Et si le vers prenait la pose ? – sur s&lfies d’Anne Portugal
Stéphane Mallarmé aimait envoyer à ses amis les plus proches tels que Verlaine, Monet ou Degas des « vers de circonstances », des poèmes brefs, légers, souvent prosaïques, qu’il appelait ses « rien précieux ». Si les plus connus furent peut-être « les éventails », Mallarmé, dans « Les loisirs de la poste » composa des quatrains de forme rectangle en adéquation avec le support matériel de l’enveloppe. Depuis quelques années, Anne Portugal a pris l’habitude de produire des « poèmes-selfies », des poèmes de circonstance encadrés (comme des images) lorsqu’elle est invitée à contribuer à des volumes, mélanges ou à des commandes.
Portugal est tout à fait consciente que le selfie est une pratique décriée, facile, sinon un simulacre qui contribue au déploiement de notre « iconomie » (Szendy) et, à plusieurs reprises, dans s&lfies, elle se moque volontiers de l’exercice. Mais plutôt que de s’opposer frontalement à cette tendance, Portugal s’empare du dispositif pour mieux le retourner ou le faire jouer contre lui-même et en faire un véritable test de poésie. En maintenant une tension dialectique – « cheek to cheek » – qui fait jouer abstraction/figuration, cadre/hors-cadre, micro/macro, présence/absence, figement/mouvement, ce livre révèle quelque chose d’essentiel de notre rapport à autrui, de notre rapport à la proximité et à la distance, du « vivre ensemble » mais, il montre surtout qu’à l’inverse des « selfies » qu’on produit de manière compulsive et automatique, la poésie ne se fait pas en un clic’.
Huitième ouvrage publié chez P.O.L (dont un en collaboration avec Suzanne Doppelt), s&lfies, comme les autres livres de Portugal, se présente comme un véritable « objet littéraire non identifié » qui met en crise non seulement nos critères d’identification, de reconnaissance du littéraire mais aussi nos capacités d’interprétation. Si dans ses livres précédents on passait de la table d’orientation (Le plus simple appareil, 1992) à l’univers virtuel des jeux vidéo (Définitif bob, 2002) ou au terrain de jeu (comme dans Et comment nous voilà moins épais, 2017), ce dernier aborde le phénomène récent de la « photophonie ».
Ce livre se présente comme un album photo (sans véritables images) de 54 selfies « textuels » (on devrait peut-être plutôt parler « d’iconotextes » ou « iconopoèmes ») et suit une disposition en dyptique (rappelant le dispositif déjà exploré dans formule flirt, 2010). Deux pages face à face s’affrontent (sans oublier le pli du milieu) : sur celle de droite on trouve lesdits « selfies » encadrés ; sur celle de gauche, des dizains (hors cadre) en italique qui fonctionnent comme des commentaires (sorte de voix réflexive) évoquant les circonstances du selfie (« les divisions/d’intensité quelconque/tendance bon marché/gros projecteur pour éclairer/l’identification facile », 16).
Parler des « circonstances » des selfies ou faire de ces derniers un dispositif pour générer des « poèmes de circonstance », c’est aussi aborder les circonstances de la poésie. Comme souvent dans la poésie dite « expérimentale », le poème intègre l’instrument à la description si bien que le livre fonctionne comme un kit à actualiser ou à activer par une série d’opérations, véritable « mécanique lyrique ». Deux sections intitulées « préparation du selfie » ou « mon selfie » rendent bien compte de ce phénomène fonctionnant ainsi comme une déclaration d’intention :
La pratique de l’autoportrait (si on accepte cette équivalence) constitue un lieu commun de l’histoire de la peinture, mais apparait comme un angle mort en poésie. Il faut dire qu’un certain courant « iconoclaste » de la poésie française, à la suite des dissidents Surréalistes, a exprimé une certaine méfiance envers « l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image » (Aragon) et que cette critique a été, par la suite, amplifiée dans le contexte du retour du lyrisme et de l’imagerie poétique dans les années 1990. Le fait est que, malgré quelques rares exceptions – le poème calligrammatique d’Apollinaire de 1915 intitulé « Reconnais-toi » ou les « antéfixes » de Denis Roche datant de 1978 – l’autoportrait demeure un sujet et un objet peu exploré en poésie. Portugal, comme les autres poètes de sa génération, se tourne alors vers les poétes américains, et ici le poème programmatique de John Ashbery Autoportrait dans un miroir convexe de 1975 (traduit notamment par Pierre Alferi dans la revue Détail ; Portugal dédie toute une série à ce poète, voir p. 28-31 ; 94-97) apparait comme une référence centrale de s&lfies.
Prendre un selfie pour Portugal « ce n’est pas personnel » et ce n’est ni une célébration de soi (voir le « selfie de Narcisse ») ni un marqueur de distinction sociale. La poésie doit se tenir aussi loin que possible de l’auto-marketing, « des affaires culturelles » disait Michel Deguy. En s’appropriant de manière ad hoc le dispositif du « selfie », Portugal montre comment la poésie peut explorer différents environnements d’action et échelles – on passe à toute vitesse d’un décor ou d’un monde à l’autre, Marseille, chutes du Niagara, jardin anglais, lac, étang, plage, etc. – mais surtout comment il permet de se dissoudre dans l’autre.
Dans ses livres précédents, Portugal avait déjà proposé diverses manières de se dissoudre dans l’air (voyez en l’air) ou dans Et comment nous voilà moins épais, de s’allonger dans le lit des autres… Cette pratique de désintégration de la subjectivité, on le sait, est une topique de la poésie, du moins depuis Baudelaire, qui définit la subjectivité comme une donnée discontinue prise dans une vaporisation du moi (c’est en ce sens qu’il faut comprendre l’esperluette du titre). En posant avec pierre, rosmarie, lili, pascalle, etc. (les afficionados de poésie contemporaine n’auront pas de mal à reconnaitre, comme dans Argent de Christophe Hanna, qui se cachent derrière ces patronymes), Portugal réinvente du même coup l’adresse lyrique. À l’inverse du pronom, comme l’avait remarqué Emmanuel Hocquard, le prénom introduit une certaine couleur « une intonation spécifique et familière ».
Mais on aurait tort de penser que ces poèmes sont seulement destinés aux happy few, et d’ailleurs nombreux sont les poèmes à explorer des thèmes génériques (« épithalame », « sur un promenoir », « champ de courses », « les trois sœurs », « dans un jardin ouvrier », etc.). Pour sortir du biographisme, Portugal montre qu’ils capturent des « formes de vie », c’est-à-dire non seulement des contextes ou des lieux, mais tout ce qui arrive : sensations, tremblements, arrière-plan, tremblé, fou rire, bousculades, choses vues ou dites, gestes le tout dans un phrasé « ondulé » qui articule la « rencontre d’objets flottants » (21).
Lire Portugal implique un coût cognitif : son écriture est travaillée par la dissonance cognitive.
Rien de plus simple qu’un selfie donc ? Si prendre une photo est un acte low cost, remédier le selfie en poème nécessite plus que de pointer l’objectif sur un visage. La poésie de Portugal est souvent, à tort, jugée « difficile » en raison de son apparente abstraction, de sa complexité syntaxique, et de son flirt avec le nonsense (qui n’est pas l’absence de sens mais au contraire la combination de sens et sensations plurielles qu’on ne peut stabiliser). Lire Portugal implique un coût cognitif : son écriture est travaillée par la dissonance cognitive, des associations brusques, la palinodie, le flash, la torsion du vers ou encore les accidents syntaxiques. Cet art de la « fantaxe » (mot-valise qui combine « fantaisie », « fantasque » et « syntaxe ») fait de la poésie un art de la (dés)orientation et un espace d’expérimentation.
Alors que la photographie tend à figer l’instant dans un « ça a été » (Barthes), les poèmes de Portugal tentent de faire l’inverse : à la prise photographique surgit la surprise (sensible), il s’agit de rendre compte des bougés, des ratés, des bousculades ou dérapages qu’initient toute prise de selfie (« quelqu’un d’autre en train de se faire […] passe devant », 20) ou bien « ces gens-là sont trop près » 21). Portugal est l’une des rares poètes, en France, à encore travailler le vers et à montrer qu’il est non seulement tout à fait possible de le renouveler, mais surtout qu’il est une technologie d’écriture.
Dans s&flies, le vers prend constamment la pose, mais, attention, jamais de manière inerte : le voici tendre vers la droite, faire un pas en arrière, se courber, ou se projeter en avant. Si dans certains poèmes le vers fonctionne comme un calligramme (voir, par exemple, mon « selfie avec lili » en deux colonnes où les deux corps apparaissent textuellement), il permet surtout à Portugal de maintenir la tension dialectique – de faire tenir simultanément des éléments, sinon des plans qui semblent a priori incompatibles – sans jamais parvenir à une résolution ou à une synthèse. Tout tient en même temps. Abstraction et figuration (deux données qui semblaient incompatibles pour le modernisme), mais aussi présence/ absence, micro /macro, présence /absence, mouvement/figement voire affects contradictoires (rire et angoisse, le léger et le grave, ou encore « tombe ou bonbon » pour reprendre la citation liminaire de Mallarmé) semble coexister au sein d’un même phrasé.
Certes, ne pas conclure pourrait être une définition de la poésie puisque l’identité du vers repose constamment sur une dialectique de la négation et de la transgression. Ici, Portugal montre très bien il n’y a pas de « dernier vers » : la lecture s’opère en tous sens. On peut lire les poèmes de gauche à droite, de haut en bas ou en « escalier » formant tels les collimateurs photographiques une lecture en « croix » tout en maintenant l’agencement grammatical. La poésie est une affaire de réglage :
Cette logique héraclitéenne illustre très bien comment la poésie est travaillée par l’élan vital et constitue une pratique qui refuse toute cristallisation du sens (la lecture est toujours différentielle et ouverte aux virtualités activées par un lecteur.ice). À l’époque du triomphe des appareils, des médialectes, et des programmes (pro-gramma, écrit à l’avance), ce livre nous rappelle que la langue n’est pas une donnée figée et que lire de la poésie est une hygiène qui nécessite une disposition sinon une attention réflexive : un travail d’identification d’unités de sens divergents, une expérience du choc, de la contradiction, un art de la nuance et de la déliaison.
En traitant le poème comme un selfie, et s’emparant de son dispositif, Portugal nous montre qu’il est possible de concevoir encore un acte gratuit dans une ère où tous les aspects de l’expérience humaine (ou presque) semblent faire l’objet d’une marchandisation ou être pris dans les mailles de la « société du spectacle ». Comme le murmure Portugal vers la fin du livre, le poème « peut consentir à l’occasion » car la poésie, comme l’avait déjà remarqué Georges Bataille, est une « dépense improductive ».
Mais à l’ère du néolibéralisme et du repli sur soi, trouver des occasions se fait rare. Faire don d’un poème, c’est non seulement dire qu’on peut faire encore quelque chose « avec » un poème, mais c’est aussi faire de la poésie le nœud d’un affect de la multitude. Cette politique (qui n’a rien à voir avec le « tout politisable », ou les approches dites « militantes » ou « impliquées ») fait du commun et de l’amitié un enjeu éthique, politique et poétique. Après tout, comme Jacques Derrida l’avait très bien observé, « l’amitié c’est (peut-être) la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté ».
Anne Portugal, s&lfies, éditions P.O.L, mai 2023, 128 pages.