Atrophier la parole – sur Bérénice de Romeo Castellucci
«Si nous voulons garder Racine, éloignons-le » écrivait Roland Barthes dans Sur Racine. Il concluait par cette phrase une partie où il prenait en exemple la mise en scène que Jean Vilar proposa de Phèdre au Palais de Chaillot en 1958.
Éloigner Racine voulait dire se défaire du mythe racinien, de tout ce qui dans son théâtre paraît nous ressembler, la passion, les postures, l’allégorie, tout ce qui annonce le théâtre bourgeois, sa psychologie, son drame. Garder Racine, au contraire, c’était restituer le tragique, le caractère divisé, irréconciliable de son œuvre, l’étrangeté de ses personnages, le fait que ce ne sont pas des hommes ou des femmes mais des figures animées par les dieux. Tout ce que, selon Barthes, Jean Vilar ratait.
La mise en scène de Romeo Castellucci est sans aucun doute un éloignement radical. S’il conserve le plissé des étoffes, ces « festons » qu’évoque Bérénice dans l’acte V, il ampute le texte de tous les autres personnages, transformant la pièce en une suite discontinue de monologues séparés par des tableaux scéniques aussi fascinants qu’énigmatiques. Seule, déconnectée du drame, soliloquant dans le vide d’un plateau que traversent des objets qui se refusent à faire sens, Bérénice est aussi lointaine qu’on peut l’être. Est-elle pour autant tragique ? Autrement dit, Castellucci parvient-il à donner corps à l’étrangeté dont parle Barthes, à nous faire sentir ce qu’il nomme, dans la note de programme du spectacle, son « inactualité » ? Je pense qu’il n’y parvient que par intermittence et que, plus fondamentalement, il échoue à faire de Bérénice une figure tragique. Cet échec est passionnant à plus d’un titre, certainement plus passionnant que beaucoup de « réussites » récentes.
Ce qui rate dans ce spectacle, me semble-t-il, est la parole. À trop vouloir l’atrophier Castellucci lui ôte sa puissance propre, qui tient à sa plurivocité, au fait qu’elle est tout à la fois perception, expression, discours et action. C’est en parlant que les personnages agissent, réagissent, s’emportent, persuadent, éprouvent, sentent. En amputant et en transformant cette parole – jusqu’au point où elle devient bruit –, en la rendant impuissante, il réduit considérablement sa portée théâtrale. Or Bérénice est tout entière parole. Son premier acte authentique à la toute fin de la pièce, où pour la première fois le faire ne se résout pas dans le dire, est d’accepter le destin que Titus a décidé pour elle : quitter Rome et l’Empire, regagner l’Orient (elle est reine de Palestine) et ainsi, littéralement, sortir du drame et de son théâtre. Quand elle agit, c’est pour se taire. L’on pourrait même dire que l’action ne devient possible qu’au moment précis où se tarit le flux de la parole, où elle a épuisé ses possibles. Son impuissance foncière, qu’elle soit tout et ne puisse rien, telle serait la véritable tragédie – une « tragédie de l’aphasie » pour reprendre l’expression de Barthes.
Le théâtre de Romeo Castellucci n’est pas un théâtre de la parole. C’est un théâtre de la matière, du martèlement des images, de ce qui reste du sacré quand on a brisé tous ses signes, des corps rendus à leurs fonctions biologiques, des écritures quand elles sont emblèmes, stèles ou sigles, c’est-à-dire quand le graphème l’emporte sur le sème, etc. La voix, quand elle surgit, est grognement, plainte, cri, son inarticulé, voix d’avant la parole ou voix à laquelle la parole est refusée et qui la cherche en vain. Ainsi son Hamlet[1] est-il une bouche sans mots (mais non sans murmures), corps-mollusque glissant et s’embouchant aux évasures disponibles, un corps d’humeurs et de postures, qui ne parle pas mais, si l’on peut dire, exsude de la parole comme un arbre exsude de la résine.
Et pourtant Bérénice parle. Il ne peut pas la rendre complètement aphasique. À quoi ressemblerait une Bérénice muette ? Pourquoi ne l’a-t-il pas complètement privée de parole comme il l’a fait pour Hamlet ? Pourquoi parle-t-elle encore ? Elle ne s’adresse plus à personne. Le réseau complexe de relations et d’interactions que tissait sa parole a disparu. Elle raconte, éprouve mais elle n’agit plus. Elle parle malgré tout parce qu’elle ne peut faire autrement, parce que la parole s’identifie à son être. La parole d’Hamlet l’empêche d’agir, le met à distance de lui-même, elle est en dernière instance silence, hésitation devant le mot à dire, abîme du devoir être. Celle de Bérénice est ce qui la relie à elle-même et au monde. L’aphasie la sous-tend mais elle relève encore du discours et de ses pouvoirs, elle est le pressentiment articulé d’une impuissance et d’un silence à venir.
Que fait Castellucci ? Il fait advenir à l’articulation matérielle et sociale (amoureuse) de sa parole, à sa voix et à son adresse, ce qui dans la pièce de Racine demeure du côté de l’expression et du sens. Bérénice parle mais personne n’est là pour l’entendre. Bérénice parle mais on ne la comprend pas ou mal. Les monologues que Castellucci a conservé du texte de Racine ne disent pas grand-chose des péripéties du drame même s’ils ponctuent sa chronologie, de l’acte I à l’acte V. On n’y entend jamais que les variations d’un même sens réduit à l’impuissance d’une plainte diversement affectée.
Mais sa voix et son corps, celle et celui d’Isabelle Huppert, passent par différents états : dans les actes I et II, elle est reine hiératique, portant diadème, cape et robe brodée, sa diction est vive, sa voix est réverbérée, on reconnait la musique de l’alexandrin, mais son sens est étouffé ; dans l’acte IV, elle est la mendiante, corps courbé, elle agite un gobelet de carton, fait tinter les pièces qu’on y a déposées, sa voix est hachée, transformée par l’électronique, on ne discerne dans son monologue que des fragments dispersés, morceaux d’une parole défaite, au bord du bruit (« moments trop rigoureux »; « je cours, languissante, abattue »; « épouvante mon cœur »; etc.) ; dans l’acte V, elle est orchidée rouge, robe-fleur imprimée de figures indistinctes qu’on imagine monstrueuses, sa voix est vocodée, devient timbre, machine métallique ; son dernier état, à peine quelques minutes plus tard, est idiotique, voix soudain nue, amplifiée, non traitée, puis, à l’approche des derniers mots adressés à Titus à la fin de l’acte V – « Adieu, Seigneur, régnez, je ne vous verrai plus » – se met à bégayer, les mots se refusent à elle, l’alexandrin se disloque, fin de la parole (aphasie réelle).
Ces états du corps et de la voix, autour desquels Castellucci construit des scènes spécifiques, sont comme des strates géologiques que le spectacle se donnerait pour tâche de mettre à jour l’une après l’autre, tout à la fois les couches de la tragédie de Racine (qu’il faudrait lire, non horizontalement, mais verticalement) et celles de son exploration par la mise en scène (dont le rôle serait de creuser la parole, de déplier ses surfaces superposées). Comme s’il fallait traverser ces strates, qui sont aussi celle de sa réception depuis le XVIIe siècle, pour parvenir à Bérénice elle-même, le noyau incandescent de la pièce, qui se révèle finalement vide. Isabelle Huppert s’approche du rideau en tulle qui, depuis le début du spectacle, sépare la salle du plateau, y appuie ses mains, son visage, regarde à travers les mailles le public assemblé. Le rideau se lève. La lumière vive révèle les traits de son visage, son âge. Elle dit puis crie – phrase hors-texte, phrase d’après la fin, phrase d’après le théâtre – « Ne me regardez pas » ; sa voix est samplée, traitée, disparaît dans un éclat sonore. Il n’y a rien à voir. Bérénice n’existe pas. Bérénice n’est que la collection des phantasmes qu’on a projetés sur elle (ou qu’elle a projetés sur elle-même). Bérénice est l’histoire d’une parole qui se désarticule, redevient corps, redevient son, etc. Ou bien, Bérénice est Isabelle Huppert.
À la fin de Schwanengesang D744, un spectacle que Castellucci consacra en 2013 aux Lieder de Schubert (dont « Schwanengesang », « Le Chant du cygne »), la cantatrice, qui a brusquement quitté le piano pour se réfugier tout au fond du plateau, dos à la salle, le nez contre le mur lépreux des Bouffes du Nord, est remplacée dans la pénombre par l’actrice Valérie Dréville. Quand celle-ci se retourne, elle semble d’abord stupéfaite de découvrir l’existence du public, puis elle s’approche, dépasse le piano, et elle se met à l’insulter, nous insulter, longtemps, avant de dire, doucement, comme si elle se repentait, « Je ne suis qu’une actrice ». À la fin de Bérénice, après qu’on a épluché toutes les couches de l’oignon, il reste un corps regardé, scruté, détaillé, le corps d’Isabelle Huppert, le corps d’une actrice qui a joué à être Bérénice. La tragédie, c’est qu’il y a un corps. Chez Racine, il ne se montre qu’à travers la parole. Castellucci entend nous le montrer tel quel, surpris dans sa nudité, hors théâtre.
À la différence des autres spectacles de Castellucci, rien ne circule. Gestes et corps semblent prisonniers de leurs scènes et celles-ci tendent à devenir illustratives.
Et pourtant ça rate. Ça rate parce que la parole chez Racine ne peut être réduite à la voix sans que l’on perde en même temps l’essentiel de son théâtre. En parlant, Bérénice éprouve, perçoit, pense, agit, se relie, etc., toutes choses que la mise en scène de Castellucci tend à effacer. Le problème est d’ailleurs moins l’effacement en tant que tel que le fait qu’il soit inachevé. La parole demeure. Bérénice parle. Mais c’est une parole vide, qui ne construit aucune intériorité, fut-elle tragique. L’extériorisation qu’il met en œuvre, celle que l’on trouvait déjà dans Amleto, s’arrête au seuil de la parole. On comprend pourquoi il faut que ça parle. Racine n’est pas Shakespeare. Chez Racine, la tragédie est interne à la parole. Difficile de faire sans elle. Mais le spectacle s’en retrouve étrangement divisé, d’une division déséquilibrée, bancale. Car à la faible et fugace intériorité de Bérénice s’oppose l’extériorité massive des objets qui l’entourent et des scènes qui s’interpolent entre ses monologues et qui font précisément ce que Castellucci refuse de faire avec elle, transformer le drame racinien en images muettes, déployer l’irréconciliable jeu tragique dans l’espace ouvert du plateau.
Ces scènes sont sans doute les plus réussies (mais aussi les plus attendues) du spectacle. S’y manifeste une partie de ce qui a été amputé de la pièce de Racine : Titus et Antiochus, les deux amants antinomes de Bérénice, incarnés par deux jeunes princes, l’un noir, l’autre blanc ; les sénateurs romains qui, après le deuxième monologue de Bérénice (celui de la mendiante), passent du fond au devant de la scène, littéralement montent à la surface (on ne distinguait d’eux jusque-là que des ombres mouvantes, cette rumeur lointaine qui inquiète tant Titus bien qu’elle lui soit acquise). Titus et Antiochus ôtent leurs robes, ils se saluent, le second couronne le premier, ils font mine de fumer, deux rubans (l’un bleu, l’autre rouge) se dévident sans fin à côté d’eux, un ballon de basket est posé non loin. Les sénateurs accomplissent une suite d’actions rituelles plus ou moins transparentes : certains s’oignent de l’eau d’un évier qu’on déplace sur le plateau pendant que les autres portent une immense croix de métal sur laquelle est juché un homme noir et sous laquelle pend le buste renversé de Titus ; ils forment une chaîne qui fait procession, puis ils s’arrêtent et, plusieurs fois de suite, baissent et remontent leur pantalon ; ils se couchent les uns sur les autres de manière à former deux piles égales ; ils jouent à s’égorger et à s’embrasser ; etc.
Le problème est leur isolement. Interpolées entre les monologues, ces scènes ne communiquent pas entre elles. Malgré leur étrange beauté, elles ressemblent à des tableaux vivants. À la différence des autres spectacles de Castellucci, je pense au récent Bros ou à l’extraordinaire Democracy in America d’après Alexis de Tocqueville, rien ne circule. Gestes et corps semblent prisonniers de leurs scènes et celles-ci tendent à devenir illustratives : de la gémellité érotique de Titus et Antiochus, du masculinisme débridé des sénateurs, de la trouble ambivalence du pouvoir. Ce qui manque est l’homoncule de Bros, le mollusque d’Amleto ou le vieillard incontinent de Sul concetto di volto nel figlio di Dio. Ils sont des corps autoritaires et des emblèmes du pouvoir l’envers nécessaire et la critique radicale, mais ils sont aussi ce qui relie les scènes entre elles, fait circuler les humeurs et les matières, brouille les rites et fissure les groupes. Cette figure récurrente chez Castellucci est ici absente. Bérénice y tend peut-être à certains moments, celui du bégaiement par exemple, mais la parole dont elle est malgré tout dépositaire l’en écarte irrémédiablement.
Restent ces objets dont elle ne sait que faire mais qui machinent autour d’elle quelque chose qui la déporte. Radiateur, machine à laver, chat-cloche, anneaux et barre qui descendent du ciel, etc. Ils ne sont pas des attributs comme les rubans qui se dévident ou la couronne dont on revêt un trop jeune Titus. Ils ont un caractère plus familier et plus ambivalent à la fois. Comme si Castellucci avait voulu extérioriser par leur agencement hétéroclite l’intériorité troublée de Bérénice, la tension entre foyer et empire, espace domestique et chambre royale, reine et épouse. Ils sont elle, objectivations diverses et contradictoires de ses désirs, mais ils sont aussi ce qui l’empêche, l’isole et finalement l’enferme. Les dieux sont loin. Bérénice est seule. Son corps bégaye. Mais elle est aussi partout ailleurs, dans les sons qui envahissent l’espace (transformations variées de sa voix), dans les rideaux qui couvrent les murs de son cabinet, dans les objets qu’elle traîne sur la moquette rouge, dans la vision fantasmatique de ses amants contraires, dans celle des sénateurs qui veulent marier Titus à lui-même et composer entre eux un seul grand corps. Bérénice est insituable. Mais, en dernière instance, elle est une actrice qui ne supporte pas le regard du public.
La tragédie, c’est qu’il y a un corps ai-je écrit plus haut. Mais ce corps n’a rien de tragique. Il est ce qui reste quand la tragédie a pris fin, et ce qui la précède car il faut bien un corps pour que des mots s’articulent en un destin. Le spectacle de Castellucci n’est pas une tragédie si la tragédie est cet espace où règne la parole et où celle-ci nous relie aux dieux.
Bérénice, d’après Racine, un spectacle de Romeo Castellucci jusqu’au 28 mars au Théâtre de la Ville, à Paris