoriclasse, qui visent le podium à Paris ; les domestiques, qui les abritent du vent et les pourvoient en carburant. Il y a aussi ces armadas tout autour : managers, directeurs sportifs, mécaniciens, assistants, médecins, kinés, ostéopathes, nutritionnistes, chefs cuisiniers, communicants, chacun semblant y jouer sa vie. Et puis le barnum de l’organisation. Sébastien, la voix de Radio Tour. Le troupeau des médias.

Sous des allures simplistes (des paysages, une caravane publicitaire, un peloton et un Maillot jaune), le Tour de France est un jeu de stratégie au scénario alambiqué. La course a ses règles, ses codes, ses multiples classements. Le docu-série de Netflix n’évite donc pas la diégèse : il ne se contente pas de montrer les choses, il les explique. Pour le décorum, il y a la voix off d’Alexandre Pasteur, conteur de nos après-midis de juillet sur France Télévisions, et pour les bases, il y a les décryptages de Steve Chainel, consultant cyclisme chez Eurosport. La bonne pioche des producteurs : le ton est juste et le contenu pédagogique sans jamais être infantilisant, loin des commentaires truffés d’éléments de langage qui ternissent les séries Formula 1 : Drive to survive et Break Point, des mêmes James Gay-Rees et Paul Martin. Ici, béotien et initié peuvent s’y retrouver.

Les moyens colossaux déployés par Netflix en termes de tournage nous ont habitués aux plans spectaculaires. Une fois encore, la grosse artillerie a été sortie : huit pools de tournage, composés chacun d’un réalisateur-cadreur, d’un preneur de son et d’un régisseur, ont collé aux roues de huit équipes tout au long des trois semaines du Tour 2022. Pour la course, la production s’en est cependant tenue aux images de France Télévisions, insurpassable dans l’art de filmer l’événement. Le téléspectateur assidu de la Grande Boucle, nourri au meilleur grain, ne tombera donc pas de sa chaise, sauf peut-être dans la descente « à tombeau ouvert » du col du Galibier derrière Tom l’intrépide, shoot d’adrénaline de la série. Le montage, un rien répétitif, et la scénarisation, trop gourmande en flash-back, laissent au final une impression un peu confuse. Sans doute eut-il été plus judicieux de réduire le nombre d’épisodes mais telle est la loi du binge-watching.

À ce stade de la critique, il est utile d’informer le spectateur que la série est coproduite par ASO, organisateur de l’épreuve. Si l’idée est de montrer l’envers du décor, ne pas s’attendre, en conséquence, à ce que la caméra aille regarder sous le tapis. Le sujet du dopage est d’ailleurs évacué dès le premier épisode.

Jonathan, manager de la formation Education First, prend la parole : « J’ai créé cette équipe pour me racheter des erreurs que j’ai commises dans ma propre carrière. J’étais dans l’équipe US Postal Service. C’était l’équipe américaine du Tour de France. Avec l’ancien champion du monde, Lance Armstrong. C’était du sérieux. […] C’est à cette époque-là que je me dopais le plus. J’étais toujours terrifié de me faire contrôler le lendemain, je n’en dormais plus. Par contre, pour Lance, ce n’était pas la même histoire. Il ne s’en faisait pas. À cette époque, tout le monde se dopait. Ce n’est pas le fait que les coureurs se dopaient qui m’embêtait le plus, mais je ne savais plus où j’en étais par rapport à mes valeurs. La situation m’a fait perdre pied au point que j’ai dû tout arrêter. Cette équipe (ndlr, EF) avait donc pour but de promouvoir l’antidopage et de le rendre cool. Ça a vite apporté de gros changements dans le monde du cyclisme, et j’en suis très fier. » C’est vrai, il suffisait d’y penser. Remercions Jonathan d’avoir réglé le problème. Les records de vitesse ne sont, en effet, plus un sujet, tout le monde est à fond de janvier à la Toussaint mais la notion de pic de forme est probablement dépassée à l’heure de la data.

Dans le peloton, on ne voit guère plus loin que la roue devant soi, le vacarme des mécaniques et des liaisons radio est tel qu’on ne s’entend plus pédaler.

À l’écran, les vieilles canailles se présentent en vieux sages. Et en voiture, Simone ! En espérant que vous ne souffrez pas du mal des transports. Car dans le peloton comme dans les véhicules des directeurs sportifs on rejoue les Nouveaux Sauvages. D’ailleurs, le titre original de la série n’est-il pas Tour de France : Unchained ? Comme le Django de Tarantino, lui aussi déchaîné, la comédie est ravageuse et violente, dopée à la tchatche. Les acteurs en font des tonnes, incarnent, à grands renforts de regards humides, des montagnes d’émotions, ce serait jubilatoire si on n’envoyait pas les chevaux à l’abattoir.

En écrivant cet article, nous apprenons le décès du Suisse Gino Mäder, suite à une chute survenue lors de son Tour national. Il avait vingt-six ans. La mort a toujours guetté le cycliste au tournant. Pour se protéger, celui-ci a fini par porter un casque mais il lui faudrait désormais une armure pour progresser dans les rangs serrés de ce peloton de dératés devenu un véritable coupe-gorge. En son sein, on ne voit guère plus loin que la roue devant soi, le vacarme des mécaniques et des liaisons radio est tel qu’on ne s’entend plus pédaler, on prie pour qu’il n’arrive rien, la moindre erreur à très haute vitesse pouvant avoir des conséquences catastrophiques.

Malheureusement, dans ce stress permanent, il arrive toujours quelque chose, un coup de frein intempestif, un îlot mal signalé, un virage qui se referme un peu trop, alors, dans un fracas épouvantable, machines et corps valsent comme dans un jeu de chamboule-tout et il ne reste plus qu’à relever les survivants. Plus que les images de la chute c’est son bruit qui glace (une mention spéciale pour les ingénieurs du son). Sur les pavés du Nord, Primoz se luxe l’épaule et la replace à chaud sur le champ de bataille avant de réenfourcher sa monture. Car, comme le dit Marc, mi-lyrique mi-démagogique, « le peloton n’attend pas, le Tour n’attend pas » et en cyclisme, « on ne remplace pas comme au football à la moindre petite blessure ».

La « plus grande course du monde » est, par définition, celle qui fait courir les plus grands risques à ses protagonistes car si, contrairement à une idée reçue, le Tour n’est pas dans son tracé la course la plus dure au monde (les coureurs vont diront que c’est le Giro d’Italia), c’est, en revanche, de par le fait que tous les projecteurs sont braqués sur elle, celle où il est le plus difficile de performer, chacun, à son niveau, y repoussant sans cesse ses limites. C’est pourquoi, sur l’asphalte brûlant, Marc veut « des gladiateurs », des « soldats », des « guerriers », des « héros ». Il semble ébahi par le duel irréel que se livrent Jonas et Tadej sur les rampes affolantes du col du Granon.

La maigreur de Jonas fait peur à voir, elle rappelle celle d’un autre Danois, surnommé « Chicken legs », de la même lignée d’équipes néerlandaises, que l’on avait naguère sommé de quitter le Tour alors qu’il était sur le point de le remporter. Autre temps, autre karma. Le septennat américain était encore tout chaud. Jonas aura, lui, la bonne fortune de voir la vie en jaune sur les Champs-Élysées… où l’on reparle de Fabio et de Jasper. Jonas doit gros à Wout. Les frustrations de la première semaine sont effacées, l’heure est aux effusions. Encore des larmes. Ce qui fait dire à Richard, l’heureux manager des deux avions : « J’espère que ce que les gens retiendront de cette série sur notre sport, c’est que c’est un sport d’équipe ». Un organisateur de courses à qui nous demandions s’il avait pris le temps de la regarder nous répondit ceci : « Non. Leur cirque, je n’y crois plus. » Lance est passé par là. Qu’aurait raconté Netflix dans les années 2000 ?

Tour de France : au cœur du peloton, série documentaire en huit épisodes de James Gay-Rees, Yann Le Bourbouach, Paul Martin et Amelia Hann, Netflix et en version de 52 minutes, le 28 juin, à 22h40, sur France 3.


Nicolas Guillon

Journaliste