Littérature

Preuves de vie – sur L’Amour fou de Jacques Rivette

Critique

Acte de naissance du style rivettien et pourtant quasiment invisible depuis sa sortie en 1969, L’Amour fou est désormais en salle dans une version restaurée. Après quelques essais peu satisfaisants dans ses films précédents, Rivette y invente son cinéma ; d’une certaine manière, tous ses films à venir seront des variations sur le « dispositif » de L’Amour fou. On y retrouve la trinité rivettienne de la durée, du refus du scénario traditionnel et de la marge laissée aux comédiens.

La ressortie en salle de L’Amour fou, dans une copie restaurée par Les films du veilleur avec le soutien du CNC, fait inévitablement penser à celle de La Maman et la Putain, le chef d’œuvre de Jean Eustache sorti en 1973 et ressorti l’an dernier.

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Même invisibilité relative (on ne pouvait voir ces films, non distribués, que dans des cinémathèques ou grâce à des copies pirates de mauvaise qualité circulant sur le web), même noir et blanc sépulcral, même durée extravagante. Le sujet même des films est similaire : la jeunesse (pré-68 dans l’un, post-68 dans l’autre), l’amour, la jalousie. Mais le film de Rivette, moins connu, n’a pas du tout le même « statut » : si le film d’Eustache est une sorte d’anomalie dans sa filmographie (il a surtout réalisé des documentaires et son autre grand film de fiction, Mes petites amoureuses, est très différent), L’Amour fou est l’acte de naissance du style rivettien. Après quelques essais peu satisfaisants dans ses films précédents, Rivette y invente son cinéma ; d’une certaine manière, tous ses films à venir seront des variations sur le « dispositif » de L’Amour fou.

Quand il entame le tournage de L’Amour fou, à l’été 1967, Rivette a déjà mis en scène deux films : Paris nous appartient, film labyrinthique portant sur une troupe de théâtre préparant une représentation de Périclès, prince de Tyr, et La Religieuse, basé sur une adaptation théâtrale du texte de Diderot que Rivette avait monté, avec Jean Gruault, au Studio des Champs-Élysées, avec déjà Anna Karina dans le rôle-titre. De ces deux films, Rivette est insatisfait. Il juge la représentation du théâtre, dans Paris nous appartient, « pittoresque », « clichée[1] ». Quant à La Religieuse, c’est une expérience « décevante », un film tourné comme « une espèce de devoir[2] » et non pas à partir d’un sentiment de nécessité.

Une expérience de tournage, pour la télévision cette fois, lui donnera l’impulsion qui lui manque pour réaliser un film qui conjurerait ces deux semi-échecs : en 1966, André S. Labarthe et Janine Bazin lui proposent de participer à leur série Cinéastes de notre temps, en réalisant un épisode consacré à Jean Renoir. Rivette, qui a déjà travaillé avec Renoir comme assistant-stagiaire sur le tournage de French Cancan, en est aussi un défendeur invétéré dans les pages des Cahiers du Cinéma.

Ce documentaire en trois parties, monté par Jean Eustache, que l’on aimerait voir un jour intégralement restauré, sera pour Rivette la confirmation que le cinéma « moderne », celui qu’il a tant admiré quand il était critique puis rédacteur en chef des Cahiers, ne pourra se faire qu’en sortant des conceptions admises du scénario et d’un rapport trop « fonctionnel » à la réalité, où tous les éléments filmés ne sont que des détails servant à former un tableau d’idées préconçues, écrites et formulées avant le premier jour de tournage.

En réalisant Jean Renoir, le patron (titre emprunté à un essai de Jean Paulhan consacré au peintre Georges Braque), Rivette comprend qu’un film ne doit (ne peut) être fabriqué qu’à partir de la réalité, qu’un film peut être non pas un tableau mais un puzzle que l’on découvre au moment du tournage et organise au moment du montage. Lui vient alors l’idée d’un dispositif libre, ouvert aux aléas et aux imprévus : celui de L’Amour fou.

le film ne cessera de se couper en deux, entre le chaos des répétitions et celui de l’appartement conjugal, qui finira saccagé par les amants.

Dispositif dont la pointe la plus sensible est la durée. Si Paris nous appartient et La Religieuse dépassaient déjà les 2h15, L’Amour fou, lui, durera plus de quatre heures – ce que Jean Renoir, le patron, qui dépassait en tout les 4h30, préfigurait déjà. L’Amour fou dure précisément quatre heures douze, interrompues au milieu par un entracte qui coupe le film en deux, soulignant sa structure duelle : l’histoire d’un couple en crise, bouffé par la jalousie, formé par Claire (Bulle Ogier) et Sébastien (Jean-Pierre Kalfon). Sébastien est metteur en scène et comédien, il monte Andromaque dans un petit théâtre. Dans la première scène, sa femme, Claire, interprète d’Hermione, bute sur une réplique ; cela scelle la fin de son rôle, puisqu’elle sera remplacée par Marta (Josée Destoop), mais aussi le début d’une jalousie maladive qui détruira le couple, car Marta est l’ancienne amante de Sébastien. À partir de cette scène d’ouverture, moment de « division », le film ne cessera de se couper en deux, entre le chaos des répétitions et celui de l’appartement conjugal, qui finira saccagé par les amants.

Dans les scènes de théâtre, un détail essentiel : une équipe de télévision, menée par André S. Labarthe (plus ou moins dans son propre rôle), filme les répétitions en 16mm, interroge les comédiens, se place au milieu d’eux – et bien sûr, les perturbe. Il y a donc deux mondes, deux pôles, insuffisamment décrits si l’on use des mots « le théâtre et la vie » – car les liens entre les deux sont omniprésents, comme viennent le souligner de beaux travellings passant de Sébastien à Claire, de la scène au public (Rivette invente ici ses mouvements de caméra lents et subtils, qu’il reproduira presque dans chacun de ses films). Se dessinent déjà des liens entre la pièce de Racine et le récit du film – disons, le thème de la jalousie –, mais ces liens sont aussi évidents que refoulés, laissés le plus possible « hors champ », comme des sous-entendus que l’on ferait mine de ne pas comprendre, des liens qui semblaient tellement évidents que Rivette lui-même dit avoir tenté d’en effacer certains au montage[3].

Ainsi si l’on prend seulement le vers qui sème la discorde, « Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione ? », il annonce déjà tout le récit : une parole doublée, répétée et imaginée, une fierté insupportable, une pensée follement attribuée à un autre – la pièce de Racine n’est faite que de projections délirantes, de gestes mal interprétés, d’intentions mal comprises. Et le vers suivant, que Claire a à peine le temps de débuter avant d’être sèchement interrompue par Sébastien, devrait être : « Elle me dédaignait ; un autre l’abandonne. »

La durée dans L’Amour fou n’est pas cependant pas la manifestation d’une esthétique de la mise à l’épreuve, d’un « ressenti de la durée » vécu comme une fin, comme elle pourra l’être dans certaines manifestations du cinéma moderne : elle est une nécessité. Le scénario de L’Amour fou n’était long que d’une trentaine de pages ; ce scénario fut ensuite transformé en un « agenda » qui donnait aux deux personnages principaux une liste d’activités, de scènes solitaires, de scènes de couple, de scènes de la vie. Il s’agissait alors pour Rivette et son équipe de tourner ces scènes, plus ou moins dans l’ordre, sans écrire de dialogues, de déroulement précis des événements, sans donner aux comédiens et aux comédiennes mille instructions sur ce qu’ils devaient dire, faire, sur comment ils devaient se tenir, marcher ; c’est à dire, leur laisser une certaine marge « d’improvisation », ou plutôt leur laisser la liberté d’inventer leur propre rôle (appliquant à sa manière les leçons que le maître Renoir enseignait dans Jean Renoir, le patron).

C’est au montage que Rivette se rendra compte que le film est impossible à raccourcir, que 4h12 est la « bonne » durée ; il s’en expliquera magnifiquement dans le documentaire de Claire Denis, Jacques Rivette, le veilleur, pour la série Cinéma, de notre temps, en expliquant à Serge Daney qu’un cinéaste sérieux qui voudrait « aujourd’hui » raconter la même histoire que le New York-Miami de Frank Capra, ne pourrait pas le faire en moins de trois heures.

Et si Rivette dit admirer le film de Capra pour sa « modernité », le changement qu’il décrit, c’est bien le passage d’un cinéma classique à un cinéma moderne, d’un cinéma de l’écriture, du scénario et de la structure, à un cinéma de l’improvisation, de la captation des « choses elles-mêmes », dans leur nécessaire duré. Out 1 : Noli me tangere (13 heures) ou encore La Belle Noiseuse (4 heures) ne sauraient être plus courts, car le récit y progresse bien à chaque scène, et chaque plan y a un début, un milieu, une fin, une cohérence interne que le montage viendrait mutiler (et les « versions courtes » des films de Rivette sont en réalité des montages alternatifs qui en changent fondamentalement l’économie interne).

La durée, le refus du scénario traditionnel et la marge laissée aux comédiens sont trois éléments qui deviendront essentiels dans l’esthétique rivettienne, avec des fluctuations et des réinventions à chaque film, de l’improvisation totale de Out 1 : Noli me tangere à la précision des dialogues tirés de Balzac dans Ne touchez pas la hache. Une trinité esthétique qui aboutit à une sensation totalement unique de n’être pas seulement spectateur d’un film, mais complice de celui-ci, comme l’écrivait Hélène Frappat dans son beau livre consacré au cinéaste[4] – on sait l’importance des complots et des sociétés secrètes dans les récits des films de Rivette.

On pourrait aller jusqu’à parler d’une « esthétique du direct » (qui lui fut peut-être soufflée par « l’esthétique de la télévision[5] » qu’il voyait dans Voyage en Italie, et qui l’a peut-être poussé à faire intervenir cette improbable équipe de télévision menée par Labarthe), car ce sens de la durée, cette manière de faire durer une séquence afin de laisser l’acteur inventer de lui-même la suite de l’intrigue, donne la sensation d’assister, hic et nunc, à un événement unique et impossible à reproduire. Rivette plonge ici au cœur d’un paradoxe du réalisme cinématographique, par définition infiniment reproductible, en le ramenant invraisemblablement au théâtre, art de la « présence réelle » ; or Rivette disait, en parlant de L’Amour fou, que « tous les films sont sur le théâtre : il n’y a pas d’autre sujet[6] ». 

Cette mise en scène d’un réalisme trouble, où la notion de « personnage » est bien souvent mise à l’épreuve (dans une scène de répétition, une comédienne appelle Jean-Pierre Kalfon par son véritable prénom et non pas celui de son personnage), recouvre aussi parfois le film d’un voile troublant, presque lugubre. La menace du suicide, qui rode constamment autour des personnages, devient proprement terrifiante dans la scène où Sébastien lacère ses vêtements à coups de ciseaux, se coupe, et fait jaillir quelques gouttes de sang noir (le noir et blanc charbonneux du film renforce cette esthétique morbide) ; plus tôt, quand il joue avec un pistolet, l’objet est comme alourdi par un sentiment de réalité, et donc d’inquiétude.

La structure du film, ici, vient redoubler un paradoxe de l’image photographique : que toute image de vie, conservée sur la pellicule, est aussi une image de la mort à venir.

La structure duelle, presque dialectique, renforce cette impression : les heures passant, on voit bien que chaque réconciliation du couple est suivie d’une crise encore plus violente, si bien que lorsque Sébastien et Claire détruisent joyeusement leur appartement à coups de marteau et de hache, devenant pendant quelques instants des grands enfants libidineux, on en vient à craindre qu’ils ne retournent cette violence l’un contre l’autre. La structure du film, ici, vient redoubler un paradoxe de l’image photographique : que toute image de vie, conservée sur la pellicule, est aussi une image de la mort à venir. Claire, tournant en rond dans l’appartement conjugal, enregistre sa voix avec un magnétophone, et finit par enregistrer la radio – on le devine, « pour de vrai », enregistrant ce qui passe à la radio à l’instant où cette scène est filmée. Image qui évoque presque celle des otages que l’on prend en photo tenant un journal qui atteste de la date du jour, ce que l’on appelle – belle et horrible expression – une « preuve de vie ».

Ce paradoxe entre des êtres débordant d’énergie vitale et la trace, déjà sensible, de leur possible disparition, évoque le « second » auteur privilégié de Rivette, Henry James. Si Rivette a adapté Balzac a plusieurs reprises et emprunté constamment à son œuvre, il a aussi puisé abondamment dans l’œuvre du romancier américain, et pas seulement en mettant en scène quelques pages de L’Autre maison de Céline et Julie vont en bateau. Car la coexistence entre une pulsion de vitalité et une omnipotence de la mort est le sujet de bon nombre des romans de James, qu’il s’agisse de ses histoires de fantômes ou de ses récits plus sobres, avec leurs personnages de jeunes femmes angéliques ou de vieux écrivains sur le déclin – entre ces deux réalités, entre la vie et la mort, les hommes et les femmes, les fantômes et les vivants, se cacherait la clé indicible de l’existence.

Le désespoir de la conclusion de L’Amour fou (la séparation est actée et la pièce abandonnée par son metteur en scène) sont à la hauteur des élans de vitalité qui l’ont traversé. Or il subsiste dans le film des interstices où se cachent des détails pleins de mystère – un plan en 16mm pris dans l’appartement d’un des personnages, des sons étranges qui apparaissent parfois et évoquent de la musique concrète (et que cette nouvelle restauration permet « enfin » d’entendre)… Des traces, une fois de plus, d’un élément central de l’esthétique de Rivette : une économie du secret, ici d’autant plus insaisissable qu’il n’y a pas, comme dans la suite de son œuvre, de porte fermée, de code à déchiffrer, de trésor caché dans une grotte, seulement des blocs d’existence brutaux et contradictoires.

Résonne, sourdement, tout au long des dialogues à moitié improvisés, un jeu de mot qui est nécessairement passé par la tête de toutes celles et de tous ceux qui ont participé à la fabrication de ce film, et auquel Jean-Pierre Kalfon doit bien penser quand il déclare enfin « J’arrive plus à voir clair du tout ». Le scénario de L’Amour fou commençait par une phrase que Rivette attribue à Pirandello : « J’y ai réfléchi, nous sommes tous fous[7]. » Peut-être alors que Claire est la seule à « y voir clair » dans ce chaos – elle n’est pas folle mais, au contraire, la seule à ne pas l’être, la seule à voir à travers le voile opaque et transparent du monde qui l’entoure, à distinguer le « motif dans le tapis » de la réalité.


[1]    Jacques Rivette, « Le temps déborde » (Entretien avec Jacques Rivette par Jacques Aumont, Jean-Louis Comolli, Jean Narboni et Sylvie Pierre), Cahiers du Cinéma, n°204, septembre 1968, p. 7.

[2]    Jacques Rivette, « Dans L’Amour fou, le vrai sujet c’est la durée » (Entretien avec Jacques Rivette par Yvonne Baby), Le Monde, 2 octobre 1968, en ligne.

[3    « Les risques d’analogie – si j’ose dire – entre Andromaque et L’Amour fou nous ont même tellement frappés à la relecture de la pièce, que Jean-Pierre et moi avons décidé dès le début d’éviter tout rapprochement trop évident entre Racine et ce que nou faisions. C’était vraiment trop facile, et ça devenait très déplaisant. » Jacques Rivette, « Le temps déborde », Op. Cit, p. 8.

[4]    « Le film a le sens du partage : il me fait, de ses propres énigmes, la complice. » Hélène Frappat, Jacques Rivette, secret compris, Ed. Cahiers du Cinéma, 2001, p. 191.

[5]    Jacques Rivette, « Lettre sur Rossellini », Cahiers du Cinéma, n°46, avril 1955, p. 19, repris dans Textes critiques, Post-éditions, 2018.

[6]    Jacques Rivette, « Le temps déborde », Op. Cit, p. 15.

[7]    Jacques Rivette, « Le temps déborde », Op. Cit, P. 15.

Notes

[1]    Jacques Rivette, « Le temps déborde » (Entretien avec Jacques Rivette par Jacques Aumont, Jean-Louis Comolli, Jean Narboni et Sylvie Pierre), Cahiers du Cinéma, n°204, septembre 1968, p. 7.

[2]    Jacques Rivette, « Dans L’Amour fou, le vrai sujet c’est la durée » (Entretien avec Jacques Rivette par Yvonne Baby), Le Monde, 2 octobre 1968, en ligne.

[3    « Les risques d’analogie – si j’ose dire – entre Andromaque et L’Amour fou nous ont même tellement frappés à la relecture de la pièce, que Jean-Pierre et moi avons décidé dès le début d’éviter tout rapprochement trop évident entre Racine et ce que nou faisions. C’était vraiment trop facile, et ça devenait très déplaisant. » Jacques Rivette, « Le temps déborde », Op. Cit, p. 8.

[4]    « Le film a le sens du partage : il me fait, de ses propres énigmes, la complice. » Hélène Frappat, Jacques Rivette, secret compris, Ed. Cahiers du Cinéma, 2001, p. 191.

[5]    Jacques Rivette, « Lettre sur Rossellini », Cahiers du Cinéma, n°46, avril 1955, p. 19, repris dans Textes critiques, Post-éditions, 2018.

[6]    Jacques Rivette, « Le temps déborde », Op. Cit, p. 15.

[7]    Jacques Rivette, « Le temps déborde », Op. Cit, P. 15.