Cinéma

Le jardinier mis à nu par ses prétendantes – sur Master Gardener de Paul Schrader

Critique

Avec Master Gardener, Paul Schrader signe ce qu’il désigne comme la fin d’une trilogie thématique dans laquelle il se mesure frontalement à ses maîtres. Le film avance en tenant ensemble, de façon assez mystérieuse, une forme de passéisme et une profonde modernité. En opposant ses figures antagonistes, Schrader fait surgir des flashes de chaos violent dans l’apparence cossue d’une Amérique qui refoule son histoire de domination.

À 26 ans à peine, en 1972, le jeune critique Paul Schrader publiait son premier et unique essai, chant d’amour à un cinéma spiritualiste épuré bien éloigné des canons du story-telling qui lui avaient été enseignés à UCLA. Le style transcendantal au cinéma : Ozu, Bresson, Dreyer a paru en décembre dernier pour la première fois en traduction française.

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Avant le travail des éditions Circé, il fallait le découvrir en VO pour évaluer l’écart entre l’amour du réalisateur pour ses grands maîtres et son cinéma mené à tombeau ouvert. Le jeune homme y développait un point de vue très américain sur des cinéastes intellectuels et leur art à toucher par leurs images quelque chose de l’ordre de l’invisible et de l’indicible.

Si la Nouvelle Vague a fait de l’exercice critique un vestiaire d’échauffement pour une pensée de la mise en scène, il est en revanche rarissime, dans l’écosystème hollywoodien, de passer de l’un à l’autre. Enfant de ce Nouvel Hollywood dont Paul Schrader a été le scénariste emblématique, Quentin Tarantino fait lui le chemin inverse : de la réalisation à l’écriture critique avec son essai Cinema Speculations, il dessine des chemins de traverse, alternative à l’histoire plus majoritaire écrite par « l’industrie ».

Héros métaphysique

Schrader a toujours estimé que le modèle d’un cinéma de la soustraction qu’il chérissait, s’appuyant sur le geste plutôt que sur l’action, sur le cadre et l’esthétique plutôt que sur le story-telling, était impossible dans le giron d’un cinéma hollywoodien porté par une vision commerciale des films. En plein retour de reconnaissance après la disgrâce de Dog Eat Dog, Schrader signe avec Master Gardener ce qu’il désigne comme la fin d’une trilogie thématique dans laquelle il se mesure frontalement à ses maîtres.

Son premier volet, First Reformed était une reprise contemporaine du Journal d’un curé de campagne de Bresson dont le prêtre joué par Ethan Hawke serait un proche cousin du Travis Bickle de Taxi Driver hanté par l’Apocalypse dont le dérèglement climatique lui apparaît comme un signe avant-coureur. La religion a toujours été un thème fort dans la filmographie de Schrader, élevé par une famille rigoriste de l’Église réformée qui lui interdisait d’aller au cinéma. Le choc de sa première projection, clandestine, à dix-huit ans et la découverte de la contre culture américaine ont fait du combat entre le Vice et la Vertu le motif fondateur de son œuvre

Comme le prêtre de First Reformed, Narvel le jardinier, incarne une figure métaphysique d’homme solitaire, middle age, récurrente dans la filmographie du cinéaste. Par un travail assidu et répétitif, ce disciple de Sisyphe tente d’expier ses péchés passés, écartelé entre l’attrait pour le mal et le désir sincère de faire peau neuve et de se réincarner en homme bon. En cultivant son jardin, dans la double acception empruntée à la morale du Candide de Voltaire, il espère se laver des fautes d’un passé fait de déchaînement de haine et de violence. L’australien Joel Edgerton donne à cette figure existentielle tout le dépouillement de son underacting. Sa physicalité brute, que le cinéaste a choisie parce qu’elle lui évoquait une présence des années 50 à la Robert Mitchum, est comme un bloc de granit qui réduit ses gestes et expressions au strict minimum.

Dans The Card Counter, volet intermédiaire de cette trilogie de la rédemption, Oscar Isaac jouait un ex-geôlier d’une prison de guerre évoquant Abou Ghraib. Reconverti en champion de poker à la vie monacale et clandestine, son chemin de croix rencontrait le salut par la découverte d’un amour pur et prude. Schrader faisait de son sujet (l’affrontement des parties de cartes et leurs enjeux financiers) une grille de lecture de son récit : les êtres de fiction s’incarnaient comme les têtes d’un jeu de poker : roi, reine, valet y formaient un trio dont le rapport de force se rejouait à chaque scène, à la découverte de la main et des intentions des adversaires dans des coups de théâtre décisifs. La tension des affrontements dans des lobbies baroques d’hôtels de luxe faisait de chaque partie la quintessence du rêve américain : le hasard d’une main, d’une association peut vous faire ou vous défaire financièrement.

Le jardinage sert dans Master Gardener de métaphore à la mise en scène et permet au protagoniste d’œuvrer pour son créateur. Mais la surcharge visuelle et émotionnelle de The Card Counter laisse place à une épure tout bressonienne. En prenant soin des jardins, en ordonnançant les couleurs, la géométrie des massifs, Narvel conçoit l’esthétique minimaliste du film chère au cinéaste. Comme tous les héros de Schrader, Narvel s’assoit chaque soir à son bureau pour consigner ses pensées, rempart indispensable à la folie autant que clin d’œil récurrent au cinéma de Bresson qui semble faire office de porte-bonheur autant que de signature. Il livre dans ces pensées intimes ce qui pourrait tout autant se lire comme la profession de foi du réalisateur : « Un jardin bien entretenu est un plaisir pour les yeux. Le jardinage est la manipulation du monde naturel dont il aménage subtilement le désordre ».

La référence à l’horticulture vient aussi caractériser les personnages et leur environnement. La définition d’un jardin à la française évoque la rigueur du jardin où travaille Narvel ; celle du jardin à l’anglaise, donnant l’illusion de la liberté, au second personnage féminin et à la fugue du milieu du film. Le plaisir visuel de la symétrie du jardin et de la résidence cossue de sa propriétaire, Norma Haverhill offrent un temps au spectateur le repos d’un monde bien ordonnancé. Schrader, en technicien virtuose du scénario, reproduit cette symétrie à l’échelle de la structure générale du film : après une échappée sauvage du côté des hautes herbes sauvages, le récit revient dans le monde d’apparat du jardin botanique dont il rejoue les plans à l’identique et en miroir.

Éloge du vide et de la lenteur

Schrader nous a habitués aux récits de l’ascèse. Dans ce film de vieillesse réalisé en 20 jours pour un budget modeste, synonyme de contraintes autant que de libertés d’action, il réduit au minimum les effets de récit et de mise en scène. Comme dans un haïku, chaque plan exprime beaucoup en déployant le moins d’artifice possible. La pesanteur tranquille de Narvel, sa diction, son économie de gestes imprègnent le film de cette lenteur économe. Lorsqu’il tombe amoureux de sa jeune apprentie Maya, c’est, au sens strict, son corps qui vacille, par deux fois, dans la serre puis dans sa chambre. Auparavant, les deux futurs amants se promènent dans les allées du jardin, jonchées de pétales d’un camaïeu de rose qui injecte à lui seul un romantisme naïf à un récit qui semblait suivre une toute autre voie.

Comme un gros ours pataud, Narvel est bouleversé par son amour naissant pour Maya, incapable d’y résister autant que de le provoquer. La lenteur culmine lors de la scène d’amour : Maya rejoint Narvel dans sa chambre et enlève un à un ses propres vêtements, non sans avoir demandé au préalable son consentement au principal intéressé. Le strip-tease se défait de tous les clichés de lascivité, souffle court et sueur propres au motif. Au-delà de l’exercice de style qui consiste à jouer une scène de désir à l’inverse extrême de ses présupposés, Schrader s’amuse aussi, avec une malice de garnement, du poncif de la romance entre un quinquagénaire usé et une nymphette sous sa responsabilité. Le cinéaste joue avec le curseur de ce qu’il peut montrer dans une Amérique après le mouvement #MeToo, avec autant de mauvaise foi provocatrice que de subtilité.

Suprématie blanche et allées colorées

« Je suis juste un jardinier qui autrefois a été quelqu’un d’autre », dit simplement Narvel à Maya, métisse, lorsqu’elle l’interroge sur les tatouages néo-nazis qui recouvrent son torse. Cet ancien milicien d’une meute sauvage qui se faisait justice en exécutant des noirs a jadis dénoncé ses camarades d’exaction. C’est ainsi que, bénéficiant d’un programme de protection des témoins, il a échoué comme chef jardinier de Norma, héritière de cette riche et somptueuse propriété autant que de l’idéologie suprématiste blanche transmise par son père. Dans une ultime scène de confrontation, le Luger paternel, pistolet fabriqué par l’Allemagne du Reich, se révélera hors d’usage. Sigourney Weaver, maîtresse clandestine de Narvel, s’oppose point par point à la figure filiale de Maya. La bordure incestueuse de la relation amoureuse entre le maître jardinier et son employée se renforce par le lien familial qui unit Maya et Norma. « Voici le retour de l’infâme traître », lâchera l’héroïne bafouée, donnant à son rôle tout la théâtralité qui lui convient. Son prénom est tiré de l’opéra de Bellini dont le récit adapte la ligne claire d’un homme pris entre deux femmes d’âges différents.

Elle compare Narvel au Humbert Humbert de Nabokov, mais raconte comment lorsqu’elle fut choisie pour interpréter un rôle de jeune première dans un feuilleton télévisé, son père convia chez lui tous ses amis à la regarder dans le poste, dans une époque où montrer le spectacle de la féminité naissante de sa fille était respectable. C’est Glenn Close, amie de la femme de Schrader, qui est à l’origine de ce personnage de marâtre sexy. Elle a demandé au cinéaste de lui écrire un rôle à sa mesure … qu’elle a finalement refusé. Il en résulte un personnage de femme mûre, réécriture de la beauté souveraine de la Reine de Blanche Neige.

Derrière leur rivalité sexuelle, les deux femmes incarnent aussi deux faces de l’Amérique qui trouvent leur métaphore dans la distinction qu’établit en voix off Narvel entre les jardins de l’époque pré et post-coloniale. Jadis, le jardin était cultivé pour être une épicerie et une pharmacie. Ce n’est que bien plus tard que les jardins médicinaux ont fait place à des espaces ornementaux, « vitrine publique de la richesse de la bonne société. » C’est la grande alchimie que réussit Paul Schrader dans Master Gardener : présenter un monde binaire, élémentaire, où Narvel et Norma vêtus de noir et de blanc, déambulent dans l’ordre apparent des jardins parfaitement ordonnés puis y faire entrer le monde entier par l’irruption de Maya, Cendrillon des quartiers pauvres gangrenés par la drogue qui arrive dans la propriété en voiture de luxe conduite par un chauffeur.

Le film avance en tenant ensemble, de façon assez mystérieuse, une forme de passéisme et une profonde modernité. En opposant ses figures antagonistes, Schrader fait surgir des flashes de chaos violent dans l’apparence cossue d’une Amérique qui refoule son histoire de domination. L’attaque du jardin par le dealer de Maya éblouit par sa façon de suggérer par trois plans de tronçonneuse toute la brutalité que signifie détruire la beauté du travail patient et érudit. Lors de son échappée avec Maya, Narvel lui fait visiter un jardin botanique et lui raconte que sur tout le territoire américain, on doit ces lieux mêlant des espèces du monde entier au botaniste William Bertram, qui collecta, répertoria des milliers d’espèces qu’il envoya, dans un élan de partage, à tous les jardiniers du continent pour que fleurissent partout aux États-Unis des espèces diverses de toutes origines qui se mêlent et cohabitent. C’est toutes ces graines, bonnes, mauvaises et réformées, que filme Schrader dans les allées de la propriété des Haverhill. Le maître jardinier n’écrit-il pas dans son journal : « Jardiner, c’est croire en l’avenir » ?

Master Gardener, un film réalisé par Paul Schrader, en salle à partir du 5 juillet 2023.


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