Culture

Le pâton, l’effigie et le cristal – sur des œuvres de Nadia Beugré, Roger Ballen et Ana Vaz

Philosophe et écrivain

Trois œuvres que rien ne destinait à se rencontrer, sinon la spirale des circonstances et le hasard des programmations culturelles, ont illuminé le mois de septembre. Filles-Pétroles, un spectacle de la danseuse et chorégraphe ivoirienne Nadia Beugré, à laquelle le Festival d’automne consacre un passionnant « Focus ». Enigma, une exposition-portrait du photographe américain Roger Ballen, dans l’excellente Galerie Les Douches, à Paris. Meteoro, une installation vidéo multicanale d’Ana Vaz présentée à la Fondation Ricard. Trois manières de creuser la représentation et d’explorer le jeu des plans et des regards.

Sur la scène de la petite salle du Théâtre de la Ville (Espace Cardin), à Paris, deux jeunes femmes malaxent un énorme pâton ; elles se le lancent, le jettent au sol, en arrachent des morceaux qu’elles envoient sur le mur au fond du plateau ; l’une en fait un chapeau qui enfouit sa tête, l’autre une culotte qu’elle noue autour de sa taille, les deux un bâillon et elles se tiennent alors droites face au public. Le pâton que pétrissent les femmes ivoiriennes devient une matière à modeler, un corps auquel on donne les formes que prend son désir ou son émotion du moment, travestissement, colère, sexe, raillerie, dérision, bébé qu’on embrasse et qu’on berce. Mais c’est aussi, toujours, le travail, tâche à accomplir, le pain doit bien se faire, il faut nourrir la famille, alors on y revient, on malaxe, on l’aime et on le hait.

publicité

Les deux danseuses-performeuses sont Christelle Ehoué et Anoura Aya Larissa Labarest, les deux « filles-pétroles » que la chorégraphe Nadia Beugré a choisies pour ce spectacle dont elles sont à la fois les interprètes et les personnages. « Pétroles » parce les artistes ivoirien.n.es « s’évaporent comme le pétrole à l’air libre », renoncent, changent de métier, passent à autre chose, « personne n’y fait attention, personne n’y croit »[1]. Dans Filles-Pétroles, on les voit, on les écoute, et on y croit.

Et pourtant, elles ne font, tout au long du spectacle, qu’être elles-mêmes, raconter leurs histoires, danser leurs danses (coupé-décalé, roukasskass), faire leurs numéros (harangues de l’une, saltos de l’autre), l’écriture est volontairement lâche, suite de saynètes que seule la présence du pâton semble pouvoir relier. Être elles-mêmes. C’est le problème, précisément. Comment être soi-même quand on est menacé d’évaporation, que les hommes qui vous emploient, les « stars » de la musique ivoirienne, oublient de vous payer, que vous serez toujours, où que vous alliez, les filles d’Abobo ou de Yopougon, quartiers populaires d’Abidjan, que ce rega


[1] Extraits de l’entretien de Nadia Beugré avec Léa Poiré, dans le programme du « Focus Nadia Beugré » du Festival d’automne 2023.

[2] « Mon appareil-photo ne dessine pas. Mon appareil-photo est un instrument qui capture la lumière de ce qui est déjà là. Je dois comprendre comment saisir les lignes – les dessins, les gribouillis, les griffonnages, les grattages – et créer quelque chose de cohérent à partir d’elles. […] Fouiller les parties les plus profondes de l’inconscient de quelqu’un, c’est comme descendre dans une mine. Vous y allez, et maintenant vous êtes au niveau moins dix, que ce soit dans la mine ou dans l’esprit. En bas, les choses ne vont pas se manifester d’elles-mêmes, alors il faut remonter du niveau moins dix et rendre visible ce qui a été trouvé, les ramener à la surface. C’est le plus difficile. » The World according to Roger Ballen, Thames & Hudson, 2019, p. 151 (ma traduction).

[3] Elle dit : « Et maintenant vers où va nous propulser l’élan sans fin ? » Lui dit : « Alors quel que soit le feu entre tes mains, pétrole brûlant en dessous du regard, trésor jauni par l’acide, quel que soit le minerai bleu et les explosions souterraines, la terre ne veut pas de nous. »

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

Notes

[1] Extraits de l’entretien de Nadia Beugré avec Léa Poiré, dans le programme du « Focus Nadia Beugré » du Festival d’automne 2023.

[2] « Mon appareil-photo ne dessine pas. Mon appareil-photo est un instrument qui capture la lumière de ce qui est déjà là. Je dois comprendre comment saisir les lignes – les dessins, les gribouillis, les griffonnages, les grattages – et créer quelque chose de cohérent à partir d’elles. […] Fouiller les parties les plus profondes de l’inconscient de quelqu’un, c’est comme descendre dans une mine. Vous y allez, et maintenant vous êtes au niveau moins dix, que ce soit dans la mine ou dans l’esprit. En bas, les choses ne vont pas se manifester d’elles-mêmes, alors il faut remonter du niveau moins dix et rendre visible ce qui a été trouvé, les ramener à la surface. C’est le plus difficile. » The World according to Roger Ballen, Thames & Hudson, 2019, p. 151 (ma traduction).

[3] Elle dit : « Et maintenant vers où va nous propulser l’élan sans fin ? » Lui dit : « Alors quel que soit le feu entre tes mains, pétrole brûlant en dessous du regard, trésor jauni par l’acide, quel que soit le minerai bleu et les explosions souterraines, la terre ne veut pas de nous. »