À quel sein se vouer ? – sur L’Enlèvement de Marco Bellocchio
Deux plans à l’écho troublant illustrent le principe de scission au cœur de L’Enlèvement. Lorsque la police pontificale arrive en pleine nuit au domicile des Mortara pour s’emparer de leur fils Edgardo, au prétexte d’un mystérieux baptême, ce dernier se réfugie sous la robe de sa mère. Plus tard, lors d’une partie de cache-cache, le pape Pie IX lui offre sa soutane comme cachette.
Dans les deux cas, il ne s’agit pas tant de le faire disparaître (les carabiniers savent qu’il est dans la pièce, les habits du pape laissent voir ses pieds) que de lui rappeler où se trouve sa maison. Cette trajectoire d’une robe – et d’une foi – à une autre, constitue l’énigme sur laquelle se penche Marco Bellocchio. Car le regard de cet enfant d’à peine sept ans, terré sous l’ombre des vêtements, traduit à lui seul la fracture d’un pays.
Quand les autorités font face à la porte des Mortara, le plan s’attarde d’abord sur la mezouzah, avant de glisser vers la sonnette que tire le maréchal. D’emblée, par cette main qui ne se pose pas sur l’objet de culte, l’identité religieuse du lieu est niée. La vie familiale s’ordonne pourtant autour des traditions et des prières juives ; en particulier le chéma, que l’on entonne en recouvrant ses yeux de la main droite – traduction d’un effort de concentration supplémentaire –, pour ainsi s’enfouir davantage en soi.
Cette répétition de gestes et de chants permet à Edgardo de fortifier ce lieu en lui où retrouver les siens. Lorsqu’il arrive à Rome, dans la maison des Catéchumènes – séminaire créé pour la conversion, notamment, de juifs et de musulmans –, il laisse tomber la mezouzah donnée par sa mère, avant de la glisser sous son oreiller. Grâce à ce parchemin protecteur – même s’il porte à son cou le crucifix offert à son arrivée – et au chéma qu’il récite sous son drap, palpite toujours en lui ce foyer façonné par le judaïsme.
Ce brouillage entre famille et croyance confère à la déchirure à venir une ampleur mélodramatique bouleversante. Autorisée à voir son fils au séminaire, Mariana (Barbara Ronchi, toujours aussi splendide après Fais de beaux rêves) ne se laisse pas aller, au contraire de son mari, à la docilité que lui impose l’Église ; d’un geste de colère, elle lui arrache son crucifix, pressentant son endoctrinement.
Mais alors qu’Edgardo la quitte de nouveau, il se jette dans ses bras grands ouverts et lui révèle qu’il récite le chéma tous les soirs, en cachette. En une étreinte, la maison intérieure est ravivée. Pour les prêtres, il s’agit d’immédiatement enterrer ce refoulé de judéité : « Il ne s’est rien passé ». Dès lors, est-ce l’enfant ou sa foi qu’il s’agit de sauver ? Faut-il, pour lui éviter de réactiver chez lui cette sensation d’arrachement, le laisser passer de l’autre côté ? C’est autour de cette ambivalence que la lutte pour Edgardo gravite.
Avec cet ordre fou, cette missive presque kafkaïenne – la bonne aurait ondoyé le bébé, malade au berceau, pour qu’il échappe aux limbes –, c’est le train de l’Histoire qui perfore la sphère intime. Le soir du rapt, son père Mamolo (Fausto Russo Alesi qui, après un Cossiga terrifiant dans Esterno notte, interprète un autre impuissant), dans un geste désespéré, est au bord de jeter son fils par la fenêtre. Non pour le tuer, mais pour que ses amis puissent le soustraire à son destin funèbre. En un renversement, c’est le père qui manque de réduire en cendres ce corps innocent, terrifié dans son pyjama blanc.
D’un martyre à un autre, le cinéaste ne fait que mettre en scène la répétition d’un drame : celui d’un enfant cloué malgré lui au pilori.
À l’instant où l’Inquisiteur rédige son acte d’arrestation, inscrit de sa plume le nom d’Edgardo Mortara sur le papier, une escalade dans l’enlèvement s’enclenche : du véritable départ, le lendemain, où un travelling avant accompagne le visage en larmes d’Edgardo – les bras tendus vers un spectateur désarmé –, au kidnapping raté au séminaire, le garçon évolue dans une constante agitation. Si bien qu’il ne paraît plus savoir à qui se vouer.
La conversion forcée d’Edgardo s’apparente à un cheminement vers la lumière. Dans un renversement chromatique, ce sont les Mortara qui se situent du côté de l’obscurité (l’enlèvement qui n’a de cesse d’être repoussé au fil de la nuit) et Pie IX du côté de la clarté (sa soutane blanche sur laquelle les rayons du soleil se réfléchissent). Mais la mise en scène n’est pas dupe de cette inversion des valeurs. Lors de son arrivée à Rome, de jour et par voie maritime, Edgardo aperçoit sur la berge une procession funèbre et comprend que ce nouveau sentier n’est nullement salvateur ; impression redoublée par l’usage de L’Île des morts de Rachmaninov, ainsi que par la reprise du tableau de Arnold Böcklin. La récurrence du poème symphonique, qui permet à Bellocchio de laisser exploser son lyrisme noir, accentue ce sentiment d’une douceur trompeuse. Le voyage n’est qu’une lente dérive sur les eaux agitées de l’Histoire.
L’une des rares séquences oniriques du film souligne l’innocence du personnage vis-à-vis des tiraillements historiques. Face à la sculpture du Christ – présenté à lui comme un autre juif converti, puis tué par les juifs –, Edgardo se lève dans la nuit pour lui retirer ses clous. D’un martyre à un autre, le cinéaste ne fait que mettre en scène la répétition d’un drame : celui d’un enfant cloué malgré lui au pilori. À la manière de ce Christ rêvé qui prend congés en déposant sa couronne d’épines, le garçon, prisonnier du séminaire, ne se veut ni prophète – celui qui permet au pape de maintenir son pouvoir –, ni martyre – symbole de résistance pour la communauté juive et plus largement à l’encontre du pouvoir pontifical.
Dans Esterno notte, l’enlèvement d’Aldo Moro déclenchait une série de réactions en chaîne, toutes mues par un sentiment de panique. Du basculement des Brigades rouges à la paranoïa sécuritaire du gouvernement, l’action politique n’était plus qu’un sursaut d’orgueil, un spasme préservant un édifice en ruines. Ce même principe est à l’œuvre dans L’Enlèvement : si la révolte gronde, c’est un cauchemar qui pousse Pie IX à baptiser, une seconde fois, Edgardo. Endormi, le souverain reçoit la visite de rabbins qui s’amassent autour de son lit, puis le prennent en tenaille pour le circoncire ; une vision prenant sa source dans une caricature aperçue plus tôt dans la presse. Lui qui, à travers l’affaire Mortara, passe par la force pour unifier l’Italie – les parents ont d’ailleurs la possibilité de récupérer leur fils s’ils se convertissent –, agit dans la hantise de voir sa religion lui être ôtée.
Bellocchio et son comédien Paolo Pierobon composent un pape vampirique (son teint pâle) et bouffon (les caricatures le représentant qui s’animent), un maître du monde au milieu d’immenses salles ornées de planisphères. Son corps paraît prompt à basculer dans la folie, jusqu’à cette crise d’épilepsie qui le fait chuter dans les escaliers. Un effondrement auquel fait écho le déboulonnement de sa statue à Bologne et qui, dans un vacarme, se fracasse sur les pavés.
Le Vatican n’est plus qu’un empire fantôme, vidé de l’intérieur – en témoigne sa lourde dette auprès de la banque Rothschild. La gouvernance de Pie IX, pour se justifier de toute action, ne s’incarne d’ailleurs plus qu’à travers un non possumus (« nous ne pouvons pas ») répété jusqu’à l’usure. Plutôt qu’une ouverture vers un catholicisme rédempteur, c’est un rétrécissement de l’être qui est inculqué à Edgardo ; à l’image de ce déjeuner où, en élève modèle, il définit parfaitement le mot dogme, inconscient de ce qui s’est pétrifié en lui.
Si Pie IX est in fine rattrapé par les événements – avec la « brèche de Porta Pia » le 20 septembre 1870, ce mur qui s’effondre et marque la fin de la domination pontificale –, les Mortara le sont bien en amont. Le procès, en 1860, de l’Inquisiteur Pier Gaetano Feletti (interprété par Fabrizio Gifuni qui, après avoir joué Aldo Moro, passe du kidnappé au kidnappeur) est symptomatique d’une impossible synchronisation des temporalités familiale et italienne. Dans un procès qui voit témoigner la bonne, au dialecte peu compréhensible pour les juges (soulevant la question de l’unité de la langue, déjà présente dans Le Traître), la défense fait de Feletti un simple applicateur des lois.
Si, pour la première fois, un inquisiteur est traîné devant les tribunaux, celui-ci est acquitté ; et l’enfant n’est pas restitué. En dépit de la libération de Bologne en 1859, l’avocat confesse à Mamolo qu’il devra attendre celle de Rome pour voir son fils l’être à son tour. Monté en parallèle du procès, la confirmation du petit garçon acte autant son absorption dans la chrétienté que sa défaite face à l’Histoire. Tandis que Mamolo hurle aux larmes dans le tribunal vide, Edgardo obtient – d’un Amen – le sacrement. La légère claque qu’il reçoit sur la joue, et la coupe au noir qui s’ensuit, renvoie sa judéité à l’oubli.
D’une soumission à une autre, circule l’acceptation, troublante, d’un mensonge.
Qu’advient-il de ce corps que les palabres ont échoué à protéger ? Jeune homme, Edgardo s’est « rempli de mensonges », comme sa mère le redoutait. Il finit, dans une intensité similaire à la lutte de ses parents pour le sauver, et à celle du Vatican pour le garder, par déborder de chrétienté. Un état visible lorsqu’il renverse le souverain en fonçant vers lui, dans un excès d’attachement presque comique.
Paradoxalement, celui qui a fait sienne la maison des Catéchumènes (à la libération de Rome il refuse de la quitter pour suivre son frère), a délaissé la mezouzah pour ne plus quitter la croix, est renvoyé à une forme d’infériorité, voire à sa religion première. Pour qu’il se repente, Pie IX lui ordonne d’embrasser le sol, puis d’y dessiner trois croix avec sa langue ; plan convoquant celui de la visite de la communauté juive romaine auprès du pape, où ses membres se voient contraints, pour réparer l’agitation provoquée par les Mortara, d’embrasser les pieds du pape. D’une soumission à une autre, circule l’acceptation, troublante, d’un mensonge.
Détraqué de l’intérieur, attaquant le cortège de la dépouille du pape qu’il accompagnait quelques secondes auparavant, Edgardo finit par rentrer chez lui. Non pour retrouver les siens, mais parce que sa mère se meurt. Seul auprès de son lit, il lui tend une fiole d’eau bénite pour l’ondoyer, dans un élan de conversion qui boucle le film. Mais elle le stoppe, se couvre le visage pour se retrancher en elle et réciter le chéma ; tandis que retentit de nouveau L’Île des morts. « Je suis née juive et je mourrai juive », lui lance-t-elle en se donnant quasiment la mort.
Cette distance impossible à résorber, entre un chrétien et une juive accrochés à leur croyance jusqu’à la folie et la mort, s’inscrit dans un plan large où Edgardo (assis seul dans le couloir) et Mariana (dont la dépouille repose dans la chambre) sont séparés par un mur ; en un miroir brisé des retrouvailles au séminaire. C’est à travers ces deux espaces distincts et irréconciliables que transparaît la véritable fracture, celle inscrite dans la chair.
Plus qu’une âme – Edgardo n’a pu, selon ses préceptes, sauver sa mère des limbes –, c’est un regard qui disparaît. Un regard caméra du fils réactive le souvenir d’une prière, au lit, les yeux dans les yeux. Le contrechamp est désormais impossible. Au risque de se laisser contaminer par la folie de son protagoniste, de dériver à ses côtés sur le courant noir qui mène à l’île des morts, Bellocchio creuse ce mystère d’une hargne opératique. On ne sait ce qu’il reste de la foi d’Edgardo, de sa maison pleine des parties de cache-cache avec ses frères, mais il est certain que le sourire de sa mère s’est effacé.
L’Enlèvement, réalisé par Marco Bellocchio, en salle le 1 novembre