Cinéma

Absences répétées – sur Eureka de Lisandro Alonso

Critique

Présenté aux côtés de Killers of The Flower Moon de Martin Scorsese et des Colons de Felipe Galvez, le sixième long métrage de Lisandro Alonso, Eureka, fut l’un des grands film de réconciliation du Festival de Cannes 2023 : un récit de souffle ôté par les hommes aux femmes autochtones qui passe formellement par une évaporation des protagonistes, englouties par le récit tant rien ne les rattache au monde.

Lorsque Lisandro Alonso a, dit-il, projeté pour la première fois son sixième long métrage à ses producteurs, ils lui auraient vivement conseillé de ne surtout montrer le film à personne.

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Quelques coupes plus tard, Eureka était envoyé au festival de Cannes pour son édition 2023 où il est sans conteste ce que l’on y aura vu de plus troublant, de plus accueillant, tant on avait envie de se blottir dans la densité de chacun de ses plans, baignés d’une mélancolie profonde et d’une douceur duveteuse. À le revoir quelques mois plus tard, on reste sidéré qu’une simple route vide ou une femme regardant la neige tomber à travers une fenêtre puissent nous émouvoir à ce point.

On pourrait ranger Eureka dans les nombreux films « de réconciliation » de cette édition cannoise, abordant l’histoire officielle pour l’écrire dorénavant avec la voix longtemps silenciée des autochtones. Les Colons de Felipe Galvez au Chili ou Killers of The Flower Moon de Martin Scorsese en Oklahoma, tous deux sortis à l’automne dernier, évoquent la colonisation depuis le regard des populations locales. Dans l’adaptation du roman de David Grann sur le massacre des Osages par le cinéaste italo-américain, Lily Gladstone joue Molly Burkhart, une femme de cette puissante tribu dont les richesses dues au pétrole vont être spoliées par les colons venus d’Europe. Scorsese ouvre son récit par le portrait de groupe de cette communauté joyeuse et opulente où les femmes autochtones dominent en tous points les hommes américains : intellectuellement, socialement, financièrement. Killers of The Flower Moon décrit l’entreprise concertée et violente de dépossession et d’asphyxie de cette tribu indigène. Molly qui règne sur la première partie du film se dissout dans le film à mesure que son mari (Leonardo Di Caprio) la cloue au lit en la droguant à son insu.

Si peu de choses relient le style et les méthodes de tournage de Scorsese et Lisandro Alonso, le cinéaste argentin poursuit néanmoins un récit semblable de souffle ôté par les hommes aux femmes autochtones qui passe formellement par une évaporation des protagonistes, englouties par le récit tant rien ne les rattache au monde. Au cœur d’un film gigogne qui emboîte des récits aux lieux et temps différents, le cinéaste argentin pose sa caméra à Pine Ridge, réserve amérindienne du Dakota du Sud où son vieux complice, l’acteur Viggo Mortensen a ses habitudes. Ils se sont tous deux installés durablement dans cette enclave hors du monde économique dont les films de Chloé Zhao Songs My Brother Taught Me (2015) et dans The Rider (2017) représentent comme un hors champ profus.

Loin de la démarche documentaire de la cinéaste sino-américaine, Alonso s’imprègne de la dilatation du temps pour construire des images habitées de ce territoire traité le plus souvent sous l’angle de la statistique sociologique, par son taux de chômage et de suicide des jeunes. « Combien de jeunes se suicident ? » est la question que pose à répétition Maya (Chiara Mastroianni), française échouée dans cette contrée et condamnée à l’immobilité par une panne de voiture. Eureka se détourne de cette vision qui conçoit Pine Ridge comme la marge d’une société capitaliste pour faire de la réserve le cœur de son monde et pour adopter le regard et la conception de l’univers de ses protagonistes autochtones.

Dans ce ghetto où la rudesse du climat le dispute à la pauvreté endémique autant qu’aux lois coercitives pour les autochtones, Alaina est officière de police. Elle a recueilli la jeune Sadie, victime d’un drame familial. Entraîneuse de basket pour les jeunes filles de la réserve, Sadie porte bien son nom tant son visage semble accumuler toute la peine des siens. Aux prises avec une communauté à l’abandon, livrée à sa dépendance au crystal meth et à la liqueur de contrebande ou l’alcool à brûler (la vente d’alcool est prohibée dans la réserve), Alaina tente de maintenir l’ordre dans un chaos où elle est désespérément isolée. L’absence de renfort malgré ses demandes répétées la conduit à intervenir seule pour contenir une rixe dans un casino. Elle trouve une pièce vide. La rixe est-elle finie ou n’est il pas besoin de la filmer parce qu’elle a déjà été représentée dans le première partie du film qui mettait en scène un règlement de compte dans un saloon ? On peut conjecturer à l’envi. Ce qui importe, c’est qu’Alaina ne peut compter sur aucun renfort et que la tâche de protéger ses concitoyens est trop immense. Devant la fenêtre de la pièce vide, elle se perd dans la contemplation de la neige qui tombe au dehors et ne répondra plus aux appels de sa radio dont le message répétitif sonne dans le vide, produisant une triste mélodie de l’absence.

De fait, le segment Pine Ridge d’Eureka consiste essentiellement en figures répétées de la claustration, les personnages se voyant enfermés dans l’espace par les portes de prison autant que par la nuit noire qui engloutit tout. Dans le simple raccord entre la large fenêtre d’où Alaina regarde la nuit au dehors et le plan suivant qui dévoile le visage de Sadie derrière la meurtrière d’une porte de prison, c’est tout le rétrécissement de ces vies autochtones que l’on ressent : entre la trentenaire et l’adolescente, la possibilité de continuer à habiter la terre de leurs ancêtres s’est réduite à néant. Toutes deux tiennent à bras le corps, jusqu’à épuisement de leurs dernières forces, une communauté qui s’abandonne aux drames et à la violence.

Convergence des minorités

À la manière de l’historien Howard Zinn et de son Histoire populaire des Etats-Unis (1980), Lisandro Alonso fait converger les minorités en faisant de ces deux jeunes femmes autochtones les héroïnes d’Eureka. Le rythme, la tristesse ouatée, la narration qui progresse par les gestes et les espaces davantage que par la grande forme dramaturgique semblent souvent adresser des clins d’œil fraternels au Certain Women (2016), tourné dans l’État mitoyen du Montana. Le film de Kelly Reichardt rejouait sur un mode féminin les codes du western classique avec une femme de loi chargée de ramener à la raison un forcené retranché dans une banque, une mère de famille Wasp qui s’appropriait un stock pierres anciennes au mépris du passé pour construire sa maison, une cow-girl mélancolique (Lily Gladstone dans son premier grand rôle bien avant le film de Scorsese) amoureuse d’une jeune avocate. Les deux films ont en commun d’associer librement plusieurs histoires indépendantes aux liens ténus.

Le segment Pine Ridge d’Eureka est en effet encadré par deux récits plus masculins, qui reprennent les motifs de la filmographie d’Alonso, faisant se tenir par la main Jauja, son précédent long métrage présenté à Un Certain Regard en 2014 et ses premiers films comme Libertad ou Los Muertos. Dans le western qui ouvre Eureka, Viggo Mortensen arrive dans un Far West violent pour retrouver sa fille qui refusera de rentrer avec lui. Le chef opérateur finlandais Timo Salminen filmait déjà en pellicule et format carré l’épopée du comédien danois dans la pampa argentine à la recherche de sa fugueuse de descendante. Dans cette première partie, dont on découvrira, en la voyant rapetissée dans l’écran de télévision d’Alaina, qu’il s’agit d’un téléfilm dans le film, Alonso reprend, sous la forme de pastiche drolatique, auquel il ne nous avait pas habitués, la forme du western classique. Soit la représentation de l’Ouest américain vue par ses conquérants qu’il parodie pour mieux la galvauder. Dans le tout premier dialogue, une religieuse en haillons abandonne Viggo Mortensen aux portes du désert, refusant de s’aventurer dans ces terres sans loi. Lorsqu’il arrive éreinté et en sueur dans la petite ville typique du Far West, la femme d’église est là, riant du mauvais tour qu’elle a joué à l’étranger en le plantant ainsi en plein désert.

« Souviens toi toujours, c’est l’espace qui compte, pas le temps. Le temps est une fiction inventée par les hommes » : cet adage confié à Sadie par son grand-père désespérée lorsqu’elle lui confie le sentiment de vide de son existence dont tous ceux qu’elle aime disparaissent, pourrait servir de clé pour déployer la trajectoire de Eureka. Cette sentence s’adresse possiblement aussi aux spectateurs pressés qui compteraient le temps devant des plans qui s’attachent à écouter le crépitement d’un feu et à observer la peur qui passe sur le visage de Sadie qui contemple la tasse de décoction préparée par son grand père. Si le film mute, voyageant du Far West du XIXème siècle au Dakota du Sud d’aujourd’hui pour voler jusqu’à des chercheurs d’or dans le Brésil des années 1970, c’est que Alonso cale sa vision du temps sur celle du sage grand-père de Sadie : cyclique et surtout pas linéaire, permettant, d’un simple battement d’aile, d’abolir les distances et les époques. En filmant la dilution de ses personnages féminins dans leur monde et dans le film, Alonso fait le constat sans appel de la mort d’une civilisation.

Mais pour comprendre le sixième long métrage du cinéaste argentin, il convient sans doute de suivre son titre énigmatique plutôt que de s’arrimer à son synopsis. Eurêka est le cri du scientifique Archimède lorsqu’il comprit les lois de la poussée des corps. Par cette exclamation, ce sont les lois physiques elles-mêmes qui sont remises en question, celles qui maintiennent les corps au sol. Le film leur préfère les lois chamaniques où s’abolissent le temps, l’espace, l’identité et où l’enveloppe corporelle n’est qu’un état passager de notre existence. Tout comme chaque segment du récit se réincarne, en mourant, dans le suivant, la nostalgie de l’évanouissement de ses protagonistes se dilue dans leur pouvoir migrer dans d’autres corps.

Eureka de Lisandro Alonso, en salles depuis le 28 février