Spectacle vivant

Faire fondre les images gelées – sur Carte Noire nommée désir de Rébecca Chaillon

Sociologue du théâtre

La force politique inédite du spectacle de Rébecca Chaillon tient notamment à la façon dont il assume une conflictualité constructive avec les spectateur.ices. À une époque où on tend à réduire le débat démocratique à l’alternative entre clash violents formulant des différents irréconciliables et consensus mou souvent réalisé au prix de l’écrasement des points de vue minoritaires, c’est peu dire que l’esthétique de l’ambivalence de Carte Noire nommée désir tranche.

Ce n’est pas souvent, au théâtre, qu’on a la sensation d’assister à un événement. C’est ce que j’ai ressenti la première fois que j’ai vu Carte Noire nommée désir, en février 2022. Pourtant, c’était avant que le spectacle ne devienne un véritable phénomène médiatique et avant que son effet d’électrochoc s’actualise dans une réception violente, sur les réseaux sociaux et lors de représentations du spectacle au Festival d’Avignon en juillet 2023. On était à vrai dire un peu « entre nous » ce soir-là, au Carreau du Temple, dans cet entre-soi qu’on reproche souvent aux spectacles militants. Nous ? Des personnes à la sensibilité de gauche, anti-racistes et féministes, parmi lesquel.les beaucoup de personnes queer et LGBTQI+, de personnes racisées et d’allié.es. On pourrait parler de réception communautaire, non au sens d’un repli identitaire mais au sens où la plupart des spectateur.ices se sentaient en familiarité politique et d’être au monde avec les artistes et avec le spectacle.

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Il faut dire que, quand on est une personne racisée et/ou appartenant à une minorité de genre ou sexuelle, aujourd’hui encore, on ne se sent pas seulement en minorité dans la société de tous les jours, on se sent souvent en fragilité – et pas tout à fait en sécurité. Alors oui, parfois, ça fait du bien de se sentir entouré.es de gens certes très différent.es les un.es des autres et de nous, mais dont on pressent et ressent qu’ils et elles partagent cette expérience de vie et cette expérience de la vie en commun. Et quand on s’était levé.es à la fin, ce n’était pas qu’une standing ovation, c’était un mouvement de joie collectif, une façon de dire notre reconnaissance et de renvoyer un peu de l’énergie vitale que le spectacle et les performeuses nous avaient si généreusement donné.

En sortant, je m’étais dit que je voulais absolument revoir Carte Noire, et pas qu’une fois. D’abord, parce qu’il m’avait mis une claque comme aucun spectacle depuis Rwanda 94 (et c’était en 2002) et que la richesse et la densité de cette traversée des formes théâtrales et performatives, cette succession de chocs visuels, poétiques, émotionnels, ce feu d’artifice d’outils scéniques n’était pas absorbable en une seule fois. Mais je voulais le revoir au moins autant parce que j’étais très curieuse de savoir si et comment ce choc indissolublement esthétique et politique pouvait être absorbable par les spectateur.ices du théâtre public. J’avais un gros doute et pour être honnête, j’étais persuadée que Carte Noire serait mal reçu ou au mieux, non reçu. Il faut dire que ce spectacle tranche singulièrement avec les esthétiques de la consolation qui abondent sur les scènes depuis quelques années. Il faut dire aussi que Carte Noire peut aussi s’interpréter comme une défense et illustration artistique de la pertinence et de la force de l’anti-racisme politique et que si le spectacle offre par sa construction même une forme de politique de réconciliation, c’est en ce qu’il incarne le slogan « pas de justice, pas de paix ».

Or, ces dernières années, tous les artistes de la scène qui ont exprimé ces positions dans leur prise de parole publiques sur la question raciale se sont vus violemment disqualifiés. J’ai pensé au collectif qui s’était constitué pour s’opposer au spectacle Exhibit B, un spectacle auquel celles et ceux qu’on a trop vite qualifié.es de « militant.es » en faisant comme s’ils et elles n’étaient pas pour beaucoup des artistes, reprochaient le décrochage entre une bonne intention anti-raciste et l’utilisation d’outils scéniques qui reconduisaient pour les personnages racisés représentés comme pour les interprètes racisé.es présent.es face aux spectateur.ices une réassignation à une position de victime passive, subissant l’Histoire. J’ai pensé à l’affaire plus récente encore des Suppliantes en 2019 et à la fin de non-recevoir massive des critiques formulées contre un projet théâtral qui s’estimait autorisé à recourir à des codes esthétiques relevant du blackface, au motif que l’intention du metteur en scène n’était pas raciste. J’ai pensé aux réactions très virulentes contre la prise de parole de la comédienne Aïssa Maïga, conceptrice de l’ouvrage collectif Noire n’est pas mon métier, qui avait osé compter les personnes noires présentes dans la salle de la cérémonie des Césars en 2020, l’objet du scandale médiatique ayant été ce geste de compter et non le chiffre auquel elle était arrivée et les discriminations raciales spectaculaires qu’il révélait.

Puis, j’ai revu Carte Noire en octobre 2022 au Théâtre Vidy Lausanne puis à Avignon en juillet 2023, devant un public beaucoup plus représentatif des spectateur.ices de théâtre. Et j’ai constaté avec autant de joie que d’incompréhension que je m’étais trompée : le spectacle est acclamé. Cela ne signifie pas qu’il fait l’unanimité dans toute la société, notamment auprès de la frange de la population qui va de la fachosphère à la vieille France conservatrice. Au contraire, la violence des agressions physiques et verbales a été telle que que Rebecca Chaillon a fini par déposer plainte pour « cyberharcèlement et apologie de crime contre l’humanité »[1] et qu’une des comédiennes a dû renoncer à la tournée parisienne de l’automne 2023. Elle s’est fait agresser plusieurs fois dans la rue et prendre à partie depuis les dates avignonnaises. A l’Odéon, ce sont d’autres artistes, d’autres autrices, qui diront à sa place la partition qu’elle a écrite, qui porteront sa parole et qui y ajouteront les leurs. Leonora Miano, Rokhaya Diallo, Alice Diop, entre autres, ont répondu présentes. C’est aussi en cela que ce spectacle fait événement. Parce qu’il donne à voir d’une sororité et une solidarité en acte et en art. Et parce qu’il assume ainsi d’être aussi une performance, réactive, qui s’adapte, un corps vivant souple, qui esquive les coups et se tient debout, quoi qu’il arrive. Un corps fait de multiples corps, de multiples voix.

Mais cette fois, le monde du théâtral public ne s’est pas entre déchiré, il a fait corps contre cet adversaire extérieur : quand, au cours de deux des représentations données durant le festival d’Avignon, un spectateur subitement incapable de distinguer les actions théâtrales (prendre les sacs des spectateur.ices et les déplacer sur la scène pour figurer la colonisation dans le cadre d’un jeu de devinettes inspiré du Time’s Up) d’actions réelles a agressé physiquement une des performeuses en plein spectacle et que des messages au racisme décomplexé ont ciblé l’équipe de création, les grandes figures du théâtre public ont pris position publiquement pour soutenir le spectacle et les artistes, et n’ont pas hésité à dénoncer ces actes et à les qualifier explicitement d’actes racistes. Cette fois, le monde du théâtral public ne s’est pas entre déchiré, il a fait corps contre un adversaire extérieur et si on devait chercher des parallèles avec des controverses antérieures, ils seraient plutôt du côté des spectacles de Castellucci ou de Garcia attaqués par les intégristes catholiques et l’extrême droite.

Est-ce le signe d’une prise de conscience collective du champ théâtral ? Ou simplement que le propos anti-raciste étant cette fois tenu depuis la scène et formulé avec des outils esthétiques, protéger la liberté de création contre des publics hostiles implique dès lors de protéger la liberté de Rébecca Chaillon et de son équipe de tenir ce discours scénique ? Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que ce spectacle est pour moi une leçon de théâtre et une leçon sur les pouvoirs politiques du théâtre et je voudrais à présent tâcher d’expliquer en quoi.

C’est peut-être avant tout que si Carte Noire nommée désir produit un effet euphorisant pour certain.es spectateur.ices, c’est néanmoins un spectacle dysphorique. Dans Dysphoria Mundi [2], un ouvrage paru peu après la création du spectacle et qui entretient plus d’un lien de parenté avec l’œuvre de Rébecca Chaillon, le philosophe Paul B. Preciado propose de penser la dysphorie au-delà du genre et de la penser non plus comme une maladie mentale mais comme une « inadéquation politique et esthétique »[3] à un monde malade. Cette posture dysphorique ouvre une brèche entre deux régimes épistémologiques et esthétiques, si on entend l’esthétique non comme un champ à part de la vie constitué d’objets spécifiques et autonomes mais comme « l’articulation entre l’organisation sociale de la vie, la structure de la perception et la configuration d’une expérience sensorielle partagée. »[4] L’esthétique n’est pas un champ de bataille secondaire de la guerre économique, sociale et politique en cours. C’est même le champ de bataille fondamental puisque tout l’édifice de la domination « repos(e) sur une esthétique hégémonique qui limit(e) le champ de la perception, brid(e) la sensibilité et capt(e) le désir. »[5] « Carte Noire nommée désir ». Quels sont les objets de notre désir ? Quels désirs suscitent les objets ? De quoi notre désir est-il le nom ? Apprendre à désirer autrement implique d’apprendre à rêver et à imaginer autrement, implique donc des « pratiques de destitution et de restitution des signes et des récits »[6] .

Et parmi les signes à destituer, il y a les stéréotypes, soit l’arme esthétique la plus redoutable au service du maintien d’un ordre hiérarchisé du monde capitaliste sexué et racialisé. Les stéréotypes sont toujours l’expression d’un rapport de pouvoir social inscrit au cœur de nos représentations culturelles. Par exemple, les stéréotypes sexistes-racistes qui érotisent-exotisent les femmes racisées pour mieux faire vendre du café. Double, triple peine que subissent des personnes non pas invisibles mais pire, du même mouvement reléguées dans les marges de l’humanité et sur-exposées, exploitées dans leurs corps physiques autant que dans les images de leur corps version papier glacé.

Le stéréotype, c’est l’image à laquelle a droit celui ou celle qui n’a pas droit à la complexité et la pluralité parce qu’il ou elle n’a pas droit à l’appartenance de plain-pied à l’humanité. Le stéréotype, c’est une image figée, gelée, qui altérise et essentialise certaines personnes au nom de leur appartenance supposée à tel ou tel groupe pas toujours entièrement déshumanisé mais toujours sous-humanisé. Une image qui réduit à quelques traits supposés caractéristiques, définis uniquement par différence avec une norme implicite (la blanchité, la masculinité, l’hétérosexualité) mais aussi qui, elle, n’est jamais nommée, jamais visible comme telle, qui a le privilège d’être transparente puisqu’elle est, non comme elle l’affirme souvent, l’incarnation du neutre et de l’universel, mais le centre depuis lequel le monde et ces « autres » sont regardés. Le stéréotype, c’est aussi une image figée dans sa répétition à l’infini, qui naturalise la prétendue différence/infériorité et conforte la justification de la place au sein de la société des membres des groupes sociaux ainsi caricaturés … et de ceux qui les caricaturent.

À ceux et celles qui refusent de voir le lien entre les représentations culturelles stéréotypées et le racisme systémique, rappelons que les lois de ségrégation raciale en vigueur aux États-Unis de la fin du XIXe siècle aux années 1960 se sont appelées : « lois Jim Crow », du nom du plus célèbre personnage des minstrel shows, joué en blackface. Et rappelons que le blackface est une pratique culturelle consistant à ce qu’un comédien blanc se barbouille le visage de maquillage sombre, se fasse des grosses lèvres rouges et de gros yeux blancs étonnés, soit une image caricaturale raciste, ces traits physiques étant associés dans la représentation à des comportements eux-mêmes caricaturaux et racistes, oscillant entre la joie naïve et l’indolence enfantines et une force prête à basculer dans la sauvagerie bestiale.

Autrement dit, les stéréotypes ont des conséquences dans le réel, qu’il s’agisse des institutions ou des comportements sociaux, parce qu’ils construisent et cadrent nos regards. Ils imprègnent durablement les rétines et les cerveaux. Les déjouer est donc une tâche ardue et le travail esthétique visant à alléger le « fardeau de la représentation »[7] qui pèse sur les groupes sociaux en position dominée dans le régime représentations sociales et culturelles s’avère toujours complexe. Car s’affranchir des stéréotypes ne saurait se réduire ni à esquiver tout simplement les stéréotypes existants dans l’espace social en faisant comme s’ils n’existaient pas, et en faisant des représentations culturelles des espaces-temps de pure utopie, ni non plus à en prendre le contrepied absolu. Il faut en effet prendre garde, comme l’a justement formulé le sociologue Éric Macé[8], que les contre-stéréotypes qui cherchent à substituer aux images négatives stigmatisantes de nouvelles représentations caricaturalement positives, n’aient un effet contreproductif. D’abord, parce que les contre-stéréotypes, à force d’investir dans la puissance des stéréotypes, risquent d’en consolider l’image figée au lieu d’œuvrer à la faire voler en éclat. Ensuite, parce que les néo-stéréotypes positifs dans les œuvres de fiction ont souvent pour prix d’occulter la réalité de l’existence sociale des discriminations racistes et sexistes.

Ce qu’a magistralement compris Carte Noire nommée désir, c’est qu’il faut faire avec les stéréotypes pour mieux les défaire, que la dé-stéréotypisation des imaginaires et de transformation des représentations hégémoniques ne peut passer que par le fait de démultiplier les représentations, de déployer des stratégies esthétiques plurielles qui combinent esthétique de la ruse et esthétique de la confrontation. Autrement dit, de pratiquer une esthétique de l’ambivalence, à l’œuvre aussi bien dans le travail sur les images que dans celui sur les modes d’adresse à un public à qui il s’agit de faire prendre conscience que ces représentations le traversent, que le racisme et le sexisme passe par tout un chacun et donc aussi par lui.

S’agissant des images, le spectacle tresse deux gestes opposés : d’une part, faire fondre les images gelées des stéréotypes tout en les dépliants pour révéler la partie immergée de l’iceberg ; d’autre part, un geste non pas inverse mais transverse qui court tout au long jusqu’à la fin, pour constituer des images vivantes, plurielles. Commençons par le geste qui défige et déplie. Carte noire nommée désir annonce la couleur dès son titre en posant le continuum entre la prédation économique et la prédation symbolique. « Carte noire » est le nom d’une marque de café. Le café, devenu aujourd’hui un produit de consommation ancré au cœur de notre quotidien comme le chocolat ou les épices, a été comme eux pendant des siècles l’un des piliers du commerce triangulaire, autrement dit de l’esclavage. Le café est un produit d’exportation, le café est le produit d’une exploitation de la terre et d’hommes et femmes qu’il a fallu pour cela déshumaniser. « Carte noire nommée désir » est un slogan publicitaire. Noire est la couleur du café. De quelle couleur est notre désir ? Quel est le prix en termes de vies de nos (objets de) désirs ? Telles sont les questions du poème « Mad Ness Café », parce que Carte Noire nommée désir, c’est un festival d’images visuelles vibrantes mais tout autant de textes qui résonnent longtemps :

Tu veux un café ?

Expresso, un petit noir, serré, très serré, noir, ristretto,

Petit

Un américain

Noir

Noyé.

Ne respire plus. (…)

Boisé, sauvage, caoutchouteux, rude, rémanent qui reste longtemps en bouche, long, tenace, avec un arrière-goût amer.

Tu veux un café ?

Avec juste une pointe de lait

Une goutte juste une goutte de lait

Une Jim Crow goutte de lait

 

Dans la publicité pour « Carte Noire », des femmes noires couleur café ou couleur chocolat, sont sublimes et désirables en tant qu’elles sont autres, femmes lianes, femmes félines. Femmes végétales, animales et épicées. Comment ne plus les voir ainsi ? Sur scène, le spectacle commence par une autre image stéréotypée, à l’extrême opposé du glamour exotisant : les femmes racisées, dans la vraie vie, ne passent pas leur temps à siroter du café ou lécher des glaces en nuisette, elles sont femmes de ménage, aides-soignantes, nounous qui ne sont pas seulement des métiers de femmes, mais des métiers de femmes racisées. Ces images clichés-là, malheureusement, correspondent à une réalité statistique. La première scène montre la violence que produisent les discriminations et les stéréotypes, la violence aussi de leur intériorisation par les personnes racisées,. Rebecca Chaillon lave le sol à la javel, au risque d’y laisser sa peau. Elle se lave la peau à la javel, dans le but d’y laisser sa couleur. Des effets du dressage au désir blanchité comme apprentissage de la haine de soi. Plus tard, on en verra les effets sur les cheveux et plus seulement sur les peaux.

Et si on lavait nos représentations pour décoloniser nos imaginaires ? Puissance politique, plastique, olfactive des images créées. Puissance de la douceur aussi et des liens qui libèrent. Le remède à cette haine de soi est offert d’emblée : Rebecca n’est pas seule. Une sœur est là, blouse blanche d’aide-soignante. Elle va l’aider. La laver de son obsession de blancheur. La coiffer. Pour une fois, le soin qualité professionnelle certifiée, ce ne sera pas au service des autres, des Blanc.hes. Ce sera entre elles, pour elles. Elles ? Oui, elles. Elles sont huit sur scène, Estelle Borel, Rébecca Chaillon, Aurore Déon, Maëva Husband en alternance avec Olivia Mabounga, Ophélie Mac, Makeda Monnet, Fatou Siby, Davide-Christelle Sanvee. Huit femmes, comme dans le film de Ozon, mais cette fois, il n’y a que des femmes afro-descendantes. Cette fois, ce sont elles qui sont au centre et le spectacle donne à voir le monde, la société et donc nous-mêmes à travers leurs yeux et leurs voix. L’image que le spectacle met au travail, c’est donc aussi l’image de soi du public et plus précisément du public blanc.

La force politique inédite de cette œuvre tient aussi la façon dont elle assume une conflictualité constructive avec les spectateur.ices. À une époque où on tend à réduire le débat démocratique à l’alternative entre clash violents formulant des différents irréconciliables et consensus mou souvent réalisé au prix de l’écrasement des points de vue minoritaires, c’est peu dire que Carte Noire nommée désir tranche. Sa stratégie qui mêle confrontation et pédagogie bienveillante commence avant même l’entrée dans la salle. Les spectateur.ices sont prévenu.es par une annonce diffusée dans le hall : quelques sièges (une vingtaines), situés à l’arrière de la scène, sont réservés aux « personnes sexisées afro-descendantes ». Avec la précision qu’il est possible à toute personne qui ne comprendrait pas le sens de ces mots de s’adresser aux ouvreur.euses qui pourront les renseigner (et qui ont donc eux et elles aussi, été formés à ce lexique).

À l’entrée dans la salle, la partition bi-frontale du public qui signifie la ligne de couleur produit immédiatement ses effets. Les deux publics se font face, se regardent mutuellement autant qu’ils regardent la scène, qu’ils ne voient pas depuis le même endroit. Les spectatrices racisées sont du côté et aux côtés des comédiennes/performeuses, qui semblent en première ligne pour représenter et dans une certaine mesure protéger cette petite communauté de spectatrices. C’est sans doute précieux pour ces spectatrices, car la disposition leur fait éprouver, comme à nous, combien elles sont en minorité. Le jeu sur les codes des réunions non-mixtes, mises au point par les féministes dans les années 1968 et reprises dans les années 2010 par les personnes racisées, est explicite. Mais ce n’est pas tout à fait ça : ici, il y a une mixité, mais une mixité à distance, qui fait réfléchir deux publics à qui sont renvoyés dans le miroir leur blanchité pour les uns, leur statut de personne sexisée racisée pour les autres.

De façon intéressante, pour ces spectatrices, le dispositif travaille à faire éprouver à la fois le sentiment d’assignation et la chaleur d’une appartenance commune et d’une place, pour une fois, privilégiée. Pour le public blanc, le dispositif est plus univoque et moins feel good. C’est fait exprès et cela revient à plusieurs moments, à chaque déploiement/dépliement des mécaniques racistes insconcientes qui structurent encore nos imaginaires. Ainsi lors de la séquence inspirée du jeu Time’s Up, où les comédiennes se répartissent en deux équipes qui font mine de s’affronter, le public, les deux publics, étant d’abord mis en position de faire gagner l’une ou l’autre. Au début, l’ambiance est bon enfant et les spectateur.ices, bon.nes joueur.ses, se réjouissent de trouver la réponse correcte – en plus, on reçoit une petite barre chocolatée en cadeau, le système de récompense fonctionne bien. Sauf que peu à peu, côté gradin, le public (le public blanc, donc) commence à comprendre que les deux équipes ne s’affrontent pas mais font front et qu’à ce petit jeu, qui perd gagne ou plutôt qui gagne perd. Et perd son illusion de croire qu’il ou elle est épargné.e par cette intériorisation des stéréotypes racistes. Les rires se font plus rares, on se sent gêné de rire et gêné d’avoir si bien deviné et d’en avoir été si réjoui.es.

On se trouve confronté à notre responsabilité individuelle et à nos responsabilités collectives. À ceux et celles qui ont dit que le spectacle était dans une certaine mesure violent avec les spectateur.ices blanc.hes et qu’il ne fallait donc pas s’étonner qu’il suscite des réactions violentes, rappelons que « le conflit n’est pas une agression » pour reprendre la formule de Sarah Schulmann, et aussi que le conflit n’est pas la violence. C’est même le contraire. Bien souvent, c’est parce qu’un conflit ne parvient pas à se formuler que le passage à l’acte violent survient. Rappelons aussi qu’il n’est pas de politique de réconciliation sans reconnaissance des préjudices subis et de l’asymétrie radicale, absolue, des places de victimes et d’auteurs des violences. Pas de justice, pas de paix. Le spectacle nomme la violence du racisme, il formule donc l’existence d’un conflit de valeurs qui s’incarne au sein des publics et même en chaque spectateur.ice. Nommer la violence n’est pas commettre une violence et ne justifie en rien que des violences soient commises par ceux et celles à qui cette confrontation est insupportable parce qu’ils et elles refusent de voir et d’entendre cette violence énoncée comme telle, parce qu’ils refusent de questionner leur rôle dans sa perpétuation.

Mais si Carte Noire nommée désir est une œuvre magistrale, c’est aussi par la façon dont cette confrontation demeure toujours bienveillante et même aimante. Cet entre-nous que j’avais ressenti au Carreau du Temple est aussi là à Avignon, à Lausanne, à Paris, même si ce n’est pas tout à fait le même. La façon dont le spectacle s’adresse aux spectateur.ices du théâtre public est celle qu’on a parfois entre bons amis, quand on sait parfois se dire des choses difficiles mais indispensables. Et la réaction du public de théâtre est pour l’essentiel celle des bons amis qui savent entendre et recevoir ces critiques, et prendre leurs responsabilités. C’est aussi que le spectacle n’a pas qu’un mode d’adresse, il en a mille et fait passer par mille émotions parce qu’il passe par mille tons, tout comme il déploie la palette des mille talents de performeuses aux performances époustouflantes – harpe, chant lyrique, roue Cyr en plus du jeu.

« Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître », estimait Audre Lorde. La leçon qu’offre le spectacle Carte Noire est plus subtile : il n’y a pas de bon ou de mauvais outil, tout dépend de l’usage qui en est fait et surtout, aucun outil, même ceux des esclaves, des dominé.es, ne peut se prévaloir d’une immunité garantie à la reproduction des stéréotypes et à l’ossification des imaginaires. D’où la nécessité de démultiplier les outils et leurs usages, dans une posture de vigilance active. Parmi ces outils, parmi ces tons, le comique prédomine, lors du quizz mais aussi d’un « banquet du caca », défouloir scatologique qui moque l’inconscient raciste à l’œuvre aussi bien dans la culture savante légitime que dans les cultures populaires, ou encore d’une séquence de lecture de petites annonces sentimentales où le rire se fait politesse de l’indignation face à des demandes en mariage énoncées aujourd’hui mais qui semblent dater du « temps béni des colonies » que vantait il n’y a pas si longtemps Michel Sardou. Mais au comique répond avec la même force une parole politique au premier degré et en première personne, héritière d’Audre Lorde ou de bell hooks, dans le poème « twerker survivors », qui figure aussi dans Boudin Buiguine Best of Banane[9] – premier texte enfin publié de la grande performeuse de mots qu’est Rébecca Chaillon :

Être noire et grosse, être noire et handicapée, être noire et malade, être noire et s’être embourgeoisée, être noire et avoir été agressée, être noire et raciste,  être noire et se défriser les cheveux, être noire arabe, être noire et n’être jamais allé dans le pays d’origine de ses parents, être noire et ne sortir qu’avec des Blancs des Blanches, être noire et n’être pas hétérosexuelle, être noire et n’être pas cisgenre, être noire et ne pas aimer le chocolat, être noire et asiatique, être noire et travailleuse du sexe, être noire et ne pas aimer  Tout simplement noir, être noire et avoir vraiment aimé ce film, être noire et ne pas avoir d’ami.e.s noir.e.s, être noire et perdre ses potes blancs quand on décide de vivre sa négritude. Être noire et ne plus savoir ce que l’on est en dehors de cette construction, être noire et être claire, être noire et être blanche, être noire et zèbre.

Défaire les stéréotypes, c’est aussi montrer ce qui se cache derrière l’image, en dévoiler les doubles fonds, les doubles sens, comme dans séquence qui met en scène Fatou la nounou. Fatou qui dit au public blanc : « je suis Fatou mais je ne suis pas ta Fatou », Fatou qui en a marre d’être tout aux autres au point de ne plus s’appartenir. Son corps est traversé de part en part par deux barres métalliques, qui évoquent une double poussette, qui disent surtout l’épuisement de Fatou et la surcharge de travail que n’hésitent pas à demander les parents certes pas racistes pour un sou, qui apprécient même les petites touches de couleur culturelles que Fatou, ses chansons et ses bons petits plats apportent à leur vie et à celles de leurs bambins, mais qui l’exploitent tout en sourires et en petits mots valorisants et compréhensifs. Ils ne voient pas ce qu’ils font, c’est un de leurs nombreux privilèges. Pauvres petits bébés blancs empalés, appel au meurtre, a pleuré la fachosphère qui n’a tout simplement pas vu que c’est quand même avant tout Fatou qui est empalée, et qu’elle est une personne vivante alors que les bébés sont des poupées – et que toutes ne sont pas blanches, puisque ce que dénonce aussi cette séquence en arrière-plan, c’est la charge mentale/raciale des mères noires, à qui on va ensuite reprocher de mal éduquer leurs enfants sans songer un instant aux causes de leur absence – le travail précaire à temps partiel, les horaires décalés. Ceux qui ont dénoncé la scène n’ont sans doute vu l’image qu’en photo et non dans sa construction scénique (ils n’allaient pas s’encombrer de voir le spectacle avant de le dézinguer), c’est peut-être en partie pour ça qu’ils n’ont rien compris. C’est sans doute aussi que racisme aveugle ou du moins, rétrécit la vision et la rend sélective.

Ce n’est qu’à la fin que, face aux images gelées à défaire, se forment ou plutôt émergent d’autres images, liquides celles-là, en mouvement, vivantes et revitalisantes. Des images qui n’enferment plus mais libèrent. Telle cette image, inédite de ces deux femmes noires qui dansent ensemble, nues. Elles sont sublimes. Ce ne sont plus des corps lourds de la fatigue d’avoir été exploités pendant des siècles, des corps objets. Ce sont des corps sujets, de leurs luttes et de leurs désirs, des corps imposants et désirables, désirables parce qu’imposants, impressionnants. Des corps doux aussi, aimants et joyeux, qui incarnent une féminité guerrière, aimante et dansante, car Rebecca et ses sœurs se souviennent de la leçon de la féministe anarchiste Emma Goldman : si on ne peut pas danser à la révolution, cette révolution-là ne vaut pas la peine. Danser, c’est produire des images en mouvement. Et puis il y a cette autre image, sur laquelle se clôt le spectacle. Au fur et à mesure des deux heures quarante, sans que l’on y prenne garde, les cheveux de Rébecca Chaillon ont pris une autre ampleur, ont changé de nature. Tressés par les unes et les autres, ils ont été enrichis d’extensions puis carrément, de cordes. Lors de la dernière scène, ces cordes sont accrochées au ciel (enfin, aux cintres). Cette image de fin raconte mille choses à la fois, les cordes évoquent aussi bien la cale du bateau et donc l’esclavage et l’exil, que l’appel du grand large et la liberté qu’incarne la mer, le retour à la terre des ancêtres. Ces cordes sont aussi les branches d’un arbre. Rebecca est assise dessous, à moins que son corps ne soit le tronc, et les autres performeuses se rassemblent autour d’elle. Elles font corps. La scène est ainsi décrite

Gospel

Nous ressuscitons à nouveau. Nous faisons chapelle. Nous nous rassemblons.

Il s’agit de chanter en chœur toutes les chansons qui nourrirent nos imaginaires de jeunes Femmes* Noires. (…)

Descente de l’arbre par Estelle qui va se lover nue, dans sa roue cyr et tourne tel L’homme de Vitruve de Léonard de Vinci, telle la pièce de monnaie qui dira si pile ou face nous sortirons de cette poussière qui nous étouffe, nous cache la vue et nous encombre les coins du cerveau.

Longtemps, la roue tourne. Les mères-sœurs s’assoient c’est la Palabre.

Cordages : cheveux, corde

Connexion terre et ciel.


[1] Voir Mathieu Magnaudeix, « Depuis Avignon, le plaisir gâché de Rebecca Chaillon et ses comédiennes », Médiapart, 29 novembre 2023.

[2] Paul B. Preciado, Dysphoria Mundi, Paris, Grasset, 2022.

[3] Ibid., p. 19.

[4] Ibid., p. 43.

[5] Ibid., p. 283.

[6] Ibid., p. 43.

[7] Idem.

[8] Éric Macé, « Stéréotypes, contre-stéréotypes, néo-stéréotypes, anti-stéréotypes », communication donnée lors de la journée d’étude « Stéréotypes », organisée par le Groupe de recherche Achac avec le soutien de la DILCRAH et de l’ANCT, 13 avril 2021.

[9] Rebecca Chaillon, Boudin Buiguine Best of Banane, Paris, L’Arche, 2023.

Bérénice Hamidi

Sociologue du théâtre, professeure en études théâtrales à l'Université Lyon 2 et membre de l'Institut Universitaire de France

Notes

[1] Voir Mathieu Magnaudeix, « Depuis Avignon, le plaisir gâché de Rebecca Chaillon et ses comédiennes », Médiapart, 29 novembre 2023.

[2] Paul B. Preciado, Dysphoria Mundi, Paris, Grasset, 2022.

[3] Ibid., p. 19.

[4] Ibid., p. 43.

[5] Ibid., p. 283.

[6] Ibid., p. 43.

[7] Idem.

[8] Éric Macé, « Stéréotypes, contre-stéréotypes, néo-stéréotypes, anti-stéréotypes », communication donnée lors de la journée d’étude « Stéréotypes », organisée par le Groupe de recherche Achac avec le soutien de la DILCRAH et de l’ANCT, 13 avril 2021.

[9] Rebecca Chaillon, Boudin Buiguine Best of Banane, Paris, L’Arche, 2023.