Cinéma

L’attente – sur Welfare de Frederick Wiseman

Critique

Si le théâtre peut se faire le lieu d’une enquête documentaire, il est plus rare, voire inédit, qu’un documentaire cinématographique devienne le matériau d’une pièce. À l’invitation de Frederick Wiseman, Julie Deliquet a adapté Welfare (1975). Présenté en ouverture du festival d’Avignon, le spectacle sera à l’affiche du Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis à la rentrée. Quant au film, il était demeuré inédit sur les écrans français. La lacune est désormais comblée.

Cheveux noirs et courts, fins sourcils, joues rondes encore arrondies par un sourire pincé. Un visage apparaît, qui pourrait être celui d’une héroïne de John Cassavetes. Puis un autre : homme blanc, yeux agrandis par des lunettes, grisonnant. Et un autre : femme noire, épaisses boucles luisantes s’échappant d’une casquette. Et un autre. Un flash les éblouit brièvement, avant qu’il ne cède la place.

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Welfare débute ainsi, par une série de portraits. Placée à proximité de l’imposant Polaroïd que manipule une employée du Centre d’aide sociale de Waverly (New York), la caméra redouble alors moins la procédure administrative qu’elle n’en expose le déroulé machinal. Les formules se répètent, les individus défilent. À la différence également de la photographie, le film ne fabrique pas un document d’identification censément neutre, mais capte ce qui traverse les visages – la concentration, l’agacement, la lassitude, parfois une légère absence à soi.

Comme auparavant dans un asile psychiatrique (Titicut Follies, 1967), un lycée (High School,1968), un centre d’entraînement militaire (Basic Training, 1970) ou un tribunal pour mineurs (Juvenile Court, 1973), Frederick Wiseman et son chef-opérateur se situent avec Welfare dans un lieu qui, par métonymie, devient la figure d’une institution. La méthode est invariable : une fois obtenue l’autorisation d’enregistrer librement, et après une très brève période de repérages, un tournage de six à huit semaines débute, durant lequel Wiseman s’occupe du son et par là même oriente les prises de vues, en l’occurrence assurées par William Brayne. Pour fatigué qu’il soit, le terme « immersion » est certainement celui qui convient le mieux à une approche se refusant aux étayages discursifs, commentaires ou entretiens, et réduisant au minimum l’exposition (ici, une file d’usagers piétinant dans un petit matin froid filmée depuis le trottoir face à l’agence). Au terme d’un montage qui dure entre six et douze mois, chaque microcosme révèle la nature des relations et des positions qu’il produit.

L’actuel dans les films de Wiseman, et a fortiori dans Welfare, pourrait être ce qui résiste à l’écume des circonstances.

Si rien ne ressemble plus à un film de Wiseman qu’un autre film de Wiseman, il ne faudrait pas s’abandonner à un regard indifférencié – parce que le surplomb est étranger à cette œuvre, et parce que le cinéaste n’aura finalement jamais cessé de varier les échelles (établissement, quartier, ville,…), de diversifier ses intérêts (musée, salle de boxe, cabaret,…) et de découvrir de nouvelles zones de résonance du présent (par exemple Monrovia, Indiana pour la période Trump). Tourné fin 1973, début 1974, Welfare sonde le projet de « Grande Société » promu par Lyndon B. Johnson au moment où celui-ci commence à subir la contre-offensive néo-libérale. Dans la presse, l’expression de « Welfare queen » se met à circuler, avant d’être utilisée par Ronald Reagan durant la campagne présidentielle de 1976. Emblème d’une politique redistributive, ces programme d’aides sociales à destination des plus précaires sont dénoncés par les Républicains comme une manne pour incapables et profiteurs – non sans connotation raciste.

On le comprend, la trajectoire de Wiseman répond à davantage qu’un souci d’exhaustivité. Le cinéaste ne passe pas d’institution en institution mu par le devoir ou la curiosité. De manière plus ou moins transparente, chaque film s’établit à un endroit critique de l’espace social. Cet interventionnisme discret ne débouche sur aucune assertion, mais participe à la constitution d’un public en ceci que l’enquête contribue à formaliser des problèmes communs – pour reprendre la terminologie du philosophe John Dewey. Le conflit autour de la redistribution des richesses étant toujours ouvert, et peut-être plus saillant que jamais, le film conserve de ce point de vue son actualité – d’ailleurs aisément transposable en France. Mais est-ce seulement par son sujet que le film tient ? Il faudrait alors évacuer le détail des droits et procédures, pourtant objets de longs échanges, pour n’en retenir que les principes.

La possibilité d’une adaptation pour les planches suggère une autre réponse. L’actuel dans les films de Wiseman, et a fortiori dans Welfare, pourrait être ce qui résiste à l’écume des circonstances. Actualité en un sens inactuelle, qui se nommerait plutôt permanence. Autrement dit, ce qui, du social, se donne dans les formes de l’art – et en premier lieu, donc, du théâtre. Il est vrai que le film se prête volontiers à cette analogie quelque peu usée. Si le cinéaste a toujours soutenu que la présence du dispositif de tournage n’avait aucune influence sur les comportements, les lieux mêmes prédisposent à tenir un rôle, avec ce que cela implique de séduction et d’artifice, mais aussi de vulnérabilité et d’autorité. Certains usagers (désignés comme des « clients » par les employés) se livrent à des tirades d’une intensité que peu d’auteurs sont en mesure d’atteindre, et une référence finale à Samuel Beckett, lors d’un mémorable soliloque, achève de placer le documentaire sous le signe de la modernité esthétique.

Mais il faut être plus précis. L’art ne se réduit pas à un supplément d’âme que l’auteur aurait eu la générosité de repérer au milieu des turpitudes administratives. Il pourrait émaner d’une certaine qualité de regard, Welfare transformant les plans de coupe en une galerie de portraits digne de Walker Evans. De façon plus décisive, cependant, il relève d’une attention à ce qu’engage comme actes de parole la scène bureaucratique. L’essentiel n’est pas que la réalité ressemble à du théâtre, mais que des problèmes communs à ces deux « sphères » se posent. L’art de Wiseman est notamment de cerner la perméabilité entre la vie et cette forme de perception du monde. Welfare n’offre guère que des indices des causes (la structuration inégalitaire de la société en termes de classe, de race, de genre, d’âge et de validité) et des conséquences (chômage, précarité, détresse, malnutrition,…) de la situation de ceux qu’ils montrent. Ses drames se formulent autrement – dans un certain rapport entre corps, parole et texte. Le Centre de Waverly ne peut accueillir que cela, des performances.

Un employé le dit à sa manière : « Puisque les aides sont basées sur ce que déclarent les clients, il faut vraiment qu’ils vous croient. » Les bureaux des conseillers sont l’interface entre le positivisme administratif, qui entend faire entrer le réel dans un système de règles et de dossiers, et l’existence même des allocataires. Les discussions les plus byzantines portent ainsi sur des différences de dates, d’adresses, de statuts. Tout changement devient source de complications, et les tentatives de rectification sont vues d’un œil suspicieux. La parole est considérée comme vectrice d’ambiguïté voire de mensonge, quand le papier, dans son silence même, vaut serment de vérité. C’est que le spectre de la fraude hante chaque entretien. Il faut faire ses preuves, ne pas se dérober aux questions intrusives quant à son statut marital ou l’utilisation de son maigre budget. Et, de fait, les usagers n’ont bien souvent que leur parole et leur corps pour témoigner de leur condition authentique.

Dans l’aire d’attente, un homme fait jaillir de ses poches bordereaux, attestations, certificats comme autant de lapins blancs. « Papier, papier, papier. Toute une comédie de formulaires », dit-il pour personne et pour tout le monde. Ancien de la guerre de Corée, les documents qu’il tient entre les mains stipulent qu’il n’est toutefois pas un vétéran. Dans Le Démon de l’écriture, le bien-nommé Ben Kafka avance que « la paperasse est un milieu réfractif au sens où les faisceaux de pouvoir et de savoir qui y pénètrent voient leur vitesse et leur forme inévitablement altérées. [E]lle ne se contente pas d’accélérer ou de ralentir le fonctionnement du pouvoir : elle syncope ses rythmes, perturbe ses cycles […]. Mais la paperasse est également un milieu réfractaire, inévitablement (mais, là encore, pas invariablement) récalcitrant et imprévisible. »[1] Sensible à la matérialité du support, à sa qualité de « milieu » (froissements et craquements, empilements et lambeaux), Welfare incite à un ajout : les justificatifs appellent une justification infinie. Voulant faire taire, la paperasse fait parler.

Non sans ironie, un bref montage présente les différentes étapes menant à la métamorphose des piles de dossiers en bons alimentaires. Ce traitement quasi-automatisé de l’information auquel aspire l’administration vise à s’épargner les face-à-face. Mais voilà, le théâtre ne peut que faire retour, puisque l’État produit non pas simplement des numéros, mais des sujets. Et ceux-ci, s’ils subissent la loi, doivent aussi y participer. Les corps alors s’exposent à ce qui toujours se dérobe. La tragédie de Welfare ne naît pas de la misère, mais de l’attente d’une réponse qui ne viendra pas, ne peut pas venir. Le texte est introuvable, comme l’avoue en creux les sempiternelles invitations à aller ailleurs, dans un autre service, ou à revenir demain. Face à ce silence, la requête se fait appel, protestation, doléance, prière. Et parfois monologue, rumination, ou échange impromptu, quand se mêler des affaires des autres devient un moyen de ne plus subir. Welfare l’affirme en tout cas sans détour : pour les pauvres, le monde est devenu une salle d’attente.


[1]   Ben Kafka, Le Démon de l’écriture. Pouvoirs et limites de la paperasse, p. 113, Zones sensibles, Bruxelles, 2013.

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Notes

[1]   Ben Kafka, Le Démon de l’écriture. Pouvoirs et limites de la paperasse, p. 113, Zones sensibles, Bruxelles, 2013.