Art contemporain

Sur la grille – à propos d’« Amour Systémique »

Critique

À Bordeaux, « Amour systémique », le nouvel accrochage des collections du CAPC questionne l’esthétique minimaliste et ses résonances éthiques et politiques à travers une réflexion sur le motif de la grille dans l’art. Pour l’occasion, le commissaire Cédric Fauq a invité l’artiste Sung Tieu à réfléchir à ses côtés à ce récit de collection – comme il se nomme au CAPC.

En 1979, l’Américaine Rosalind Krauss publie « Grilles », un article devenu célèbre où elle retrace l’histoire du motif de la grille dans la modernité. Selon ses dires, cette structure formelle résume l’ambition moderniste des arts visuels : « la grille annonce, entre autres choses, la volonté de silence de l’art moderne, son hostilité envers la littérature, le récit et le discours ».

publicité

Apparue au début du XXe siècle dans la peinture cubiste d’avant-guerre, la grille est progressivement accaparée par la critique d’art américaine comme la représentation par excellence de la pureté de l’art. Par son refus du « sujet », la grille symbolise une idéologie esthétique, celle du projet moderniste ; c’est-à-dire celle d’un élitisme, d’un hermétisme et d’un désengagement de l’art. Symbole d’ordre, la grille est aussi un motif qui vit hors du musée ; faussement neutre et silencieuse, la grille est un outil primordial pour mesurer, contrôler et normaliser les territoires et les populations : la grille délimite, enferme et restreint. Elle est l’un de ses processus de simplification, de standardisation – l’une de ces fictions simplificatrices – des états modernes utilisé pour mettre en lisibilité le monde naturel et social ; telle est la thèse de James C. Scott dans L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire.

C’est donc autour de cette double question – de nature éthique et esthétique – que Cédric Fauq a décidé de réunir la cinquantaine d’artistes de l’exposition : adhésion ou subversion, comment s’emparent-ils différemment de la charge politique d’un tel motif ? Ainsi, sous les arcades de la galerie Foy, la grille se décline à foison : les toiles rayées de Daniel Buren de l’époque de B.M.P.T, le minimalisme discret d’un Wall Drawing de Sol Lewitt où, plus surprenant, une photographie de Nan Goldin Rise and Monty Kissing on the chair, NYC où l’on voit deux jeunes gens s’embrasser passionnément. La grille est ici simplement suggérée à travers l’attitude anticonformiste de ces jeunes gens et veut rompre avec la vision patriarcale de l’amour. Car de l’amour, il en est aussi question dans cette exposition qui porte le nom d’ « Amour systémique » ; « Amour systémique » parce que l’exposition questionne aussi l’amour ambigu que l’on peut porter aux systèmes oppressifs, à leur relatif confort et fait allusion au titre du livre Systems We Have Loved où Eve Meltzer réfléchit à la vie affective de l’art conceptuel ; l’un des livres également à l’origine de cette proposition curatoriale.

La grille comme idéologie impérialiste

« Amour Systémique » fait également écho à la notion de « racisme systémique » ; le fait que le racisme soit un système d’oppressions subi par des populations entières sur la planète. Fiction simplificatrice, la grille permet la rédaction de formulaires, le maillage de territoires, l’incarcération. Elle véhicule une idéologie impérialiste comme l’évoque le tableau USA (#3) de la série World Paintings du Norvégien Fredrik Vaerslev où il reproduit un drapeau américain aux couleurs délavées. Symbole de la nation américaine, le drapeau compte cinquante étoiles symbolisant les cinquante états du pays, et les couleurs – le bleu, le rouge et le blanc – sont censées représenter les valeurs de la nation américaine : pureté, bravoure et justice.

L’artiste Chohreh Feyzdjou présente, quant à elle, des caisses de munitions en bois où repose un filet de camouflage dont le motif évoque l’apparat de la guerre. Réalisée après le choc pétrolier de 1974 lorsque l’artiste était étudiante aux Beaux-Arts de Téhéran peu avant son emménagement à Paris avec sa famille en 1975, l’installation provoque un écho puissant du motif de la grille, qui devient alors complice des pires crimes de l’humanité. C’est ainsi que la géopolitique de la grille sépare les paysages et constitue des frontières, dont l’artificialité demeure pourtant. Sung Tieu – l’artiste invitée à l’occasion de ce récit de collection – propose plusieurs interventions dans l’exposition dont notamment la mise en place d’écrans lumineux où l’on peut lire des flash-info de l’armée américaine, dont l’un porte sur le syndrome de La Havane. En 2017, lors de l’accession à la présidence des États-Unis de Donald Trump, des diplomates américains installés à Cuba furent pris de nausées, de vertiges et de troubles de la vision. Cuba se retrouve alors accusé d’une attaque à l’arme sonore, ce qui n’est pourtant pas avéré à ce jour.

Après dix ans passés aux USA, la vidéaste Mona Varichon, porte désormais son attention sur les phénomènes sociaux français – comme le mouvement des Gilets jaunes de l’hiver 2018. Pour Amour Systémique, elle présente une vidéo de la série Insta Stories Archive (2020) où elle collecte des stories postées sur la plateforme au moyen d’hashtags. Ici, c’est l’hashtag « Paris » qu’elle emploie pour repérer et conserver les stories de Parisien·ne·s, de touristes et de manifestant·e·s pendant la journée de mobilisation du 23 mars 2019. S’il n’est pas directement question de la grille dans l’œuvre de Mona Varichon, il y a cette même attitude d’adhésion et de combat face à un système capitaliste oppressif.

Le musée comme institution : un entrelacs de grilles et de systèmes

Si « Amour systémique » s’intéresse aux systèmes, l’exposition n’exempte pas le musée perçu lui aussi comme un système – et en particulier la collection de musée. Ainsi, certaines œuvres de l’exposition portent sur le fonctionnement de l’institution muséale en elle-même ; c’est le cas notamment de l’intervention de Sung Tieu. L’artiste a notamment disposé plusieurs tabourets au sein de l’exposition. Il s’agit de tabourets issus de prisons dont la présence questionne le musée comme institution également normative et oppressive.

À ce titre, la critique institutionnelle des années 1990 pense le musée comme une institution – aux côtés de l’hôpital, de la prison ou de l’école – dont la mission est de transmettre et de conserver un patrimoine culturel. Le musée n’est en aucun cas un espace neutre, ce que rappellent Cédric Fauq et Sung Tieu : il participe à l’exercice d’une violence symbolique, et n’est pas épargné par des préjugés de genre, de classe et de race. Ainsi, ces pièces de mobilier que l’artiste dispose discrètement au sein de chacune de ses expositions depuis quelques années font écho à ses recherches sur le contrôle politique et social qu’imposent design d’objet et design d’espace. Le musée est également la cible de critiques dans l’œuvre de Philippe Thomas – une peinture d’un code barre noir et blanc. En 1987, l’artiste fonde une agence nommée « Les Ready-made appartiennent à tout le monde » qui a pour mission d’effacer la signature de l’artiste et de démystifier les réseaux de l’art. Qu’il s’agisse de photographies, de tableaux – comme celui présenté dans l’exposition « Amour Systémique » – aucune des œuvres de l’artiste n’est signée par lui-même, mais par le nom de la personne ou de l’institution qui en fait l’acquisition.

Ainsi, l’œuvre de Philippe Thomas ébranle l’autorité de l’auteur·ice de l’œuvre d’art, et ainsi le système de reconnaissance et de transmission sur lequel repose l’art depuis la Renaissance. En 1990, il était invité pour une rétrospective au CAPC nommée « Feux Pâles » où cette peinture de code-barres signée par le musée fut notamment présentée, donnant une identité administrative au commanditaire de l’œuvre et de l’exposition qui fut signée sous le nom de son agence. Enfin, quelques œuvres évoquent également le passé colonial de la ville de Bordeaux, et en particulier du bâtiment du CAPC, l’entrepôt Lainé, qui fut utilisé pendant des siècles comme lieu de conservation de denrées alimentaires en provenance des colonies françaises.

Sous ses allures de sculpture minimaliste, l’œuvre que présente Olu Ogunnaike s’inspire des casiers à vin dont la structure constitue une grille. L’une des faces de l’œuvre est recouverte d’un vaste miroir, reflétant à la fois les œuvres de l’exposition et la présence des visiteur·ice·s. Cette œuvre fait écho à l’histoire peu connue des propriétaires terriens bordelais, qui – à la suite de la première abolition de l’esclavage dans les colonies – se sont progressivement détournés de la traite négrière au profit de la production viticole.

L’astrologie, un système alternatif à la rationalité des sociétés modernes ?

Pourquoi sommes-nous fidèles à nos calendriers, seulement dépositaire d’une conception du temps qui pourrait cependant être tout autre ? Pourquoi privilégier le système métrique européen au système anglo-saxon ? Pourquoi l’astrologie n’est-elle pas considérée comme une science à l’instar des mathématiques ? L’astrologie est-elle un système alternatif, capable d’être dépositaire de savoirs non-rationnels ? À ce titre, Sung Tieu est également intervenue dans l’exposition en disposant de minuscules horloges à l’entrée et à la sortie de la galerie. Ces horloges issues d’une société produisant des objets « sécurisés » pour les prisons, les administrations et les hôpitaux sont réglées sur des fuseaux différents – celui de La Havane à Cuba et celui de Hanoï au Vietnam.

Ainsi, leur présence évoque à la fois le fameux syndrome de La Havane et la relativité de nos calendriers, de nos montres et de nos horloges. Sung Tieu questionne cependant également l’archéologie idéologique de l’astrologie. Ainsi, elle reproduit, sur des petites structures cadenassées évoquant une société de contrôle, les thèmes astraux d’ami·e·s et d’artistes, ainsi disposés sur les murs de l’exposition. Sur un bas-relief en métal ressemblant à une porte de coffre-fort, elle reproduit également le thème astral de sa mère lorsque cette dernière a traversé la frontière entre la République Tchèque et l’Allemagne quand elle n’avait que cinq ans. Cet intérêt pour l’astrologie de la part de Sung Tieu est né de la lecture d’un texte de Theodor Adorno, Des étoiles à la Terre – La rubrique astrologique du Los Angeles Times, étude sur une superstition secondaire. Après son exil aux États-Unis dans les années 1930, le philosophe réfléchit aux « superstitions secondaires » qui s’épanouissent dans les sociétés modernes. Selon lui, la croyance aveugle en l’astrologie permet de concevoir le système social comme le produit du « destin », ce qui rend toute contestation vaine.

Explorant l’héritage actuel du motif de la grille, « Amour Systémique » rappelle – grâce aux nombreuses références qu’elle soulève – qu’il n’est jamais seulement question d’implications esthétiques en matière d’art. Si le motif de la grille – antinaturel et synonyme d’ordre et de maitrise – connut une si grande fortune au XXe siècle, c’est qu’il correspondait également au projet politique de la modernité. En explorant cet héritage, l’exposition réaffirme l’idée que projet esthétique et politique sont intimement liés. Mais l’exposition va également plus loin, en s’intéressant aux relations affectives envers tous ces systèmes qui conditionnent la lisibilité de notre monde en commun. « Amour Systémique » déjoue l’exercice parfois ennuyeux du renouvellement de l’accrochage d’une collection permanente parce que l’exposition ose livrer une réflexion critique sur le musée et sur les enjeux d’une collection.

À l’heure où l’on ne cesse de prôner, à juste titre, davantage de diversité au sein des collections françaises, notamment grâce à la diversification de la politique d’achat, s’interroger sur les fondements conceptuels de la collection muséale semble indispensable – ce à quoi s’emploie « Amour Systémique ».

« Amour Systémique » au CAPC de Bordeaux, jusqu’au 5 janvier 2025.


Mathilde Cassan

Critique

L’équipée Prigogine

Par

Dans un live en direct tenu ce mardi 27 juin, Vladimir Poutine a remercié les combattants de Wagner « restés fidèles et loyaux » suite à la mutinerie avortée du groupe paramilitaire dirigé par Evgueni Prigogine.... lire plus