Briser le silence, réinventer nos libertés – sur Il reste encore demain de Paola Cortellesi
Delia danse, pantin désarticulé entre les mains de son mari, Ivano, qui la fait tourner, la lance dans les airs, la rattrape, la tire par les cheveux, la renverse sur l’un de ses bras, la rejette contre le mur, la gifle, la reprend, l’étrangle. Deux corps en mouvement se repoussent, se rapprochent, se bousculent au rythme de « Nessuno » [Personne], une chanson de Mina, célèbre dans les années 1960, ici épurée. Juste une base de basse, celle de l’homme qui donne le ton de la scène et la voix, celle de la femme, semblant mimer la folie : « Personne, je te jure, personne, pas même le destin, peut nous séparer, parce que cet amour s’illuminera d’éternité, d’éternité, d’éternité ».
Une scène insoutenable, sans cri, sans effusion de sang. Sublimation de la cruauté que subit Delia et dont elle s’abstrait quotidiennement. Corporalisation du rythme, pulsation syncopée de la vie d’une mère à contretemps des coups que lui inflige son mari, « dans un temps circulaire, où les bleus et les blessures apparaissent et disparaissent, se répètent, se superposent, guérissent et saignent à nouveau, où la violence n’est pas un fait unique mais un Leitmotiv[1]. »
Discrimination et oppression des femmes, hier, aujourd’hui
Le film de Paola Cortellesi, réalisatrice, actrice principale et co-auteure du script, fait l’effet d’une claque brutale, la même qui frappe Delia, l’héroïne qu’elle incarne, dans la première minute de « Il reste encore demain ». Filmé en noir et blanc, ce petit bijou cinématographique nous plonge dans l’Italie d’après-guerre, une Rome encore occupée par les troupes alliées mais à une date indéfinie jusqu’à la dernière scène (spoiler alerte). L’action se déroule dans les quartiers populaires de la capitale où l’on suit la vie de Delia, mère de trois enfants, deux petits garçons et une fille adolescente prénommée Marcella. Paola Cortellesi nous montre avec beaucoup de finesse les conditions de vie et de travail imposées aux femmes. Delia cumule les emplois (réparatrice de parapluie, lavandière, couturière, aide-soignante à domicile) pour lesquels elle est sous-payée, « parce que femme », tout en s’occupant du ménage familial, de son mari violent (interprété par un étonnant Valerio Mastandrea) et du père de celui-ci, aux mains baladeuses, qu’elle lave et nourrit.
Clin d’œil appuyé au néo-réalisme, le film alterne drame et comédie. La chanson y joue un rôle essentiel. Elle est d’abord un élément déclencheur du rire ; c’est à elle que Paola Cortellesi délègue l’ironie de la situation faite aux femmes, des femmes en cage dans une Italie qui sort de la guerre et du fascisme désirant le changement. Une aspiration qu’incarne la jeune Marcella, pour l’avenir de laquelle Delia est prête à tous les sacrifices, mais qui enrage contre la soumission de sa mère : « Plutôt que de finir comme toi, je préfère mourir », lui dit-elle. Mais c’est aussi à travers la musique que la réalisatrice entend nous rendre sensibles à la continuité des oppressions subies par les femmes dans la Péninsule, et ailleurs, faisant entrer dans un film en noir et blanc, des sons très contemporains, ceux de Fabio Concato, de Lucio Dalla ou de John Spencer Blues Explosion.
Paola Cortellesi nous parle des discriminations endurées par les femmes dans une société patriarcale et sexiste où la violence, physique et verbale, est un rituel qu’accompagne l’injonction à se taire tant dans l’espace public que dans la sphère privée. La figure de Delia symbolise une ségrégation sexuée subie par l’écrasante majorité des femmes en termes de salaire, de statut, de position dans la société, mais aussi d’organisation spatiale y compris à la table familiale à laquelle elle n’est pas la bienvenue. Expropriée de son pauvre petit appartement en sous-sol, Delia l’est aussi de son corps (« quand tu partiras » dit Ivano à sa fille, « il n’y aura plus de femme dans cette maison »). Elle est la prisonnière d’un gardien tyrannique, et son amie Marisa l’avertit : son mari finira par la tuer.
Traverser les rues libérées de toute violence
« Les rues que les femmes traversent sont celles qui sont libérées de toutes violences » : le slogan de l’organisation féministe italienne « Non una di meno » [pas une de moins] semble résonner dans le pas rapide et assuré de Delia qui parcourt la ville tous les jours pour ses divers emplois. De la femme apparemment soumise dans la sphère familiale, elle devient volontaire. Elle brave l’autorité de son mari, notamment en s’arrêtant au garage de son amour de jeunesse, un homme gentil et timide, qui va bientôt partir pour chercher un emploi au nord de la Péninsule et l’invite du regard à l’accompagner. Mais elle brave aussi, surtout, les conventions avec son amie Marisa avec laquelle elle fume, elle rit et prend un café au bar qu’elle sucre abondamment sous le regard réprobateur du barman.
Marisa, magistralement interprétée par Emanuela Fanelli, est l’amie de cœur, celle à laquelle Delia se confie. Une femme forte qui souffre cependant de l’absence d’enfants dans sa vie ce qui la place pourtant paradoxalement dans une position meilleure que celle de Delia. Toutes les femmes qui apparaissent dans ce film sont importantes, quelle que soit leur rôle : des lavandières aux voisines auprès desquelles la fille de Delia va s’assoir attendant la fin d’une nouvelle scène de violence dans le foyer familial. Mais c’est sans doute Marcella qu’incarne une éblouissante Romana Maggiora Vergano qui est la figure phare, l’élément catalyseur de l’émancipation de Delia. C’est pour elle que Delia soustrait à son mari une partie des sommes qu’elle gagne ; pour cet avenir lumineux qu’elle souhaite pour sa fille, d’abord dans le cadre imposé par la société italienne : un bon mariage avec le fils d’une famille petite bourgeoise, propriétaire d’un café, enrichie par son commerce avec les nazis pendant les neuf mois d’occupation sanglante de la capitale.
Au-delà de la colère de Marcella contre sa mère, la réalisatrice tisse le lien mère-fille à travers les regards qu’elles échangent : celui de Marcella, mélange de crainte, de compassion et d’exaspération, un regard obsédant dans lequel s’impriment les violences subies par sa mère, et celui de Delia, tendre et dur parfois mais dans lequel plane l’espoir d’un avenir meilleur pour sa fille en faveur duquel elle sait confusément devoir jouer un rôle primordial ; sa soumission n’est-elle pas la programmation de la soumission de Marcella ? sa propre libération n’est-elle pas la condition de l’émancipation de sa fille ?
Empowerment
Et tout à coup, une détonation : le café des futurs beaux-parents de Marcella brûle sous le regard entendu de Delia et de William, un jeune GI afro-américain, témoin des marques laissées sur son corps par les coups d’Ivano. Elle l’a rencontré aux hasards de ses tribulations dans Rome. Un homme opprimé, lui aussi, perdu dans la ville éternelle dont il ne parle pas la langue, qui a égaré le seul lien qui le liait à sa lointaine famille aux USA, une photo que Delia découvre par terre dans la boue et qu’elle lui rend. William veut l’aider à sortir de l’enfer. Leurs diverses rencontres se déroulent comme en songe, aboutissant à la scène surréelle de l’explosion du café pour empêcher le mariage de Marcella avec celui qui finalement se révèle n’être qu’une déclinaison d’Ivano.
Delia se rebelle aux commandements d’une société patriarcale et sexiste qui s’apprête aussi à écraser sa fille. La réalisatrice confie l’empowerment de son héroïne à une lettre, la première qu’elle reçoit. Delia la lit, la cache, la froisse, la jette, la reprend, la relit, la perd… une lettre dont la réalisatrice nous amène à penser qu’elle vient de l’autre homme, le bon, le garagiste, son amour de jeunesse. Mais ne serait-ce pas bien limité s’il ne s’agissait que de cela ?
Dans un tourbillon, les quelques dernières minutes du film nous dévoilent le sens de ce pli, un bulletin de vote, et de cette histoire, une histoire de lutte pour l’émancipation. Pas seulement celle de Delia mais celle de l’ensemble des femmes, réunies pour la première fois dans l’espace public le 2 juin 1946, pour faire entendre leurs voix après vingt ans de fascisme. À cette date, l’Italie choisit la république contre la monarchie qui avait étroitement collaboré avec le fascisme. Pas n’importe quelle échéance électorale donc, mais le vote qui traduit les acquis de plusieurs années de résistance armée au fascisme à laquelle les femmes ont pris part.
Il serait faux ainsi, comme l’ont fait certains critiques, de croire que Paola Cortellesi réduit l’émancipation à un bulletin de vote. Car le 2 juin 1946 est l’aboutissement du combat victorieux d’un mouvement collectif, auquel renvoie aussi l’explosion du café des collaborateurs. Il s’agit d’un vote pour un changement de société, qui ouvre la voie à l’Italie républicaine, et à l’écriture de la Constitution la plus progressiste de l’après-guerre, objet d’attaques constantes depuis plus de quarante ans maintenant par les forces qui sont aujourd’hui au pouvoir en Italie.
La dernière scène s’apparente à une manifestation de femmes au son de « A bocca chiusa » [la bouche fermée] de Daniele Silvestri, une fin chorale, pied de nez au silence imposé aux femmes : « je chante aujourd’hui au milieu des gens/Parce que j’y crois ou peut-être par décence/ Que la participation signifie bien sûr la liberté/ Mais c’est aussi une résistance […] pour cette vieille idée que nous sommes tous égaux […] avec seulement cette langue dans ma bouche et si tu me coupes aussi la langue, je ne m’arrête pas et je chante la bouche fermée […] regarde combien de gens savent répondre eux aussi la bouche fermée. » La puissance de ce collectif de femmes qui décident de participer au vote, et qui chantent « même » la bouche fermée sidère Ivano et lie le destin individuel de Delia à celui des femmes en marche, à celui de Marcella qui regarde pour la première fois pleine de reconnaissance et d’émotion sa mère qu’elle a libérée et qui la libère en retour .
En Italie, le film a non seulement dépassé les entrées de Barbie (sortie sur les écrans au même moment), mais aussi celles de l’oscarisé La vie est belle de Roberto Benigni. Ce succès démontre s’il en était besoin que Paola Cortellesi réussit à parler à une nouvelle génération d’hommes et de femmes, dans un pays où une femme meurt tous les quatre jours sous les coups de son compagnon ou ex-compagnon ; un pays qui n’a légalisé le divorce qu’en 1970 et l’avortement qu’en 1978, une loi par ailleurs piétinée au quotidien par le refus de services entiers de gynécologie à travers la péninsule de l’appliquer ; un pays qui n’a banni le « crime d’honneur », soit le féminicide légal, qu’en 1981 et qui n’a modifié la qualification du viol qu’en 1996 (jusque-là il était associé à un « crime contre la morale publique ») ; un pays condamné récemment par la Cour européenne des droits de l’Homme pour stéréotype de genre et violence sexuelle ; un pays régit aujourd’hui par des forces gouvernementales qui ont refusé de ratifier la convention d’Istanbul au parlement européen.
« Faire l’histoire des femmes, c’est lutter contre le grand silence nocturne qui toujours menace de les engloutir » écrivait l’historienne Michelle Perrot[2]. Le film de Paola Cortellesi constitue une représentation particulièrement réussie de cette lutte permanente où rien n’est jamais acquis, parce qu’il reste encore demain. Poétique, émouvant, politique, onirique et surprenant, une magnifique fable moderne à ne pas manquer.
Il reste encore demain, de Paola Cortellesi, actuellement en salle.