Les mues – sur May December de Todd Haynes
Entre 1941 et 1959, Vladimir Nabokov et son épouse Véra passaient leurs étés à parcourir l’Amérique à la recherche d’espèces de papillons qu’ils collectionnaient. C’est au cours de l’un de ces voyages, en 1953, que l’écrivain russe termina son roman Lolita qui se nourrit autant de la beauté des paysages traversés que de la satire de la société américaine inspirée par les séjours du couple dans des motels à travers les États-Unis.
Récit du mariage contraint, à la mort de sa mère, d’une adolescente avec son beau-père, Humbert Humbert, on sait quel succès et quel scandale le roman inspira. Dans un journal paru récemment sous le titre L’Ouragan Lolita, Véra a consigné les aléas quotidiens des mois qui ont suivi. Face aux demandes de producteurs qui cherchent à acquérir les droits du roman en vue d’une adaptation cinématographique, elle note le 10 septembre 1958 : « Un autre fan de Lolita qui est aussi producteur veut faire un film. Dit qu’il veut avoir dans son film une vraie nymphette et un vrai H. H. (peut être Chaplin ). V. s’est indigné : “Je ne leur permettrai jamais d’utiliser une vraie enfant. Qu’ils se trouvent une naine ! ” »
Miroir, miroir
Avec May December, Todd Haynes s’inspire d’un fait divers similaire à l’argument de Lolita. À la fin des années 1990, Mary Kay Letourneau, une enseignante a marqué l’Amérique en s’éprenant d’un de ses anciens élèves de treize ans. Condamnée à sept ans de prison pour viol de mineur, elle aura avec lui deux enfants. May december – l’expression désigne une relation amoureuse marquée par une grande différence d’âge – reprend les personnages du fait divers mais se déporte longtemps après le scandale. Todd Haynes décadre doublement le point de vue de ce récit inspiré de faits réels. D’une part, il en soumet la perception à l’épreuve de la distance du temps. Mariés depuis vingt-quatre ans, Joe et Gracie ont eu trois enfants dont les deux plus jeunes vont terminer le lycée et quitter la ville de Savannah où ils ont grandi. Contrairement à l’adaptation de Nabokov, point besoin de recourir à un acteur mineur pour jouer le rôle du jeune amant pris ici dans sa middle life crisis. Charles Melton, connu pour avoir incarné à l’âge adulte un lycéen dans la série « coming of age » Riverdale, donne au personnage de Joe l’éternelle allure adolescente de sa silhouette de trentenaire.
En se préparant au départ de ses jumeaux, il les voit vivre ce que lui, devenu père à treize ans, n’a jamais expérimenté. Le regard se voit également décalé par un effet de mise en abyme. Elizabeth, actrice célèbre pour son rôle dans une série télé (Natalie Portman), a été choisie pour incarner le rôle de Gracie dans une adaptation cinématographique prochaine. Le récit se perçoit donc à travers ce que cette étrangère entrevoit des relations familiales lorsqu’elle s’y immerge pour préparer son rôle selon une méthode très inspirée de l’Actor’s Studio.
En hôtesse parfaite, Gracie tente de prendre le contrôle de ce que cette invitée va penser d’elle et cherche à orienter son interprétation. Lorsque Gracie accueille chez elle l’actrice pour le barbecue qu’elle donne dans son idyllique jardin au bord du fleuve pour l’Independance Day, elle espère que celle-ci se montrera avant tout polie. Ouvrant la porte de son frigo, elle prend une profonde respiration, annonciatrice d’un drame surligné par la musique. Omniprésente, cette bande originale composée en 1971 par Michel Legrand pour Le Passager de Joseph Losey couvre le quotidien familial apparemment joyeux d’une couche de mélo et crée une dissonance entre les apparences policées et le tragique qui rôde. Ce que Gracie redoute est le probable manque de hot-dogs, frayeur domestique immédiatement démentie par le plan suivant qui affiche un barbecue idéalement bien garni.
Natalie Portman, co-productrice du film, a elle-même sollicité le cinéaste en lui faisant parvenir le scénario écrit par Samy Burch. En infiltrant le cinéma de Todd Haynes, la comédienne se mesure à l’actrice fétiche du réalisateur, Julianne Moore avec laquelle il signe sa cinquième collaboration depuis Safe en 1995. Dans une confrontation inspirée du Persona (1966) de Ingmar Bergman, les deux femmes s’observent et se vampirisent. Le jeu de reflets entre l’une et l’autre culmine lorsqu’elles font face à un miroir auquel se substitue la caméra, devant lequel Gracie apprend à Elizabeth à se maquiller comme elle.
L’actrice accuse de scène en scène le trait du mimétisme, s’habillant et se coiffant comme son modèle, adoptant ses postures, jusqu’à la séquence finale – le tournage du film – où elle apparaît si semblable à son modèle qu’elle semble possédée. Après la cérémonie de remise des diplômes, les deux femmes, vêtues de semblables longues robes blanches et d’identiques lunettes de soleil se font face, de profil, dans un parfait effet de symétrie. La caméra surjoue ces jeux de ressemblance autant qu’elle s’attache à isoler les personnages devant des aplats de couleurs, qu’il s’agisse des murs de la maison familiale ou du bleu uni du fleuve voisin.
Ce n’est pas à Ed Lachmann, le chef opérateur régulier de Todd Haynes, que l’on doit ces cadres. Blessé quelques semaines avant le tournage, il a laissé sa place à Christopher Blauvelt, directeur de la photographie des films de Kelly Reichardt qui fut au début de sa carrière assistante sur Poison en 1991[1]. Le caméraman, habitué comme Haynes aux ciels de l’Oregon, fait de la Géorgie un paysage presque imaginaire baigné d’une lumière irréelle, presque scintillante et multiplie les effets artificiels entre les personnages et le décor qu’ils occupent.
La bénédiction de la naïveté
Dans le cabinet de radio où il travaille, Joe accroche devant l’écran lumineux les clichés de deux mains puis d’un tibia, placé à l’horizontale, formant le portrait cubiste d’un adolescent venu montrer ses membres blessés en faisant du skate-board. Entre le 4th Of July et la cérémonie des diplômes, c’est bien à une radiographie de l’Amérique WASP que se livre Todd Haynes. C’est encore devant un miroir que Gracie confie qu’elle croyait que sa vie serait parfaite à la comédienne, étonnée de sa naïveté. « J’ai toujours été naïve. D’une certaine façon, cela a été une bénédiction ». Gracie croit à l’idéal américain bourgeois de la perfection familiale.
On peut voir derrière cette révélation une obsession de sa préservation des apparences qu’elle avoue à sa fille sur un ton si mielleux qu’il enrobe presque tout à fait le caractère passif agressif de sa remarque. Alors que Mary essaie une robe à bretelles en vue de la cérémonie de remise des diplômes, sa mère la félicite d’oser dénuder ses bras malgré les imperfections de son corps. Entre l’actrice et la mère de famille modèle, ce sont deux obsessionnelles de l’apparence qui se regardent en miroir, comme si chercher à accorder son image aux diktats de la société américaine était semblable à se glisser quotidiennement dans le costume d’un rôle de composition.
C’est un identique besoin de faux-semblants qui pousse les femmes du quartier à passer d’extravagantes commandes de pâtisseries à Gracie uniquement pour la maintenir occupée et l’aider à conserver l’illusion d’une vie normale. La caméra de Blauvelt travaille sans cesse cette idée de surface et de zone d’ombres, plaçant tantôt les personnages devant des décors naturels paradisiaques, tantôt les plongeant dans une obscurité qui fait disparaître le monde qui les entoure. Dans la nuit, Elizabeth s’assoit par terre avec Georgie, fils du premier mariage de Gracie, pour recueillir ses sinistres confidences ou plus tard, plongée dans la pénombre, elle se livre avec impudeur devant les élèves de la classe de terminale de Mary qui lui demandent ce qu’elle ressent lorsqu’elle joue des scènes d’amour. Cette même impudeur qui révèle la transparence d’un chemisier ou d’une robe blanche qui dévoilent son corps.
Munie d’un petit carnet, elle infiltre la communauté en brandissant l’argument imparable de la quête de vérité et d’honnêteté. Quand elle interroge les proches qui livrent un portrait diffracté de Gracie, on éprouve pourtant le sentiment tenace qu’elle se comporte comme si elle menait une instruction en vue d’un procès. Les deux femmes masquent leur rivalité derrière une politesse excessive et cherchent à dévorer l’autre, comme deux mantes religieuses.
Sortir de la chrysalide
Mais revenons plutôt aux papillons. Entomologiste amateur forcené, Vladimir Nabokov reportait sur l’étude des caractères de ses personnages la précision de ses observations de la nature. Todd Haynes semble faire un clin d’œil à l’écrivain russe en ouvrant son film sur le gros plan d’un papillon perché sur des fleurs. Il s’agit de l’un des monarques que Joe essaie patiemment de sauvegarder. Il en recueille les œufs dans le jardin, puis les fait grandir dans des cages. Perçus à travers l’étoffe de gaze qui les enserre tout en les laissant respirer, les insectes apparaissent progressivement comme un double du quadragénaire.
Au contact d’Elizabeth, Joe réécrit la fiction d’amour fou et prédestiné qu’il s’est jusque-là racontée pour finalement se questionner sur son libre arbitre au moment de sa rencontre avec Gracie. Il prend conscience qu’il a grandi, dans un milieu protégé mais clos, comme ce papillon que l’on regarde sortir de sa chrysalide pour prendre son envol. Le récit principal, qui observe la dévoration d’une actrice par l’autre, fait écran à celui d’émancipation qui se joue à bas bruit, sans que personne n’y prête attention, dans la conscience de Joe, toujours discret et infantile. Teinté d’une profonde mélancolie, le moment où l’homme libère le papillon est filmé dans le reflet de la baie vitrée, dans un cadre scindé entre la cuisine où apparaît Mary et le reflet de l’horizon bleuté du fleuve.
Depuis son appartement de Savannah, Elizabeth consulte les castings d’adolescents et reproche au réalisateur qui est aussi son amant qu’ils ne soient pas suffisamment sexy pour le rôle (n’oublions pas que Natalie Portman fut une enfant star, rendue célèbre à 13 ans pour son rôle dans Léon de Luc Besson en 1994). May December se clôt par une scène vue à travers le combo d’un tournage, watermarké du logo de la production, désignant ainsi combien le film dans le film est l’envers du projet de Haynes. Elizabeth, teinte en rousse, lascive, manipule, en tentatrice, un serpent sous les yeux de son partenaire avant que les personnages ne fassent l’amour pour la première fois dans la réserve de l’animalerie où ils travaillent tous les deux. Comme si l’adaptation ne conservait de cette histoire méandreuse que le petit désir malsain de scruter le sulfureux de la scène originelle.
Comme ce voisin qui avouait à Joe avoir tapé « Elizabeth nue » dans son moteur de recherche pour connaître tout de l’actrice avant de l’entrevoir au barbecue estival. « J’aimerais pourtant que quelqu’un remarque la tendre description de l’impuissance de cette enfant, sa pathétique dépendance, et son courage déchirant tout du long. », écrivait Véra Nabokov, déplorant que l’union scandaleuse prenne le pas dans la chronique de Lolita sur la profondeur de l’écriture.
May December, de Todd Haynes, sortie en salles le 24 janvier 2024.