Cinéma

L’économie du couple – sur La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer

Critique

Empruntant à un roman de Martin Amis son titre et son idée originale, le nouveau film de Jonathan Glazer se livre à l’exercice délicat de filmer la banalité du mal, à travers la figure du commandant d’Auschwitz et sa famille. Il utilise pour cela un dispositif de mise à distance et une approche documentaire glaçante qui laisse entendre l’horreur hors-champ.

En 1945, Billy Wilder, scénariste et cinéaste viennois exilé à Hollywood se rend à Berlin avec l’armée américaine. Pendant cinq mois, le juif autrichien dérushe les films tournés par les cinéastes soldats qui ont libéré les camps de concentration et d’extermination.

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Le montage qu’il va tirer de ces milliers de mètres de pellicule, Death Mills, est destiné à des projections forcées imposées aux Allemands et aux Polonais voisins des camps pour les choquer et les accuser collectivement. En scrutant ces images d’horreur pure, le Viennois mène une quête plus intime : il cherche dans les rescapés le visage de sa mère, disparue en Pologne et dont il n’a plus de nouvelles depuis le début de la Guerre.

Quatre-vingts ans après la crudité de ces images de stupeur, que filmer de la Shoah ? La question de la représentation des massacres eux-mêmes a alimenté de vifs débats rallumés par la sortie du Fils de Saul en 2015 qui mettait en scène en vision subjective le prolongement des uniques images existant des chambres à gaz, ces « quatre bouts de pellicule arrachés à l’enfer » pour reprendre la formule de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman dans son livre Images malgré tout.

Le cinéaste Jonathan Glazer murissait de son côté depuis des décennies le désir flou de faire un film sur ce pan de l’Histoire européenne. La rencontre avec le roman de son compatriote Martin Amis paru en 2015 lui a donné le point de vue qui a déclenché son quatrième long métrage. Le réalisateur britannique en a fait acheter les droits immédiatement par son producteur, peu après la sortie de Under The Skin (2014). Il ne se contente pas d’emprunter son titre à l’œuvre fictionnelle, cette zone d’intérêt qui en délimitant le périmètre de 40km2 entourant du camp d’Auschwitz-Birkenau, assimile le camp à une industrie de productions variées, la main d’œuvre concentrationnaire étant louée aux entreprises ou utilisée à l’extraction de mines de charbon. Glazer reprend également au roman son dispositif : adopter le point de vue du quotidien des bourreaux ordinaires.

S’il s’éloigne de la trame du roman, le cinéaste puise toutefois dans la genèse du travail littéraire un vivier de témoins directs et indirects à partir desquels il va mener avec une équipe de scrupuleuses recherches documentaires. Il s’est appuyé notamment sur les mémoires de Rudolf Höss, son protagoniste, Commandant du camp d’Auschwitz-Birkenau à sa construction en 1941 comme de l’expertise psychiatrique menée par un médecin américain dans sa cellule. Mais aussi sur le témoignage de son ancien jardinier qui raconte avoir entendu un jour ses patrons se disputer parce que l’épouse du Commandant refusait de quitter Auschwitz pour suivre son mari muté par Hitler à un autre poste. C’est cet angle précis qui devient le petit trou par lequel Glazer observe la grande Histoire : celui de la chronique du carriérisme des Höss plutôt que de leur antisémitisme.

La revanche de la classe moyenne

La « zone d’intérêt » prend alors toute sa sordide polysémie : ce que met en lumière Jonathan Glazer, c’est que dans une Allemagne qui se remet difficilement de la déréliction économique provoquée par la défaite lors de la Première Guerre mondiale, le nazisme représente la revanche des classes moyennes humiliées. Glazer superpose au versant idéologique une dimension opportuniste du nazisme. En chef zélé aux ordres d’un parti nazi qu’il respecte, Rudolf Höss est à l’origine de l’utilisation du gaz Zyklon, il montre une attention d’ingénieur au fonctionnement des fours crématoires et à leur système de refroidissement. Dans le roman Triste tigre paru à l’automne, Neige Sinno interroge les raisons de la pédocriminalité. À la question « Pourquoi des hommes ou des femmes abusent-ils d’enfants ? », elle répond avec une simplicité désarmante : « Parce qu’ils le peuvent. ».

La même réponse pourrait être faite au sujet des époux Höss. Pourquoi tuent-ils massivement des Juifs, et avec eux des tsiganes, des homosexuels, des handicapés ? Parce qu’ils le peuvent, parce que la société leur en donne le droit et que, ce faisant, ils en tirent des bénéfices que le monde d’avant ne leur offrait pas. Être nazie, pour Hedwig, c’est saisir l’opportunité qui lui est offerte de passer du côté des puissants, de goûter au confort d’une villa avec jardin et piscine, comme elle s’en vante auprès de sa mère venue lui rendre visite pour la première fois depuis son installation. Cette dernière demande avec légèreté si la femme juive dont elle était la domestique servirait dorénavant chez sa fille. « Les Juifs sont de l’autre côté du mur », lui répond Hedwig dans un euphémisme glaçant. De l’autre côté du mur parviennent de la fumée, des cris, et le bruit ininterrompu des fours crématoires, dans une bande son envisagée dès le scénario et que Glazer désigne comme le « deuxième film » qui remet à chaque instant dans la perspective de l’horreur les vicissitudes de cette vie de famille.

Le mur mitoyen

Guidé par ses fils, Höss sort de la maison et rejoint le jardin les yeux bandés. Il y découvre le canoë offert par sa femme pour son anniversaire. Le jeu de champ contrechamp dévoile alors derrière lui pour la première fois le mirador et les barbelés qui jouxtent sa propriété. Point aveugle du film, le camp est là, bien présent dans la vie de la famille qui l’a en ligne de mire, mais surtout qui en entend le fonctionnement de jour comme de nuit. Le sujet du film, c’est bien ce mur mitoyen, celui qui fait contact entre le confort bourgeois de ce cadre moyen du nazisme et l’horreur du camp qui en est la cause. Comment l’une et l’autre de ces deux réalités peuvent-elles cohabiter si étroitement ?

La crainte de glamouriser ses odieux personnages a poussé Glazer à des choix esthétiques précis. Dans la séquence au bord du fleuve qui ouvre le film, la caméra reste toujours à une distance inconfortable. Face à une sous exposition constante, notre regard semble sans cesse empêché de percevoir clairement, même ces scènes banales. La distance est l’arme de Glazer contre l’empathie. Loin des visages de la famille Höss, loin de leurs émotions humaines, le récit n’épousera de fait jamais leurs affects. Glazer joue avec ses comédiens le jeu de la mise en scène documentaire.

L’autre choix, celui du refus de la lumière additionnelle, baigne le décor d’un sentiment constant de sous exposition, d’un manque de clarté. C’est ce qui frappe dans le retour de l’après-midi au lac : le travelling traverse une forêt sombre vue depuis la voiture, et laisse entrevoir des raies de ciel d’un bleu électrique. Cet effet paradoxal de la faible luminosité et de la saturation des couleurs va jusqu’à évoquer L’Empire des lumières de Magritte, dans le premier plan qui révèle la maison qui sera le décor principal du film. Les fenêtres qui s’allument et s’éteignent donnent vie à la structure du bâtiment. Ente le rez-de-chaussée et le premier étage, Rudolf et Hedwig préparent leurs enfants pour la nuit après une journée de repos. L’éclairage contradictoire du décor donne le sentiment confus d’un réalisme teinté d’onirisme.

Un film-musée

Le souci documentaire très présent lors des recherches se retrouve au moment de l’incarnation. La séquence où Rudolf se lave frénétiquement après une relation extra-conjugale est tournée dans la véritable cave des Höss, détails auxquels le cinéaste est sensible, comme celui de caster d’anciens soldats ou un véritable médecin pour jouer ces fonctions. Glazer a surtout imaginé un dispositif de mise en scène à distance, qu’il a nommé Big Brother in a nazi house : il a dirigé depuis un camion-régie posté dans la rue et a disposé dans la maison des Höss, reconstituée à l’identique à 200 mètres de leur véritable habitation, une dizaine de caméras fonctionnant sans opérateur.

Mais ce que le dispositif de mise à distance et d’aléatoire apporte, c’est de donner aux comédiens principaux une densité de jeu qui passe par la précision des gestes. Voir Sandra Hüller incarner l’écrivaine de Anatomie d’une chute de Justine Triet et Hedwig est saisissant tant l’actrice allemande qui s’est inspirée de la posture de sa grand-mère, de sa façon de marcher ou de porter les enfants, semble ne pas avoir le même corps dans un film et dans l’autre. C’est bien ce que résume Rudolf qui raconte à sa femme devenue totalement indifférente à lui qu’il n’a pas tellement fait attention aux personne présentes au grand raout nazi auquel il vient d’assister, occupé qu’il était à imaginer comment il s’y prendrait s’il devait gazer l’assemblée entière dans une salle avec la contrainte de la hauteur sous plafond de la salle de bal où elle se tenait. La technique avant l’idéologie.

Lorsque l’actrice a passé un casting pour le rôle, elle disposait seulement de deux pages de scénario dans lesquelles se jouait une dispute de couple au sujet de la mutation du mari. Ce n’est que bien après qu’elle a appris quel était le contexte de cette querelle. Le désir maniaque du cinéaste que sa fiction rende grâce à la véracité historique s’incarne dans la précision des gestes qui portent en eux-mêmes toutes les idées et dans le fait que l’incarnation vient contredire sans cesse le contexte. Les Höss vivent comme si l’autre côté du mur n’avait pas d’importance.

L’autre côté du mur, c’est pourtant cette jeune fille qui dépose, la nuit, des légumes aux abords du camp à l’intention des prisonniers. Ce récit de résistance qui a été raconté au cinéaste par une survivante prend des allures de conte et fait de la jeune fille un double réel de Gretel dans le conte de Grimm que Höss lit le soir à ses enfants. Une petite fille courageuse affronte elle aussi la méchante sorcière au risque de finir dans un four. Cette fiction alternative qui s’immisce dans le quotidien bien rôdé des Höss s’invite dans le film avec sa propre grammaire, des images tournées en caméra thermique qui inversent les valeurs comme un négatif.

L’autre côté du mur, c’est aussi le lieu de mémoire où sont exposés aujourd’hui les vestiges des victimes de la Shoah. Le montage nous fait sauter dans le temps et ouvrir la porte d’un baraquement où les femmes de ménage s’affairent pour nettoyer les lieux avant l’arrivée des touristes. Il y a assurément chez Glazer une influence de l’installation artistique dans son dispositif de mise en scène proche de la caméra surveillance. Sans doute son intention est-elle que l’incarnation par ses acteurs du travail documentaire devienne une forme de musée de la banalité de l’horreur qui communique avec les lieux réels, à la faveur d’un simple raccord. Entre le mémorial où s’amoncellent les chaussures et tenues rayées et photos des victimes et la fiction qui documente la vie de ceux qui ont perpétré le massacre, une mince frontière, celle d’un mur mitoyen.

La Zone d’intérêt, de Jonathan Glazer, actuellement en salles.


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