Littérature

Du droit à la parole au droit à la terre – sur Charrue tordue d’Itamar Vieira Junior

Géographe, Chercheuse en littérature

Après l’avant-goût qu’en avait donné la metteuse en scène Christiane Jatahy en l’adaptant au théâtre l’automne dernier, le best-seller brésilien d’Itamar Vieira Junior, Torto arado, rencontre enfin le public français grâce à sa traduction par Jean-Marie Blas de Roblès, publiée en cette rentrée littéraire. Quatre années, le temps du mandat de Jair Bolsonaro, se sont écoulées depuis sa première parution, en 2019, creusant encore davantage les différends sur la propriété de la terre au Brésil.

Un grand couteau déniché par deux sœurs dans un tas de vêtements de leur grand-mère, la curiosité enfantine d’en connaître le goût, un sursaut brusque et du sang qui coule.

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L’ouverture in medias res du roman d’Itamar Vieira Junior donne le ton de son récit et en esquisse le thème fondateur, celui du droit à la parole. La grand-mère exhorte ses petites filles aux yeux ébahis : « ‘Parlez !’, a-t-elle dit, en menaçant de nous arracher la langue, sans se douter que l’une de ses petites-filles serrait déjà la sienne au creux de sa main ». À travers la figure de la catachrèse, métaphore passée dans la langue courante, se dessine un jeu de revirement du sens propre au sens figuré. Langue sectionnée, voix muselée. « L’une de nous s’était amputée, mais l’autre, quand bien même elle s’était sévèrement entaillée, était loin d’avoir perdu sa langue ». En écho au mythe de Philomèle, revendiqué par le féminisme occidental, le silence forcé devient une injonction à la résistance.

Dans un pacte d’interprétation, telles Philomèle et Procné, les deux sœurs Bibiana et Belonísia, qui se confondaient déjà par les sonorités semblables de leurs prénoms, développent une méthode d’interprétation corporelle permettant à l’une de combler les manques de l’autre. Cette symbiose sororale, assortie d’une dépendance mutuelle, sera mise à l’épreuve par des conflits amoureux entraînant le départ de Bibiana hors de la fazenda. Malgré l’éloignement causé par l’amour du même homme, les deux sœurs retrouvent leur communion dans la défense d’une même cause : celle de la lutte pour la terre.

Se déroulant dans le Nordeste au Brésil, le roman donne à voir le système d’exploitation des travailleurs de la fazenda d’Água Negra, microcosme présenté comme un miroir grossissant des injustices au Brésil, qui ne sont pas moins criantes dans « la vie en dehors » selon l’expression d’une des sœurs. Malgré l’exploitation, les travailleurs sont attachés à la terre qui les a vu naître. La tension monte quand l


[1] Itamar Vieira Junior, Crooked Plow, traduit par Johnny Lorenz, Londres, Verso, 2019 ; Aratro Ritorto, traduit par Giacomo Falconi, Bracciano, Tuga Edizioni, 2020 ; Kromme Ploeg, traduit par Marilyn Suy, Amsterdam, Prometheus, 2022 ; Die Stimme meiner Schwester : Roman, traduit par Barbara Mesquita, Francfort, S. Fischer, 2022.

[2] Christiane Jatahy, Depois do silêncio (Après le silence), du 23 novembre au 16 décembre 2022 au Centquatre-paris, avec l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

[3] La Fontaine, Fables, « La vie d’Ésope le Phrygien », Paris, Barbin, 1692 ; Le Livre de poche, 2002, p. 47.

[4] Dorrit Cohn, The Distinction of Fiction, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1999 ; Le Propre de la fiction, traduit par Claude Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 2001, p. 133.

[5] Robert Pogue Harrison, The Dominion of the Dead, Chicago, University of Chicago Press, 2003 ; Les Morts, traduit par Florence Naugrette, Paris, Le Pommier, 2003, p. 8.

[6] David Harvey, The New Imperialism, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 63-83 ; Le nouvel impérialisme, traduit par Jean Batou et Christakis Georgiou, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.

[7] Emmanuelle Peraldo, « Écocritique », Guide des humanités environnementales, sous la direction d’Aurélie Choné, Isabelle Hajek et Philippe Hamman, Villeneuve d’Asc, Presses universitaires du Septentrion, (coll. « Environnement et Société »), 2016.

Wallerand Bazin

Géographe, Doctorant en Géographie humaine à la School of Geography and the Environment de l’Université d’Oxford

Elisabeth Darrobers

Chercheuse en littérature, Doctorante en Littérature comparée à la faculté des Lettres de Sorbonne Université

Notes

[1] Itamar Vieira Junior, Crooked Plow, traduit par Johnny Lorenz, Londres, Verso, 2019 ; Aratro Ritorto, traduit par Giacomo Falconi, Bracciano, Tuga Edizioni, 2020 ; Kromme Ploeg, traduit par Marilyn Suy, Amsterdam, Prometheus, 2022 ; Die Stimme meiner Schwester : Roman, traduit par Barbara Mesquita, Francfort, S. Fischer, 2022.

[2] Christiane Jatahy, Depois do silêncio (Après le silence), du 23 novembre au 16 décembre 2022 au Centquatre-paris, avec l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

[3] La Fontaine, Fables, « La vie d’Ésope le Phrygien », Paris, Barbin, 1692 ; Le Livre de poche, 2002, p. 47.

[4] Dorrit Cohn, The Distinction of Fiction, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1999 ; Le Propre de la fiction, traduit par Claude Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 2001, p. 133.

[5] Robert Pogue Harrison, The Dominion of the Dead, Chicago, University of Chicago Press, 2003 ; Les Morts, traduit par Florence Naugrette, Paris, Le Pommier, 2003, p. 8.

[6] David Harvey, The New Imperialism, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 63-83 ; Le nouvel impérialisme, traduit par Jean Batou et Christakis Georgiou, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.

[7] Emmanuelle Peraldo, « Écocritique », Guide des humanités environnementales, sous la direction d’Aurélie Choné, Isabelle Hajek et Philippe Hamman, Villeneuve d’Asc, Presses universitaires du Septentrion, (coll. « Environnement et Société »), 2016.