Cinéma

Souvenirs d’une audience – sur Le Procès Goldman de Cédric Kahn

Critique

Dans Le Procès Goldman, Cédric Kahn choisit de faire le portrait de Pierre Goldman à travers les deux mois de débats où se joue le remake de son procès en 1976. En regard de l’examen du souvenir des circonstances, le film, comme le procès, ouvre un questionnement plus vaste et plus profond, celui de la mémoire de la Shoah.

En 1969, deux pharmaciennes sont retrouvées mortes dans leur officine du boulevard Richard Lenoir à Paris. Pierre Goldman, figure de l’extrême gauche, reconnu coupable de plusieurs braquages à main armée est accusé de ce double meurtre.

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Après un premier procès qui le condamne à la prison à perpétuité, son jugement est cassé et il est jugé à nouveau, au tribunal d’Amiens, en 1976, pour ces faits vieux de plusieurs années.

De cette figure contestataire qui synthétise mouvements politiques majeurs de l’Histoire française du XXe siècle, l’antisémitisme et la gauche révolutionnaire, le cinéaste Cédric Kahn choisit de faire le portrait à travers ces deux mois de débats où se joue le remake de son procès. Entre les deux audiences, Goldman a suscité le soutien de toute une intelligentsia de tendance communiste au premier rang de laquelle Simone Signoret et Régis Debray ou encore Maxime Le forestier. Il a connu un traitement médiatique foisonnant qui a partagé l’opinion française en deux camps très polarisés. Il a surtout publié un essai autobiographique écrit depuis sa cellule, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, véritable succès de librairie.

De fait, la question du souvenir est centrale dans le processus judiciaire : la nature même de l’enquête de police fait que les débats décortiquent la fiabilité des témoignages qui reconstituent après coup des micro-événements qui ne paraissaient pas signifiants sur le moment. À cet exercice intellectuel s’ajoute la distance entre l’enquête et le deuxième acte du procès : comment les souvenirs des protagonistes ont ils évolué sept ans après, qui plus est, comment leur appréhension a-t-elle été reformatée par les multiples débats publics sur l’affaire ?

En regard de l’examen du souvenir des circonstances, le procès ouvre un questionnement plus vaste et plus profond, celui de la Mémoire de la Shoah. Les parents de Pierre Goldman se sont distingués par leur comportement héroïque pendant la Deuxième Guerre mondiale et leur fils ne cesse de dire combien il a ressenti sa vie durant l’impossibilité de se mesurer à leur grandeur, cherchant dans son engagement dans la guérilla au Venezuela à inscrire lui aussi son action dans l’Histoire et à faire preuve d’un courage valeureux.

Puissance de la parole

Cédric Kahn se focalise donc, dans son douzième long métrage, sur la reprise du procès, sur le bégaiement de ces mots déjà dits publiquement. Il refuse d’aborder son personnage sous l’angle du biopic pour lui préférer la chronique judiciaire. Dans une pureté de style, il s’installe dans le prétoire qu’il filme en un format 4/3, postant sa caméra au plus près des visages. Refusant d’aérer son propos, à l’exception de deux séquences qui restent dans l’antichambre du procès, il fait du parquet son décor unique et de la parole sa seule action.

On a beaucoup dit combien le cinéma français fait ces derniers mois des salles d’assises un décor de choix. Saint Omer d’Alice Diop et Anatomie d’une chute de Justine Triet utilisent le jugement du fait divers pour ausculter la culpabilité des femmes dans la société (ce que fait aussi Mon crime de François Ozon avec moins de réussite). Le Procès Goldman s’intéresse comme ces deux films-là à la mise en scène de la parole comme caisse de résonance des tensions de la société. En cela, le film est très français : il accorde au Verbe une confiance sans partage. Il croit à la beauté de convoquer tout un monde avec des mots.

Dans cet éloge de la parole, c’est l’aporie de la vérité qui se fait jour. Avec sa scénariste Nathalie Herzberg, le réalisateur a épluché tous les comptes-rendus parus dans la presse au moment du procès pour en reconstituer les verbatims au plus proche et sculpter dans cette matière foisonnante un récit qui rend compte des faits autant que des doutes qui les entourent. Goldman qui a passé des mois à faire de lui-même la matière de son livre accède à une maîtrise de la rhétorique qui emporte les foules. Mais il est aussi un défenseur farouche de la vérité, au point de la faire passer avant sa défense, d’assumer jusqu’à la provocation son caractère hors des règles. Alors que sa personne est jugée autant que les actes pour lesquels les preuves font défaut, il se refuse à lisser son portrait pour plaire aux jurés, ce qui fait de lui un personnage passionnant, autant qu’un coupable idéal pour le jury populaire.

Le Procès Goldman laisse libre cours au contradictoire des débats au point de révéler combien le mensonge peut se construire sur le terreau fragile d’une intime conviction. L’un des témoins, un policier en repos qui a croisé le meurtrier au sortir de la pharmacie, a formellement reconnu en Goldman l’homme qui l’a bousculé ce soir-là. Le prévenu n’hésite pas à remettre en cause la fiabilité du procédé de reconnaissance mis en place par la PJ. Certes, il a été reconnu, mais il était le seul des suspects à se présenter après une nuit en cellule, mal rasé, ses vêtements de la veille froissés et sa mine chiffonnée. Sous l’évidence de la preuve, il démonte les biais. Ces mêmes biais qui lui font clamer que sa maîtresse et l’ami chez qui il dit avoir été au moment des meurtres ont été intimidés par la police parce que noirs.

L’image manquante

Maître Kiejman, l’avocat chargé de la défense de Goldman a fait fabriquer une silhouette à taille réelle de son client d’après la photo prise le jour du test de reconnaissance, qu’il balade théâtralement devant les juges et jurés. Belle idée de mise en scène que de placer dans le même espace du tribunal Goldman et son double, Goldman et son image déformée par les a priori anti gauchistes dont il a pu être victime lors de son interrogatoire par la police judiciaire.

Seule une image pourrait en effet venir à bout de ces doutes qui se multiplient à l’évocation de chaque nouveau témoignage. Seulement voilà, au moment de filmer la confrontation, l’officier de police a omis de mettre une bande dans la caméra. Ces images, du meurtre et des moments qui l’ont suivi puis de l’enquête, elles existent, mais le film laisse le soin à chaque spectateur de les élaborer par l’imagination.

Comme les jurés et l’auditoire du procès, le spectateur du film reçoit un monceau d’informations à partir desquels il se fait sa propre idée. Même s’il a donné comme consigne à son comédien principal « Joue le innocent », Cédric Kahn respecte les contradictions et les manques de l’instruction. Mais le rôle est plus retors que cela puisque le comédien Arieh Worthalter, que l’on découvre dans un jeu histrionique (alors que son rôle récent dans Bowling Saturne de Patricia Mazuy était bien plus contenu) doit jouer un accusé qui refuse de se défendre, jetant au président de la cour : « Je suis innocent parce que je suis innocent, c’est ontologique ».

Là où Le Procès Goldman réussit un tour de force de mise en scène, c’est qu’il donne à sentir une chose rare, celle de filmer non seulement la parole, mais aussi l’écoute. Les trois caméras qui tournent en permanence permettent d’enregistrer autant les acteurs qui parlent que les figurants qui les observent. Le cinéaste et son monteur Yann Dedet ont pu piocher dans l’imposant matériau offert par les nombreuses prises pour illustrer les réactions de la foule. Mais surtout, le réalisateur a recréé au sein du tournage les conditions du petit théâtre de la justice : la foule des figurants n’a pas lu le scénario et a découvert, comme au spectacle, le déroulement du procès dans l’ordre chronologique (ce qui, loin d’être la règle au cinéma, était rendu possible là par le décor unique et le casting restreint).

Ainsi, la distinction entre les acteurs du procès et ses spectateurs se ressent dans ce dispositif qui les place dans des situations opposées : les acteurs jouent au mot près le texte qu’ils ont travaillé tandis que les figurants découvrent le texte et ont toute liberté de réagir selon leurs émotions du moment. Lors de la longue plaidoirie du Kiejman, ce n’est pas seulement la magnifique performance d’Arthur Harari (cinéaste qui jouait déjà un avocat bien plus débutant dans La Bataille de Solférino de Justine Triet), qui donne sa profondeur au rôle, c’est aussi l’intensité de l’écoute dont il jouit qui suspend notre souffle.

Le juif de salon et le juif maudit

Par une sorte de fausse piste, c’est par Georges Kiejman que le film s’ouvre. Dans son bureau, l’avocat reçoit son confrère qui vient lui donner lecture du courrier rédigé contre lui par leur client à quelques jours du procès. Dans une lettre comique par sa verve autant que par l’intransigeance de sa radicalité, Goldman se tire une balle dans le pied en congédiant son avocat à la veille du procès, le qualifiant de juif de salon. Loin de balayer d’un revers de main les propos délirants et contre-productifs de son client, Kiejman demande à son associé de lui lire la lettre in extenso et prend sur lui les insultes qui lui sont faites. En interrogeant ce qu’était être juif dans les années 70, dans l’héritage pétainiste d’une France collaborationniste, il questionne aussi ce que représente aujourd’hui la judéité.

Cédric Kahn s’interroge sur ce qu’est la judéité dans une France d’après Vichy et il commence par nous dire qu’elle peut s’exprimer au travers de ces deux postures antagonistes. Goldman, qui se drape dans une posture de Juif maudit, revendique ce qu’il n’appelle pas encore l’intersectionnalité des luttes avec ses frères noirs qu’il n’hésite pas à nommer nègres à l’époque où Léopold Sédar Sendor et Aimé Césaire théorisent le concept de négritude. Hommage à la justice, à la façon dont elle prend la parole de chacun au sérieux, alors même que la parole, à chaque mot, échoue à décrire avec exactitude.

Entre le client et son avoué, ce sont deux héritages du traumatisme de la Shoah qui s’entrechoquent. C’est notamment la défiance à l’égard de la police qui scelle la discordance entre les voix des deux hommes. Kiejman cherche à nuancer les propos de Goldman qui accuse la police de racisme systémique. La beauté du film vient aussi de ce que cette histoire particulière d’une France qui marginalise toutes les minorités – les femmes, les Juifs, les Noirs, les Arabes – devienne une chambre d’écho de notre époque qui révèle les biais intellectuels qui marquent la France aujourd’hui encore.

Le Procès Goldman, un film réalisé par Cédric Kahn, en salle le 27 septembre 2023.


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