La vie des cages – sur l’exposition « Animal politique » de Gilles Aillaud
Pour Aristote, l’auteur de cette fameuse formule, l’être humain est bien un tel « animal politique », c’est-à-dire un animal social, « doué de logos ». D’entrée de jeu, ce titre est problématique, mais il a le mérite de nous faire entrer à pieds joints dans la complexité de la démarche picturale.
C’est sans doute les propos de Jean-Christophe Bailly, au sujet du logos de l’animal, qui sont les plus éclairants : « l’animal n’est pas l’homme encore en enfance, il est ailleurs, il est lui-même, il est comme un pays et là, dans ce pays qu’il est, sans logos il dispose du logos, ce qui ne revient pas à dire qu’il parle ou qu’il pense à la façon des hommes, mais qu’il est lui-même lancé comme une pensée qui va[1] ». Visiter cette exposition, c’est arpenter ce pays si particulier. C’est tenter de saisir l’ambitieuse réflexion philosophique d’un peintre qui a fait du caractère pensant et pensif de l’animal le motif incarné de sa peinture.
Le travail de Gilles Aillaud est aussi trompeur que les apparences elles-mêmes. Lorsqu’en 1978, ce dernier est interrogé sur le sens de son œuvre sur France Culture, à la question de savoir s’il y aurait une symbolique à peindre des animaux enfermés dans des cages, il répond : ce que vous voyez est ce que vous voyez, de la peinture, rien de plus. Rien n’est symbolique ou métaphorique. Vous voyez un singe dans une cage. Et non une image de l’homme. Vous voyez un singe dans une cage. Certes, l’homme a mis le singe dans la cage. Certes, il l’a mis là pour pouvoir le regarder. Mais il n’y a pas de message. Car il s’agit de peinture, de matière et de présence, avant tout. Et si la peinture répond aux enjeux du pouvoir à sa manière, c’est avec les moyens techniques qui lui sont propres et ses outils silencieux qu’elle le fait.
Certes l’époque où ces œuvres sont réalisées est bien celle des travaux de Michel Foucault (on citera bien entendu Surveiller et punir, 1975) ; et c’est aussi l’époque des actions du GIP visant à rendre publiques les conditions de détention effroyables dans les prisons françaises (le Groupe Information sur les Prisons prend naissance en 1971). Cependant, même si Aillaud a conscience de ces enjeux, s’il s’en nourrit, et si cela permet de contextualiser la couleur du temps dans lequel son travail s’inscrit, il ne faut jamais oublier le médium choisi. Car c’est justement en choisissant de peindre que son message prend une charge éminemment politique, décuplant la puissance de son geste, qui n’a rien de métaphorique et rien d’illustratif.
Pour Aillaud, la peinture, comme la vérité, se refuse et se donne dans le même temps. La peinture se bat en permanence entre visibilité et invisibilité. « Il n’y a pas de chose pleinement observable, pas d’inspection de la chose qui soit sans lacune et qui soit totale[2] », écrivait Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible. C’est là une question phénoménologique. Au zoo, comme face au tableau, l’animal est devant nos yeux, mais Aillaud met en scène cette vision qui n’a rien de naturel, et qui restera toujours partielle. Cette mécanique de visibilité s’incarne en première lieu par le subterfuge de la représentation de la cage dans laquelle l’animal est captif, et dont les barreaux ou grillages sont très souvent signifiés au premier plan.
« Peindre les choses comme elles le veulent », disait le peintre.
À l’instar du bord de la table dans les nature-mortes flamandes, le peintre ménage un effet de seuil en peignant une rambarde (Intérieur et hippopotame, 1970) ; il peut aussi sur-signifier l’enclos en zébrant tout le premier plan de barres verticales (Cage aux lions, 1967) ; ou encore représenter les grilles par des effets d’ombre (Panthères, 1977). Aillaud le confirme : ce qui le fascine, dans ces allées du jardin zoologique de Vincennes où il croque et photographie, c’est bien que l’animal y est dévoilé comme « extraordinairement apparent, et beaucoup plus qu’il ne voudrait l’être ». Sur-apparent, derrière des barreaux, qui pourtant le propulsent au second plan. Il y a là un excès, une charge surnuméraire d’apparence. Dans le zoo, l’animal ne peut se dérober à la vue : il est sans secret. Et pourtant son énigme, celle de son logos même, reste absolument entière. Cette situation critique, si paradoxale, est le véritable sujet de cette peinture. En réalité, Aillaud peint une monstrueuse visibilité : monstrueuse pour ce qui se donne à voir, cette cruelle mise à nu ; monstrueuse aussi pour la part manquante, l’impossible accès à l’animal avec lequel toute relation semble désormais impossible.
« Peindre les choses comme elles le veulent », disait le peintre. Francis Ponge, avec son Parti pris des choses (1942) est tout proche, lui qui peignait en poète une huître ou du pain. Jean-Christophe Bailly, avec son livre Le parti pris des animaux, a su voir à quel point Ponge et Aillaud devaient se rencontrer et être commentés ensemble. Ajoutons à sa suite que le parti pris de Gilles Aillaud est bien un choix matérialiste, tout entier contenu dans l’écologie de son regard, dans l’économie de son attention. « Rabaisser les puissants m’intéresse moins que glorifier les humbles […] le galet, l’ouvrier, la crevette, le tronc d’arbre, et tout le monde inanimé, ce qui ne parle pas[3] », écrivait Ponge.
Et chez Aillaud, n’avons-nous pas sous les yeux la vie des cages, une vie peuplée d’otaries et d’hippopotames, la vie de ce monde qui ne parle pas comme le monde des humains ? Aillaud s’intéresse précisément aux animaux en tant que leurs silences ouvrent des mondes, que leurs attitudes dévoilent des postures d’être spécifiques. Son parti pris est toujours une question de cadrage, de choix, de découpe. Et chez lui, les cadres sont extrêmement affirmés, jamais laissés au hasard. À cet égard, l’exemple le plus frappant est Éléphants et clous (1970) : la masse de l’animal sature le plan de ses pattes tronquées et de sa trompe sectionnée, la vie de l’éléphant est réduite à des signes qui permettent de l’identifier, entre un tas d’herbes minces et une frontière de clous au sol. Tout ici dit la misère de la claustration, et la blessure du manque d’espace.
L’un des maîtres en peinture de Gilles Aillaud était Édouard Manet, Manet qui affirmait vouloir être le « Saint-François de la nature-morte », le Saint-François des choses inanimées, des choses humbles et simples : un citron, une asperge. « Un peintre peut dire tout ce qu’il veut avec des fruits ou des fleurs et même des nuages »[4], affirmait-il. Aillaud est-il quant à lui le Saint-François des animaux en cage ? Oui, et cela avec la plus immense des modesties, en faisant de la distance incommensurable qui le sépare des bêtes son plus grand moteur de regard. Car la distance est là, bien là, mais elle nourrit une puissante machinerie de peinture qui a tout d’une éthologie, c’est-à-dire d’une attention scientifique accordée aux comportements. Que regarde le peintre exactement ? Il se rend avant tout attentif à l’état de l’animal : est-il en état de veille ou de sommeil ? Est-il statique ou en mouvement ? Habite-t-il son espace ou au contraire est-il habité par lui ? Quelle est la vitesse de ce perroquet ? La puissance vitale de ce python ? Comment mesurer l’énergie captive dans le corps de ce rhinocéros inerte ? La vélocité sera à jamais dérobée à la staticité de la peinture. La peinture représente cette impossible course. Et l’immobilité est ce qui reste de l’animal en cage.
Car les animaux dans les zoos, s’ils ne sont pas des métaphores des humains, sont pourtant des personnifications de la mise au ban
Le zoo est une hétérotopie[5], un lieu sans lieu, un espace-autre, selon la terminologie de Michel Foucault. Et en cela, il constitue un terrain de jeu extraordinaire pour un artiste qui décide de s’y installer (on remarquera au passage la rareté d’une telle démarche[6]). Le zoo est un territoire de l’artifice et de la vie mêlée. Car dans les zoos, on ne se contente pas seulement de placer les animaux dans des cages pour les donner à voir (ce serait là le geste du naturaliste étudiant strictement l’animal pour l’inventorier), il faut encore créer un contexte folklorique pour donner l’illusion d’un milieu de vie. Et cela fait jubiler le pinceau du peintre, qui connaît aussi les rouages de la scène de théâtre : plantes exotiques artificielles, arborescences factices, accessoires de volières, rochers de stucs, et autres rocailles de béton en trompe l’œil. On imite la nature et on singe l’exotisme. Dans ce monde, tout est faux, sauf la vie mise sous clé.
Au milieu des toiles, l’une d’elles ne peut qu’attirer l’attention : Réalité quotidienne des travailleurs de la mine (Fouquières-lès-Lens) n°6, 1971. Des visages humains. Deux hommes font face aux spectateurs, et c’est presque une intrusion dans ce monde animalier. Cette toile fait explicitement référence à la catastrophe minière de Fouquières-lès-Lens de 1970, durant laquelle un coup de grisou tua seize mineurs. Elle dit également l’engagement politique de Aillaud, son compagnonnage avec la Gauche Prolétarienne, son positionnement pour un art en connexion avec la réalité sociale. Les visages sont recouverts d’un masque charbonneux laissant à peine deviner les yeux – des fentes plus claires, si étranges qu’elles mettent mal à l’aise – et le modelé de la bouche. Ces hommes nous toisent, peut-être nous rendent-ils coupables de leur mort, tels des revenants inquisiteurs. Par sa construction, l’œuvre évoque Le Balcon de Manet, qu’Aillaud inverse avec brio : ce n’est plus la bourgeoisie qui nous regarde accoudée à la balustrade, mais le peuple qui meurt.
Il semblerait que le militantisme de l’artiste – qui s’affirme surtout dans les années 1968-1970 avec un nombre de toiles limité – se soit progressivement détourné des hommes pour se consacrer aux animaux. L’artiste a trouvé son site, son sujet, dans les zoos, afin d’être au plus près de ceux qui n’auront jamais la parole. Car les animaux dans les zoos, s’ils ne sont pas des métaphores des humains, sont pourtant des personnifications de la mise au ban : les animaux, pour en arriver là, ont bel et bien été marginalisés, réduits dans leurs cages à des silhouettes qui survivent.
Dans la dernière partie de sa vie, la peinture de Gilles Aillaud quitte le confinement des zoos, et prend le large : au Kenya, dès les années 1990. La rigueur moderniste de la grille bouchant l’horizon laisse la place à la dilution aquarellée de paysages immensément ouverts. Le ciel enfin, et la légèreté d’un vol d’oiseaux. Il est très émouvant de voir que désormais les corps des animaux se fondent dans le bleu du ciel qu’ils épousent. Le cou d’une girafe se mêle aux nuages. Cela contraste tellement avec les formes closes et cernées de la première période qu’on en ressent un immense soulagement. Vinciane Despret, lors de sa visite de l’exposition, parle du « luxe » de cet Éléphant après la pluie (1991). Luxe d’être si petit dans une si grande étendue, luxe de nous tourner le dos, luxe de marcher à son rythme, luxe de vivre dans le vaste, et de pouvoir enfin disparaître.
« Gilles Aillaud – Animal politique », une exposition au Centre Pompidou à Paris, jusqu’au 26 février 2024.