Poésie

Et si le vers prenait la pose ? – sur s&lfies d’Anne Portugal

Enseignant-chercheur en poésie contemporaine

s&lfies se présente comme un album photo de poèmes de circonstance encadrés comme des images… mais sans véritables images. Anne Portugal est l’une des rares poètes, en France, à encore travailler le vers, et elle manifeste par ces 54 selfies textuels qu’il est tout à fait possible de renouveler ce vers, mais surtout qu’il est une technologie d’écriture.

Stéphane Mallarmé aimait envoyer à ses amis les plus proches tels que Verlaine, Monet ou Degas des « vers de circonstances », des poèmes brefs, légers, souvent prosaïques, qu’il appelait ses « rien précieux ». Si les plus connus furent peut-être « les éventails », Mallarmé, dans « Les loisirs de la poste » composa des quatrains de forme rectangle en adéquation avec le support matériel de l’enveloppe. Depuis quelques années, Anne Portugal a pris l’habitude de produire des « poèmes-selfies », des poèmes de circonstance encadrés (comme des images) lorsqu’elle est invitée à contribuer à des volumes, mélanges ou à des commandes.

publicité

Portugal est tout à fait consciente que le selfie est une pratique décriée, facile, sinon un simulacre qui contribue au déploiement de notre « iconomie » (Szendy) et, à plusieurs reprises, dans s&lfies, elle se moque volontiers de l’exercice. Mais plutôt que de s’opposer frontalement à cette tendance, Portugal s’empare du dispositif pour mieux le retourner ou le faire jouer contre lui-même et en faire un véritable test de poésie. En maintenant une tension dialectique – « cheek to cheek » – qui fait jouer abstraction/figuration, cadre/hors-cadre, micro/macro, présence/absence, figement/mouvement, ce livre révèle quelque chose d’essentiel de notre rapport à autrui, de notre rapport à la proximité et à la distance, du « vivre ensemble » mais, il montre surtout qu’à l’inverse des « selfies » qu’on produit de manière compulsive et automatique, la poésie ne se fait pas en un clic’.

Huitième ouvrage publié chez P.O.L (dont un en collaboration avec Suzanne Doppelt), s&lfies, comme les autres livres de Portugal, se présente comme un véritable « objet littéraire non identifié » qui met en crise non seulement nos critères d’identification, de reconnaissance du littéraire mais aussi nos capacités d’interprétation. Si dans ses livres précédents on passait de la table d’orientation (Le plus simple appareil, 1992) à l’univers virtuel des jeux vidéo (D


Jeff Barda

Enseignant-chercheur en poésie contemporaine, Lecturer en études culturelles françaises à l'Université de Manchester

Rayonnages

Livres