Sortie d’enfer – sur Paris-la-politique et autres histoires de Monique Wittig
En 1964, âgée de seulement 29 ans, Monique Wittig reçoit le prix Médicis pour L’Opoponax, son grand roman de l’enfance et de l’éveil au désir lesbien.
Claude Simon est dithyrambique, Marguerite Duras annonce une « œuvre éclatante » et Jérôme Lindon, le directeur des éditions de Minuit, déclare qu’il s’agit là du meilleur premier roman qu’il a publié depuis Beckett. Suit Les Guérillères (1969), geste épique et révolutionnaire d’un « elles » composite qui rencontre un grand succès en France et à l’étranger (aux États-Unis, la traduction tirera à vingt mille exemplaires). En 1973, alors qu’elle est devenue une figure fondatrice du Mouvement de libération des femmes, également à l’œuvre dans des collectifs lesbiens, Wittig fait paraître Le Corps lesbien.
Portés par deux instances dialogiques « j/e » et « tu », plus d’une centaine de poèmes en prose interrogent les conditions d’émergence d’une subjectivité et d’une passion lesbiennes dans la langue, qui est marquée par l’hétérosexualité. Écrit à quatre mains avec sa compagne Sande Zeig et véritable paradigme d’un monde déshétérosexualisé, le Brouillon pour un dictionnaire des amantes sort en 1976 aux éditions Grasset, et coïncide avec leur départ pour les États-Unis. Le livre circule dans les cercles lesbiens, sur les deux rives de l’Atlantique et au-delà. Un fossé se creuse pourtant. Lorsque Wittig revient chez Minuit en 1985 avec Virgile, non, l’échec commercial et critique est cuisant : le titre est ignoré et s’écoule à peine à un millier d’exemplaires en un an. Dans les années 1990, Wittig propose à Minuit plusieurs ouvrages (La Pensée straight, son grand livre théorique paru en 1992 aux États-Unis, Paris-la-politique et autres histoires et Le Chantier littéraire) mais Jérôme Lindon les refuse, arguant que l’environnement qui lui était favorable dans les années 1960 n’existe plus.
Libérée de son exclusivité avec Minuit, Wittig et Paris-la-politique et autres histoires trouvent refuge dans le catalogue de Paul Otchakovsky-Laurens en 1999. Ce virage doit annoncer la publication chez P.O.L de son art poétique, Le Chantier littéraire, véritable hommage à Nathalie Sarraute dont la disparition en 1999 affecte Wittig au point d’en retarder la sortie. Pendant ce temps, Sam Bourcier et Suzette Robichon préparent la traduction de La Pensée straight, accueillie en 2001 dans la collection « Le Rayon/Modernes » dirigée par Guillaume Dustan, autre auteur P.O.L. Wittig décède subitement en 2003 et son Chantier littéraire paraît de façon posthume sept ans plus tard, aux Presses universitaires de Lyon/Éditions iXe, grâce aux efforts de Benoît Auclerc, Yannick Chevalier, Audrey Lasserre et Christine Planté.
Force est de constater que Wittig est de nouveau lisible, sinon tout à fait autorisée.
Une si rapide esquisse ne peut que figurer en pointillé la dynamique qui tantôt souligna tantôt dissimula l’importance du corpus wittigien pour les lettres, la pensée politique et les militantismes lesbien, féministe et queer. Comprendre les raisons d’une telle disparition reviendrait à spéculer sur l’orientation générale du champ littéraire de la fin du siècle dernier et sur la perte en visibilité du paradigme lesbien matérialiste par lequel Wittig entendait transformer la réalité (et dont témoigne le passage au régime de la parabole dans Paris-la-politique et autres histoires). Enfin il conviendrait de décrire les rapports de pouvoir au sein des sphères militantes, dont « Paris-la-politique » éclaire nombre de mécanismes. Pour l’heure, force est de constater que Wittig est de nouveau lisible, sinon tout à fait autorisée. Une nouvelle génération la relit passionnément et, morceau par morceau, comme les textes de Paris-la-politique et autres histoires, l’œuvre sort peu à peu des limbes où elle a été remisée pendant de trop longues années.
Ne nous y méprenons pas : on a lu et commenté Wittig sans discontinuer, et si ses textes plus tardifs n’ont joui quasiment d’aucune presse, une poignée de fidèles et courageux-ses ont pris fait et cause en faveur de Paris-la-politique et autres histoires : Claire Devarrieux à Libération, Didier Eribon, qui en fait l’éloge sur France Culture, et Marie-Anne Juricic, dont Wittig est l’invitée sur les ondes de Planète féministe. Or, nous serions dans un « moment » Wittig tel que peu d’auteurs en connaissent et dont Sara Garbagnoli a récemment et dans ces colonnes démêlé les ressorts. Si la question de la pérennité de ce retour en force reste ouverte, il ne fait aucun doute que le lectorat convoque son œuvre, la requiert, introduisant ainsi dans l’histoire d’une réception fragmentaire un nouveau retournement. Après la reparution, en 2022, de sa pièce Le Voyage sans fin (« L’Imaginaire », Gallimard) et le passage en poche, il y a quelques mois, du Corps lesbien (« Double », Minuit), les éditions P.O.L engagent une nouvelle étape en republiant Paris-la-politique et autres histoires.
La plupart des textes composant ce recueil paraissent d’abord dans des revues littéraires et féministes entre la fin des années 1960 et le début des années 1980. Il aura fallu trois publications pour qu’enfin ils dépassent les cercles étroits (c’est-à-dire aimants) au sein desquels ils sont restés confinés. En guise de note d’intention Wittig écrit qu’« il existe des textes parasites qui “tombent” tout entiers du corps principal sur lequel ils s’étaient greffés. Tel “Paris-la-politique” sorti de Virgile, non. Tel “Une partie de campagne” détaché des Guérillères morceau par morceau. Les autres histoires sont aussi à leur manière des parasites d’une expression écrite politique, the “Straight Mind”. » Wittig a souvent évoqué son intérêt pour le cinéma et la pratique du montage : si un texte perturbe l’unité organique de l’ensemble, alors il n’est pas monté, donc il tombe. Mais la chute n’est pas l’oubli, et toute œuvre « parasite », coupée au montage, n’a pas dit son dernier mot. Cette insistance de la lettre, si caractéristique des écrits de Wittig, vaut autant pour les parties de Paris-la-politique et autres histoires que pour l’œuvre entière, comme en témoigne son intempestive actualité.
À l’exception de « Paris-la-politique » qui ouvre le recueil, les « morceaux » se succèdent de façon chronologique (bien que souvent les dates de publication signalées dans le texte soient erronées), sans lien de nécessité autre que celui de leur histoire éditoriale. Identifions toutefois un premier ensemble datant des années 1960, dont l’exécution est proche des livres antérieurs à son départ pour les États-Unis. « Elsa Braun » date de 1963, soit un an avant la parution de son premier roman. Il s’agit à ce jour de son texte publié le plus ancien, où apparaît l’espace de l’école religieuse qui offrira à L’Opoponax son cadre principal. Wittig y présente en quelques lignes abstraites et angoissantes une scène d’abus et le mécanisme de déréalisation nécessaire pour s’en extraire. « Yallankoro » rassemble des impressions poétiques probablement issues du séjour de Wittig en Afrique de l’Ouest en 1957. Un personnage à la force considérable se distingue des groupes de femmes décrits, Nyuma, puissante et rayonnante, qui aurait toute sa place dans Les Guérillères. Si la réalité coloniale est absente de ces réminiscences oniriques, le point de vue narratif, marqué comme extérieur, dépeint « un ordre qui n’est pas compris par un étranger » et particularise, le temps du texte, la blanchité.
Écrite en 1967, « Une partie de campagne » reprend occasionnellement le « on » indéfini et pluralisant qui avait fait la fortune de L’Opoponax. Les épisodes sont lacunaires, « défiant à la fois la logique et la rhétorique » ainsi que Wittig l’écrivait un an plus tôt des films de Jean-Luc Godard, l’ensemble tenant grâce à sa géographie et ses routes, champs et jardins. La discontinuité entre prénoms, actions et sensations rend évasive toute fixation du dramatis personae, un groupe de chasseuses et de conductrices, des « elles » aux noms qui rappellent ceux de L’Opoponax. Mais la nouvelle pointe également en direction des Guérillères à venir, texte auquel Wittig se consacre à partir de 1966-1967 et dont « Une partie de campagne » tombe au montage. Publiée en 1973 (et non 1970, comme indiqué dans le volume) dans le Nouveau Commerce, soit la même année que Le Corps lesbien, le texte semble aussi préfigurer une communauté lesbienne prochaine, parachevant ainsi la synthèse des trois premiers grands livres de Wittig.
À ces prototypes de l’époque « Minuit » répondent les textes-paraboles issus du tournant des années 1980, phase d’élaboration d’une critique systématique de l’hétérosexualité comme régime politique fondé sur l’appropriation des femmes et de la position lesbienne comme dépassement de la catégorie de sexe. Wittig rejoint alors Questions féministes puis, suite à la violente scission du collectif autour de la définition de l’hétérosexualité et des rapports entre féminisme et lesbianisme, continue de publier dans Feminist Issues avec notamment Colette Guillaumin, dont l’influence se fait particulièrement sentir dans les nouvelles intitulées « Le Jardin » et « Les Tchiches et les Tchouches ».
Si l’oppression dure, c’est que de puissantes fictions la soutiennent
La première paraît sous le titre « Un jour mon prince viendra » en 1978, à la suite d’un article fameux sur l’appropriation des femmes signé Guillaumin dans une livraison de Questions féministes consacrée aux « corps appropriés ». Ceux-ci sont chez Wittig des corps privés d’agentivité, allongés sur des transatlantiques et asservis par des « êtres » puissants qui vont et viennent en bande et les utilisent pour leurs jeux. Présentée à New York University en mars 1982, « Les Tchiches et les Tchouches » est une reprise de Brecht que Wittig publie la même année (et non en 1983 comme indiqué dans le livre) dans un numéro du Genre humain (revue fondée notamment par Guillaumin) spécial « manipulations ». Ici, et à l’inverse de Brecht qui place le dimorphisme anatomique au fondement de son récit, ce sont les rapports économiques qui différencient les Tchouches, riches et bien-portants, des Tchiches, domestiques opprimés ayant intégré et naturalisé leur « différence ». Si l’oppression dure, c’est que de puissantes fictions la soutiennent : il s’agit donc de trouer celles-ci, et c’est un tel chantier que Wittig entreprend dans tous ses livres.
Pièce maîtresse de l’ouvrage qui reparaît ces jours-ci, initialement publiée en 1985 dans la revue Vlasta. Fictions/utopies amazoniennes, « Paris-la-politique » est un ensemble de vignettes issues de Virgile, non, réécriture de Dante dont l’enfer hétérosexuel ouvre sa brèche à San Francisco. Afin de l’écrire, Wittig a dû se délester d’un autre enfer : celui, féministe et lesbien, des luttes intestines. Pourquoi se battre pour le pouvoir quand on n’a rien ? s’interroge Wittig. Tandis que le « elles » des Guérillères avançait groupé et pluriel, « Paris-la-politique » offre un regard amer sur ce sujet dont Wittig réalise la brutale hétérogénéité, conséquence de l’expérience douloureuse de la désillusion politique à l’origine de son exil américain et de sa répudiation ultérieure du qualificatif « féministe ». En effet, Wittig n’a cessé de lutter contre l’hégémonie du féminisme différentialiste (en particulier « Psych et Po ») et la façon dont ce dernier empêchait toute tentative de penser les luttes d’un point de vue lesbien.
Peu de place aux griefs, cependant : ni ressentiment, ni abjuration, ce qu’elle tire de ces années d’hiver l’oriente vers l’usage de la parole et ce qu’il fait au politique. C’est à cet endroit que Wittig est formaliste au sens fort : le travail de la langue et le déplacement autorisé par la fiction lui permettent d’universaliser son propos « car ici sont décrits des phénomènes qui sont les mêmes dans tous les groupes politiques ».
Jamais Wittig n’est allée aussi loin dans la « confusion des genres » qui caractérise le protagoniste qui porte son nom dans Virgile, non. « Expression écrite politique », Paris-la-politique et autres histoires défait catégories et espèces : paraboles, fables, témoignages, théorie littéraire inspirée de Sarraute, récits sociologiques… De tels « contre-textes » (Wittig revendique le terme) troublent tout rapport analogique à l’espace social : la fiction opère ses déplacements et chaque texte ouvre sur la possibilité d’un renversement. Livre non du renoncement mais de la désillusion (et donc de l’apprentissage), Wittig signe sa sortie de Paris (la-politique) et annonce triomphalement : « Ni dieux ni déesses, ni maîtres ni maîtresses ». De même dans les autres nouvelles, où « l’action est peut-être pour demain », car Nyuma rayonne de puissance dans « Yallankoro », Simon devient Tchiche errant par choix dans « Les Tchiches et les Tchouches », et les « corps » séditieux sont au seuil de leur révolte dans « Le jardin ».
L’ensemble qui reparaît est augmenté d’un texte d’Anne F. Garréta, à qui l’on devait déjà un important essai (« Wittig, la langue-le-politique », 2012) qui alertait sur une tendance interprétative contournant la matérialité de l’écriture de Wittig pour aller directement au concept. Dans Paris-la-politique et autres histoires, la dialectique est un tel concept qui, du haut de son sommet, subit une « panne de caténaire » et vacille.
La magie n’opérant plus, Wittig exhume dans ses fables sans morale ni clôture le « tombeau de la-politique ». Si ses paraboles nous reviennent de l’abîme tel un de profundis, Garréta insiste sur le fait que Paris-la-politique et autres histoires n’est pas écrit de nulle part. Il serait plutôt un « livre errant » au sein d’une géographie familière et inquiétante dont la postface cartographie admirablement les lieux. Livre lacunaire de la fuite sans dehors, de la « chute en abyme » où la fiction est force d’affirmation, reste alors le « petit Wittig » regardant « le fumier sur lequel [il] réside depuis des années se transformer en roses ». Et voilà que refleurissent ces quelques textes.