Pris dans la chair du monde – sur l’exposition « Le bruit de la chair. Partition pour gina pane »
Dans le cadre de la résidence qui a permis d’imaginer cette exposition, la commissaire et les artistes invité∙e∙s se sont rencontré∙e∙s dans les espaces d’exposition du Frac déployés dans deux lieux distincts : l’un inscrit dans le contexte urbain au passé industriel de l’île de Nantes, et l’autre, à Carquefou, en périphérie de la métropole nantaise. Chacun.e a pu développer une approche différente de la résidence et des conditions de production. L’artiste Jeneen Frei Njootli, vivant dans la communauté Vuntut Gwitchin dans le Nord-Ouest canadien, a effectué la résidence sur son propre territoire et a pu travailler à distance avec l’équipe du Frac pour la réalisation de ses œuvres.
Si Mathilde Billaud-Walker connaît peu l’œuvre de Gina Pane au moment où elle est invitée à concevoir cette nouvelle édition des Ateliers Internationaux, elle a été touchée par le travail de cette artiste complexe dont le Frac a largement contribué à conserver et transmettre l’héritage grâce à un large dépôt d’œuvres qu’il héberge depuis 2001. Avec cette exposition, la curatrice met en exergue la dimension transversale de l’œuvre, tant dans les sujets dont Gina Pane s’est emparée que dans la diversité des formes artistiques qu’elle a investies. Le projet s’inscrit ainsi dans un dialogue intergénérationnel et polysémique entre les œuvres de Gina Pane et celles des six artistes contemporain∙e∙s associé∙e∙s.
Une approche sensible et polysémique
La dimension conceptuelle du projet global de Gina Pane et son héritage critique peuvent aisément submerger tout auteur∙rice se plongeant dans l’œuvre de l’artiste. La complexité de l’œuvre et sa manière de dialoguer avec des questions sociales, éthiques et philosophiques majeures sont autant d’éléments qui ont durablement façonné la réception du travail de l’artiste. Mathilde Billaud-Walker a cheminé dans les œuvres de Gina Pane à la fois avec légèreté et gravité, nouant avec elles des liens sensibles. L’approche de la curatrice prend ses distances avec une démarche scientifique et critique traditionnelle ; elle se donne la liberté d’explorer la pratique de Gina Pane en défaisant les catégories habituelles qui distinguent des gestes réalisés dans le paysage, des actions marquées par les blessures que l’artiste s’inflige et des installations qui, à partir des années 1980, excluent le corps et se concentrent sur des compositions mêlant photographies, dessins, matières et objets.
Ces œuvres tardives sont désignées par l’artiste comme des « partitions ». Utilisé par Gina Pane, le terme de « partition » convoque la division – selon son étymologie partizione en Italien, langue maternelle de l’artiste – et l’énigme, par la dimension symbolique et la portée sacrée des motifs, matières et objets employés. Dans le projet orchestré par Mathilde Billaud-Walker, la « partition » semble inviter à une métaphore musicale et chorégraphique qui caractériserait ici la démarche curatoriale. Cette « partition pour Gina Pane » inscrit le corps absent de l’artiste au cœur du projet qui semble, en premier lieu, s’adresser à elle, perpétuant ainsi le geste de soin que l’institution a inauguré.
L’exposition déploie une douzaine d’œuvres de Gina Pane datant de 1968 (Action, Pierres déplacées, œuvre présentée sur le site de Nantes), à 1989-90 (La prière des pauvres et le corps des saints, œuvre posthume, montrée à Carquefou) donnant ainsi à voir l’étendue de son travail. La traversée de ce dernier dans sa globalité est importante dans la mesure où elle introduit de l’indiscipline en dérangeant la chronologie de l’œuvre mais aussi en opérant des rapprochements avec les œuvres d’artistes d’une plus jeune génération. Dans chacun des deux lieux, l’exposition-partition organise l’espace de manière à faire place à différentes conversations entre les œuvres.
À Nantes, comme à Carquefou, la partition semble se décomposer en strates sculpturale, picturale et sonore. L’enjeu semble de transmettre les dimensions affective et sensorielle qui ont été perçues par la curatrice et les artistes dans leur exploration de l’œuvre de Gina Pane. Cette transmission n’a pourtant rien d’évident car de nombreuses pièces sont des « constats d’action » qui prennent la forme de compositions photographiques, mêlant parfois notes et dessins. Ces constats traduisent les actions réalisées par l’artiste, en privé ou en public, dans un langage à la fois fragmentaire (telle est la nature de la trace), très ordonné et contrôlé. On peut se demander ce que produisent ces constats d’actions sur les spectateur∙rice∙s aujourd’hui. Au fil de cette exposition, Mathilde Billaud-Walker fait le pari de renouer avec le lien inextricable de ces œuvres à « la profondeur du vivant ». Cette dernière privilégie le point de vue sensible à travers lequel Gina Pane nous engage à voir au-delà de l’espace optique, en explorant l’espace sensoriel.
Agir, soigner, réparer
À travers les deux espaces au sein desquels elle se déploie, l’exposition introduit différentes densités. Sur le site de Nantes, le propos semble adopter un point focal qui concerne l’inscription de l’humain dans les paysages, et la manière dont les espaces végétal, aquatique ou minéral sont des lieux d’inscription de l’histoire et de la mémoire. L’œuvre Ghost 7 : French Historical Maladie de l’artiste brésilien∙ne Jota Mombaça s’étend dans une large partie de l’exposition. Plusieurs imposantes structures métalliques suspendues sont les supports de grands morceaux de textile très abîmés. Des centaines de mètres de tissu rouge avaient été placés dans les profondeurs de la Loire, aux abords du lieu d’exposition, à la demande de l’artiste. Immergés pendant un mois, ils ont été récupérés pour être séchés et placés sur les structures. L’état de décomposition du tissu met concrètement en lumière la violence des mouvements fluviaux et la toxicité de l’eau.
Jota Mombaça désigne ces œuvres textiles comme des « corps d’eau » et les considère comme les fantômes qui lui permettent d’explorer la mémoire de certains lieux ; ici celle de l’histoire esclavagiste, coloniale et industrielle de la ville de Nantes. La monumentalité de l’œuvre de Mombaça sollicite physiquement les spectateur∙rice∙s, tant par son occupation du volume spatial que par l’odeur de la boue qui émane des lambeaux de tissu. Dans cette œuvre, des gestes contradictoires cohabitent : la violence de l’immersion du tissu sous l’eau est contrebalancée par le soin que l’artiste dédie à nettoyer, sécher et déposer les lambeaux pour leur redonner forme.
Sur le mur au fond de l’espace, le film Belly of a glacier (chapter 2) de l’artiste américain∙e Ohan Breiding est l’objet d’une large projection. Ce film documente ses recherches sur le devenir du glacier du Rhône que des habitants d’un village voisin ont recouvert de couvertures pour en ralentir la fonte. Cet essai audio-visuel mêle images d’archives et prises de vues directes de scènes extérieures et intérieures – telle que la naissance d’un veau, scène très puissante dont la picturalité fait écho à l’œuvre de Mombaça – réalisées par Breiding. Iel témoigne d’une multiplicité d’interactions et d’interdépendances entre humains et non-humains dans un continuum incessant de transformations. Iel met en lumière ce geste vain performé par les habitant∙e∙s qui tentent d’empêcher la fonte du glacier. La conversation formelle et critique qui s’établit entre les œuvres des deux artistes se révèle pertinente, et crée un espace puissant de résonance avec les œuvres de Gina Pane dont les formats sont beaucoup plus modestes.
Mathilde Billaud-Walker a inclut dans cette partie de l’exposition une série d’œuvres de Gina Pane réalisées dans une courte période de 1968 à 1970. On y découvre l’artiste en action au sein d’espaces extérieurs, documentant des gestes simples et précis tels que déplacer des pièces d’une zone humide à une zone ensoleillée ; ou se tenir debout sur la crête d’un sol labouré, plaçant son « corps verticalement pour provoquer une situation idéale » dans laquelle sa silhouette se situe au centre d’une perspective qui distribue équitablement l’espace entre le ciel et la terre. Avec l’œuvre Deuxième projet du silence, Gina Pane met son corps à l’épreuve du danger en escaladant la paroi d’une carrière de sable et place son corps en croix à l’aplomb de la falaise, en deux endroits distincts, pour créer un diptyque photographique. Gina Pane met en avant l’attention qu’elle porte aux paysages, aux lieux et aux éléments non-humains qui les composent. De manières différentes, les œuvres de Jota Mombaça, Ohan Breiding et Gina Pane donnent la mesure de la présence du corps dans ces espaces qui, bien que façonnés par l’humain, sont agis par des forces et mouvements autrement puissants.
Leurs corps pulsionnels
A Carquefou, l’exposition offre une plus grande pluralité de perspectives. Dans un texte dédié au travail de Gina Pane, David Le Breton affirmait que les œuvres de cette dernière « interrogent avec force l’identité sexuelle, la résistance physique, les relations homme/femme, la sexualité, la pudeur, les frontières entre privé et public, la douleur, la mort, la relation aux objets, la mise en danger de soi, l’évolution des technologies, etc. ». L’exposition saisit ici quelque chose de cette multiplicité des enjeux sociaux et politiques au sein du projet de l’artiste. Dans le large espace d’exposition, Mathilde Billaud-Walker déploie un accrochage à travers lequel elle explore la polysémie du discours du corps dans l’œuvre de Gina Pane, et ouvre, tel qu’elle le décrit, « des espaces de réciprocité » avec le travail des artistes invité∙e∙s qui lui permettent de sonder, au présent, des œuvres convoquant la douleur, la sexualité, la spiritualité ou la mort.
Les images en mouvement des œuvres de Patricia Allio, Julia Phillips et Jeneen Frei Njootli contrastent avec les images fixes des actions passées de Gina Pane, et le dialogue entre ces trois films contribue à structurer l’exposition à Carquefou. Dans Paying the land for my gifts, 2009, on aperçoit, tournant le dos à la caméra, le corps dénudé de Jeneen Frei Njootli, immobile dans les hautes herbes. A travers ce geste qui s’apparente à une forme de méditation, l’artiste met son corps à l’épreuve – du soleil, de la présence d’animaux, des piqûres d’insectes. Dans un exercice attentif d’écoute, elle reproduit ou bien invente un rituel qui lui permet d’affirmer son appartenance au territoire. Dans les actions qui ont occupé une place centrale dans le travail de Gina Pane pendant les années 1970, cette dernière a construit un travail critique des représentations sociales liées à la classe mais aussi au genre. A travers une série de gestes précis et répétés – telle que la blessure auto-infligée – Gina Pane a mis en scène – et mis à mal – des stéréotypes féminins liés à la sexualité et à la maternité. « Le corps est un analyseur politique, il dit des relations de pouvoir, les routines lourdes de compromis ou de violence qui le traversent parfois. », écrit David Le Breton.
Dans les liens que l’exposition tisse entre les films de Jeneen Frei Njootli, Julia Phillips et Patricia Allio, Mathilde Billaud-Walker déroule le fil spécifique des rapports de domination à travers la métaphore de la scène de chasse et le motif de la proie. Dans sa vidéo mettant en scène son propre corps et celui d’une femme noire plus âgée, Julia Phillips évite de donner à voir les visages. Dans un rythme saccadé différentes scènes s’enchaînent et laissent émerger une tension sexuelle. Les deux personnages féminins alternent différents rôles, tous suggérés dans le titre : Becoming (the Hunter, the Twerker, the Submitter) – la chasseresse, la danseuse de twerk et la soumise.
Prédation, soumission et émancipation se conjuguent également dans le film Reconstitution d’une scène de chasse, réalisé par Patricia Allio. Dans ce premier film, elle met en scène Jeanne de Berg, alter ego de l’écrivaine Catherine Robbe-Grillet, célèbre dominatrice de cérémonies sadomasochistes impliquant uniquement des femmes. En l’absence de documentation filmique ou photographique, Jeanne de Berg tente de se remémorer une chasse, fantasme d’une soumise, qui eut lieu dans un parc en hiver. Le récit face caméra est interrompu par un ensemble d’images de tableaux de chasse de la Renaissance et d’extraits du film Belle de jour de Luis Buñuel. Allio sonde ainsi une longue histoire des représentations habitée par des rapports de violence, de domination et de désir.
L’évocation des pratiques sexuelles sadomasochistes à travers les œuvres d’Allio et Phillips est certainement une des articulations les plus audacieuses de l’exposition à Carquefou. Elle semble particulièrement pertinente car Mathilde Billaud-Walker réussit à faire circuler les motifs du désir, de la douleur et de la transformation à travers un ensemble complexe de résonances entre les œuvres. Elle propose ainsi une lecture ouverte et ambivalente de la blessure en tant que geste récurrent dans l’œuvre de Gina Pane. Si rien n’indique que Gina Pane s’intéressait aux pratiques sadomasochistes – elle aurait même explicitement écarté cette interprétation possible de son travail –, le cadrage conceptuel de sa démarche à travers les constats photographiques, les dessins et les notes met en exergue un système de contraintes théoriques caractérisé par son autorité.
L’exposition n’hésite pas à mettre en lumière les profondes ambivalences qui rendent l’œuvre de Gina Pane intensément énigmatique, entre contrainte, voire clôture, et ouverture du sens. L’acte de la blessure et l’évocation de la douleur font « surgir le réel » et bousculent les spectateur∙rice∙s ; ils réinscrivent l’humain, à travers le corps de l’artiste, dans un rapport empirique au monde vivant, en particulier dans la relation à la mort. Avec leur installation Last cow, Patricia Allio et H. Alix Sanyas exhortent également les visiteur∙euse∙s à reconsidérer le lien entre la consommation de viande dans l’alimentation et la mise à mort des animaux. On pourrait dire que pour Gina Pane, comme pour Patricia Allio et H. Alix Sanyas, il s’agit de reprendre conscience des interdépendances et des équilibres, la relation inextricable entre la vie et la mort.
Cure de Jeneen Frei Njootli est constituée d’une chemise noire pliée et posée au sol, comme si elle avait été oubliée là. Deux cigarettes et une aiguille, cachées à l’intérieur du vêtement, sont révélées par le texte du cartel. La chemise a été enfumée avec une technique destinée à la conservation de la chair animale. Toute proche, La prière des pauvres et le corps des saints, installation posthume de Gina Pane, constituée de trois ensemble de trois vitrines, impose sa présence dans l’espace. Dédiée à trois saints (saint Sébastien, saint François et saint Laurent), cette ultime partition est exemplaire de la tentative de Gina Pane d’invoquer la présence charnelle à partir de matériaux – le feutre, le plomb, le verre, la cendre – et de signes – l’arc, la croix, la flèche. Elle y invoque un continuum de transformation des éléments qui composent le vivant. L’exposition à Carquefou fait une place importante à une approche plurielle de la mystique, en tant que ce qui excède le corps physique et l’expérience du monde matériel, et repousse les limites du visible pour se relier à des mondes invisibles. Horizon extérieur et horizon intérieur; pulsion de vie et pulsion de mort.
Exposition Le bruit de la chair. Partition pour gina pane, XXXIVe Ateliers Internationaux, jusqu’au 3 mars 2024 au Frac Pays de la Loire.