Littérature

L’autre affaire Monica – sur Le prix fort de David Rochefort

Journaliste

Dans les années qui suivent la chute du Mur de Berlin, deux Monica défraient la chronique : l’une est stagiaire à la Maison Blanche, l’autre domine le circuit féminin de tennis. Du moins jusqu’à ce 30 avril 1993, jour où Monica Seles est poignardée dans le dos au cours d’un tournoi à Hambourg. Dans son cinquième roman, David Rochefort revisite ce fait divers très singulier qui met à face à face une championne yougoslave pas encore américaine et un enfant égaré de l’ex-RDA, amoureux fou de Steffi Graf, la grande rivale ouest-allemande de Seles. Une tragédie moderne mise en scène en trois actes.

Assuré de terminer pour la huitième fois l’année numéro 1 mondial, quelle que soit l’issue du dernier tournoi de la saison, qu’il dispute actuellement, Novak Djokovic sera de retour en début d’année.

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Alors pour patienter jusqu’à Melbourne, courez chez votre libraire et offrez-vous le dernier opus de David Rochefort dont l’espace-temps est l’âge d’or du tennis féminin et l’un des deux personnages principaux une autre surdouée des courts, Serbe elle aussi, victorieuse de huit tournois du Grand Chelem et de trois Masters avant ses vingt ans : Monica Seles.

La raquette et la plume ont toujours fait bon ménage, une question de style peut-être. Ou de contraintes. Le tennis s’invite une douzaine de fois dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Il apparaît également dans l’œuvre de Nabokov, de Duras ou de Sollers. Et Soljenitsyne avait fait aménager un court dans son asile américain. Le tennis est alors inéluctablement associé à l’aristocratie. D’ailleurs, Maupassant le méprisait, l’inimitable Antoine Blondin rebaptisant pour sa part Roland-Garros « roulant-carrosse ».

David Rochefort connaît ses classiques : dans le portrait qu’il brosse de Günter Parche, l’agresseur de Seles, il s’en réfère justement à Proust. « Tout comme […] Swann […] pouvait dire à propos d’Odette, “ Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ”, on pourrait écrire à ton propos en guise de pastiche, “ Dire que tu as gâché ta vie pour un sport qui ne t’intéressait pas ”. » Le prix fort c’est l’histoire « d’un individu qui s’est pris de passion pour ses rêves et qui a laissé les fables qu’il avait inventées dévorer sa vie – puis dévorer celle des autres », expose l’auteur.

L’ouvrage est construit en trois parties : Crépuscule, Nuit, Aube. Trois portraits, en fait : d’abord, celui de Monica Seles, écrit à la deuxième personne du singulier, dans un palpitant compte à rebours qui va conduire l’héroïne jusqu’à l’instant fatidique ; puis, dans un habile « changement de côté », comme entre deux jeux, celui – toujours sur le mode du tutoiement – de Günter Parche, dont on ne sait objectivement pas grand-chose si ce n’est que sa vie épouse à peu près celle de la RDA, né en 1954 «  dans une jeune nation occupée à sa reconstruction et au progrès socialiste de l’humanité », ayant vécu l’édification du Mur de Berlin en 1961 puis sa démolition en 1989, et entretenu dans l’intervalle un feu intérieur dont la propagation des flammes l’amènera, au bout d’un autre inquiétant compte à rebours, à quitter sa Thuringe natale pour entreprendre le funeste voyage de Hambourg, « avec ce couteau de paysan, un couteau à désosser qu’on utilise pour tuer les cochons » ; enfin, presque un autoportrait où Rochefort, dans la continuité du tout premier chapitre, dévoile à son lecteur un peu des arcanes du travail de romancier.

Des coups de couteau dans le dos, Monica Seles en aura reçus tout au long de sa fulgurante carrière. À peine arrivée au sommet de la hiérarchie, tout le monde semblait déjà souhaiter sa chute. « De quel crime t’étais-tu rendue coupable ? », s’interroge l’auteur. Au tennis, Monica a pourtant rendu au centuple ce qu’il lui a donné. « Elle traversera le monde professionnel avec un sourire permanent qu’on prendra pour de l’insolence. Elle répondra aux questions des journalistes par des fous rires qu’on prendra pour de la bêtise. Elle sera toujours à côté, incapable de correspondre à ce qu’on attend d’elle. J’ai envie de croire qu’elle joue sans arrière-pensée. Dans les gradins, le “clan Seles”, comme on dit, est célèbre pour ses applaudissements quand les adversaires de Monica marquent un beau point, réussissent un beau coup ». Monica est une jeune fille bien élevée, qui aime son sport, ne déteste pas le public et répond volontiers à toutes les sollicitations. Mais elle ne peut être innocente et son honneur sera donc « livré aux chiens », à l’instar de celui d’un certain Pierre Bérégovoy, retrouvé une balle dans la tête – pure coïncidence calendaire – le lendemain de l’agression de Hambourg.

Monica change de coiffure, elle joue la star. Monica déclare forfait pour Wimbledon à cause d’une blessure au tibia, elle devient snob. « Les médias t’avaient prise en grippe. Au début, pour ta première couverture de magazine en Yougoslavie, tu étais encore une enfant et tu rougissais, tu trouvais ça incroyable que des gens puissent te reconnaître dans la rue, dans les allées du supermarché. Mais ensuite, depuis que tu enchaînais les victoires, tu étais devenue l’objet de railleries dans le monde entier, une cible facile. Personne ne te faciliterait la tâche. » Parce qu’on ne pouvait objectivement dénigrer son jeu, nonobstant un revers à deux mains peu académique mais ô combien dévastateur, pas plus qu’on ne pouvait lui reprocher d’être moins jolie que Steffi et encore moins d’être née à Novi Sad, en territoire serbe (elle n’avait pas déclenché la guerre des Balkans), on avait trouvé comme angle d’attaque les cris que Monica poussait à chacun de ses coups de raquette. « Le Los Angeles Times avait décrit ce bruit comme le mélange d’un hurlement et d’un rot. Le bruit d’un homme qui tomberait du trente-et-unième étage. Des journalistes anglais les avaient mesurés (ils n’avaient rien d’autre à faire de leur vie ?) : 93,2 décibels, soit le volume d’un marteau-piqueur. » « Shut up Monica », avait même titré un tabloïd anglais. Bonne fille, Monica avait essayé de réprimer ces stridulations qui ne convenaient pas, ce qui revenait à jouer contre nature, une explication, sans doute, à sa défaite en finale à Wimbledon en 1992 face à Graf.

Cette adversité malsaine ne marquera jamais de pause. Après son agression, la quasi-totalité de ses sponsors la laisseront tomber comme une serviette en éponge imbibée de sueur dans la terre battue. Quant à la solidarité, elle n’a pas sa place dans la compétition. L’ultime coup de poignard sera asséné par le cancer, qui foudroiera, peu de temps après, Karoly Seles, le père inconditionnel et entraîneur adoré.

La description que fait Rochefort de la chute du Mur est d’autant plus intéressante qu’il inverse le regard en enjambant le filet.

La même narration incarnée préside au portrait de Günter Parche, qui est également en creux celui d’un satellite de l’Union soviétique et d’une époque. « C’est donc dans ce pays que tu as grandi, que tu as fait ta scolarité, ton entrée dans le monde du travail. Si j’osais une formule, je dirais que c’était un pays rassurant dans le mauvais sens du terme. […] C’est là, alors que tu avais trente-cinq ans, qu’il s’est produit un phénomène incroyable, presque unique dans l’histoire : quasi du jour au lendemain, un pays a changé de système politique, de modèle économique, d’organisation sociale, de partenaires géopolitiques, de frontières géographiques. Il n’y a que la langue qui soit restée la même. » La description que fait l’auteur de ce mouvement de bascule est d’autant plus intéressante qu’il inverse le regard en enjambant le filet. Vue de l’Ouest, la chute du Mur est une libération, un passage vers la liberté et le progrès. Mais Rochefort se met aussi dans la peau de tous ces « gens humbles, des petits ouvriers nés dans les années 1940, pendant un désastre inimaginable, dans un effondrement du monde, qui avaient grandi dans un univers clos […], qui avaient un travail garanti, un appartement, des loisirs, et à qui tout cela a été arraché […], et à qui on a demandé de dire merci. »

Günter Parche compte désormais parmi les trois millions de chômeurs d’une population de seize millions d’habitants. Pour autant, il a toujours haï le communisme et son système égalitaire. Surtout, la fin de ce régime ouvre un nouveau temps dans son amour pour Steffi Graf. Vécu jusqu’à présent par le biais du visionnage de cassettes sur un magnétoscope acquis en échange de dix mois de salaire, celui-ci s’écrit désormais dans le même pays : l’Allemagne, qui réunit enfin le désir et son objet. Le plus fascinant, c’est qu’en réalité, Parche se moque du tennis, seule l’intéresse la femme Steffi Graf, ou plutôt l’image que, depuis son grenier, il a clandestinement projeté sur elle, eine Traumfrau, une fille de rêve. « Steffi est belle, d’une beauté qui te coupe le souffle. Elle est l’incarnation de quelque chose que tu pressens, d’une idée, de la Beauté descendue sur Terre. Steffi est grande, blonde, parfaite. Elle a des yeux qui vous irradient, un regard qui fascine. Elle a un corps comme tu n’oserais pas en rêver, des jambes interminables, “les plus belles jambes du circuit ”, expliqueras-tu et tu t’interdis d’y penser de façon plus précise. »

Essayer de la rencontrer, aujourd’hui que les barbelés ont été effacés ? Lui dire toute son admiration ? Lui demander une photo dédicacée ? Aurait-on l’idée de demander un autographe à Dieu ? Lui écrire, en revanche, oui, mais pas directement, comme on fait une offrande votive en remerciement d’une grâce obtenue. Car Graf a donné des couleurs à la vie grise de Parche. Alors la voir « doublée par une adolescente serbe ! Toute petite, trop mince, trop jeune, trop vulgaire, sans charme, sans finesse, capricieuse, entêtée, horrible. […] Ça n’est

tout simplement plus vivable pour toi. » Non, Monica Seles n’écrira pas le mot « fin » de l’idylle à sens unique entre Günter et Steffi. Non, elle ne rabaissera pas au niveau des mortels la divinité que Parche a créée. Porté par quelque chose de sacré, le fan devenu fanatique décide donc de frapper un grand coup, aucunement par soif de célébrité, uniquement par amour, dans un pacte faustien qu’il a unilatéralement scellé.

Est-on responsable de ses actes ? « Est-on responsable des rêves qu’on inspire ? ». Parche sera jugé non pas pour tentative d’homicide mais pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Et la justice allemande fera preuve de clémence. « Présenté comme un enfant manquant d’intelligence, reconnu capable d’exprimer du remords, il sera condamné à deux ans de prison avec sursis. » Monica, quant à elle, ne redeviendra jamais tout à fait Seles. Après dix-huit mois d’arrêt forcé, période durant laquelle elle deviendra américaine, l’ancienne numéro un mondial parviendra tout de même à remporter un nouvel Open d’Australie, en 1996, à vingt-deux ans, et puis plus rien. Le prix fort, un roman qui se dévore comme le super tie-break au cinquième set d’une finale d’un tournoi du Grand Chelem.

David Rochefort, Le prix fort, 173 pages, éditions En exergue, 19 euros.


Nicolas Guillon

Journaliste