Littérature

Mythoclasties – sur Dans l’arène ennemie de Monique Wittig

Philosophe et traductrice

Le printemps de Monique Wittig est en pleine éclosion. Rééditions, traductions, conferences internationales, soirées de lecture, performances artistiques, rencontres plus ouvertement militantes : on ne compte plus les initiatives dédiées à l’autrice du Corps lesbien qui, en France et à l’étranger, se succèdent ces dernières années. À cette effervescence intellectuelle, s’ajoute maintenant un volume d’inédits édité par Sara Garbagnoli et Théo Mantion.

Avec une passion qui n’exclut pas la rigueur, mais qui au contraire la nourrit, Sara Garbagnoli et Théo Mantion ont exhumé trente-et-un textes wittigiens oubliés ou inédits, écrits ou publiés en plusieurs langues entre 1966 et 1999. Caractérisé par une variété de registres (manifeste, essai, avant-note, lettre ouverte, prose lyrique, entretien, discours…), l’ensemble est enrichi de deux annexes : un article de Sande Zeig intitulé « L’actrice lesbienne », important pour saisir les enjeux du théâtre politique auquel Wittig et Zeig se sont consacrées avec Le Voyage sans fin (1985), et un entretien mené par Wittig elle-même auprès de Nathalie Sarraute, influence majeure sur sa conception de la littérature et du langage.

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Sauvés de la critique rongeuse des souris, ces documents nous offrent une occasion précieuse de saisir « en situation », dans son devenir concret, la construction du paradigme féministe matérialiste où Wittig inscrit son lesbianisme politique. Réunis sous le titre Dans l’arène ennemie, ils viennent d’être publiés aux Éditions de Minuit : circonstance remarquable, si l’on se souvient que, depuis la publication de Virgile, non en 1985, la maison d’édition des nouveaux romanciers n’avait plus accepté aucune autre œuvre de l’écrivain sous prétexte que l’atmosphère favorable des années 1960 s’était épuisée. 

Se lancer en territoire hostile

« Dans l’arène ennemie » est une expression employée par Wittig lors d’un entretien avec la militante féministe Josy Thibaut en 1979, où apparaît également pour la première fois sa célèbre métaphore du cheval de Troie (qui donnera par la suite son titre à un essai important du 1984). Les deux images se font écho et résument le sens du projet politique, littéraire et théorique wittigien. Comme le soulignent Garbagnoli et Mantion,  il s’agit pour elle de se lancer en territoire hostile, d’y entrer « par effraction pour faire sauter les formes, concepts et catégories qui règlent et établissent l’hétérosexualité comme seul contrat social possible ». 

Souvent accusée d’être une idéaliste malgré elle, sinon d’isolationnisme, la figure qui se dégage de Dans l’arène ennemie fait preuve en réalité d’une conscience aiguë du fait qu’il n’existe pas de véritable « dehors » où l’on puisse trouver un abri permanent. On est embarqué, donc il ne reste plus que tenter une « perforation interne » du contrat hétérosexuel et de mythologies ancrées dans ses rouages. Cependant, la cartographie de l’arène ennemie n’est pas donnée d’avance. Découvrir pas à pas les frontières mouvantes des territoires hostiles, pour mieux préparer l’attaque ou pour se remettre sur la bonne voie lorsqu’on se rend compte qu’on est dans une impasse, est le véritable enjeu du voyage que Wittig définit, pour cause, « sans fin ». Ce qui ne veut pas dire, d’ailleurs, « sans but ».   

C’est là peut-être l’aspect le plus intéressant du recueil établi par Garbagnoli et Mantion, qui n’omettent pas de nous mettre en garde contre les risques liés à l’effet de clôture qui accompagne le passage à la postérité. Pas de clôture, évidemment, lorsqu’on vit et que ce qui est à faire n’est pas encore là. Ce qui est à faire selon Wittig, la nouvelle génération qui la relit sans reculer devant l’audace de son œuvre, en est consciente : faire advenir « une autre dimension de l’humain », à bâtir sur les cendres du système des classes de sexe et de son corrélat linguistique et cognitif, le système du genre. Mais du point de vue de l’avant, lorsqu’on est train d’ouvrir le chemin, on travaille « comme une taupe », « à l’aveugle », « avec des éléments connus qui sont comme des éclairs dans l’osbcurité » — Wittig l’explique clairement dans son ars poetica, Le Chantier littéraire. 

Ainsi, le lectorat est prévenu : il faudra suivre les directions dans lesquelles la taupe lesbienne a creusé, en veillant à rendre au passé la contingence hasardeuse de son déroulement. Et comme il serait peu généreux de comprimer en une séquence unilinéaire les multiples traversées des champs qui rythment la trajectoire wittigienne, on se limitera ici à donner quelques points de repère.

Aimer, écrire : dans la lacune

D’abord, l’entrée dans l’arène littéraire. Elle est habituellement datée de 1964, l’année où le prix Médicis a été décerné à L’Opoponax, comme si accès à l’écriture et consécration au sein du champ littéraire étaient une seule et même chose. Or, il n’en est rien. Parmi les rares détails autobiographiques dévoilés dans ces textes, Wittig raconte comment, à l’âge de onze ans, elle a commencé à écrire des poèmes pour séduire la jeune fille dont elle est tombée amoureuse. Aimer, écrire : dans la lacune. On ne peut qu’imaginer ces fruits verts, mais c’est probablement à ce moment-là qu’elle a été confrontée pour la première fois au défi de se réapproprier d’un répertoire de mots déjà travaillés et de les dépouiller de leur sens conventionnel pour leur faire dire ce qu’ils n’étaient pas censés dire.

Extraire une nouvelle réalité du paysage littéraire existant est le programme que cet enfant de l’ère du soupçon va poursuivre tout au long de sa vie adulte de lectrice et d’écrivain. On signalera volontiers, à cet égard, l’un des textes chronologiquement les plus anciens de la collection, à savoir l’essai que Wittig a consacré en 1967 à Bouvard et Pécuchet. Non seulement elle traque un thème homosexuel dans « le plus moderne des romans de Flaubert » ; plus important encore, en soustrayant l’écrivain de Rouen à l’interprétation réaliste, Wittig met en exergue un principe qu’elle exploitera, plus tard, sans relâche dans son offensive contre les prémisses naturalistes et faussement objectives de la pensée straight : « comment ne pas penser que la prétendue objectivité du réalisme ne soit perçue par Flaubert comme une pure subjectivité », écrit-elle. 

Si on garde à l’esprit les motivations qui l’ont amenée à écrire, les efforts requis pour « désengluer » les mots de leurs connotations habituelles et son but d’universalisation du point de vue minoritaire, on comprendra mieux les raisons de la froideur que Wittig a manifesté au sujet de l’insertion de son œuvre dans le canon littéraire du XXe siècle. En effet, interpellée sur ce point à la fin des années 1980 par Alice Jardine, elle ne se contente pas de faire preuve de modestie en refusant de répondre à la question. Elle souligne aussi qu’un écrivain « ne travaille jamais dans (ou pour être dans) le canon », en y ajoutant une mise en garde contre la tentation de régler une question sociologique en l’implantant de son poids dans la critique littéraire, sous forme de littérature féminine ou encore de littérature lesbienne (et la liste pourrait continuer).

« C’est l’écriture qui est importante », précise-t-elle. Quoi qu’en disent les bâtisseurs de canons littéraires plus inclusifs, il y a toujours matière à réflexion dans cette déclaration laconique, surtout si l’on considère les façons dont le marché de la diversity contribue à reproduire le mythe de l’autre-différent, incapable d’accéder à l’universel, si essentiel au fonctionnement idéologique de la société hétérosexuelle.

« Française de naissance mais non d’habitude »

Deuxième détail autobiographique digne d’attention : à l’âge de douze ans, Wittig fait le jour de sa communion le vœu de ne jamais se marier. Dans la province française d’après-guerre, à une époque où Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir n’a pas encore vu le jour, une féministe en puissance est née. Mais les mots pour le dire manquent. Et même lorsqu’ils commenceront à prendre corps, ils ne seront pas immédiatement perçus par le lectorat. À la sortie de L’Opoponax, c’est Wittig qui le souligne, beaucoup d’encre a coulé sur le traitement révolutionnaire auquel elle a soumis le thème de l’enfance, mais très peu d’admirateurs du livre ont remarqué qu’il s’agissait d’une enfance lesbienne et féministe. 

Les choses commencent à changer dans l’après-mai 68. Plusieurs des textes rassemblés par Garbagnoli et Mantion renvoient une image vivante de la gestation laborieuse, en bonne partie parce qu’entravée avec acharnement par Antoinette Fouque et les autres antiféministes réunies autour d’elle dans Psychanalyse et politique, de ce qui deviandrait le M.L.F. Le rôle que Wittig a joué dans sa création n’est pas limité à sa préfiguration littéraire, en 1969, dans Les Guérillères. Un aspect généralement peu ou pas assez souligné, mais qui ressort clairement de Dans l’arène ennemie, est la vocation résolument internationaliste de son féminisme. 

Cette vocation n’a pas manqué de s’exprimer au cours de la campagne internationale menée en faveur des « trois Maria », poursuivies en justice par la dictature fasciste portugaise après la publication de leurs Nouvelles lettres portugaises, dont Wittig assure la traduction française avec Évelyne Le Garrec et Vera Alves da Nóbrega. Après la chute du régime en avril 1974 et l’acquittement des trois femmes, l’une d’entre elles fera preuve d’ingratitude et de manque de courage politique en attaquant le mouvement féministe qui l’avait soutenue. On lira avec intérêt la lettre ouverte, peu connue, rédigée en réponse par Wittig : de quoi méditer sur les enjeux éthiques de la militance féministe.

Évoquer l’internationalisme nous rappelle aussi l’importance des connexions transatlantiques dans la formation politique de Wittig. « Française de naissance mais non d’habitude », selon la formule trouvée par Garbagnoli et Mantion sur un tapuscript de Virgile, non conservé dans ses archives, elle a commencé à l’être, en quelque sorte, bien avant son exil américain. Sa lecture de La Femme mystifiée de Betty Friedan, par exemple, l’oriente vers une critique de la psychanalyse qui restera une constante de sa pensée. Surtout, c’est le lien avec les féministes américaines établies à Paris dans ces années-là, dont certaines déjà très politisées, qui la met en mesure de surmonter la résistance de Fouque e d’initier les premières actions féministes à Vincennes en 1970.

1970 est aussi l’année de la rencontre, décisive en ce qui concerne le développement du paradigme du paradigme féministe matérialiste, avec les militantes de F.M.A. (Féminisme, Marxisme, Action), dont Christine Delphy. La rencontre est occasionnée par la publication dans L’Idiot internationale du manifeste « Pour un mouvement de libération des femmes », écrit par Wittig et co-signé par sa sœur Gille, Marcia Rothenberg et Margaret Stephenson. Si le manifeste révèle déjà la propension de Wittig à se démarquer du gauchisme ambiant et à penser en termes de lutte des classes de sexe, l’association avec Delphy au sein du courant féministe révolutionnaire du M.L.F. jette les bases politiques de l’entreprise qui trouvera un débouché théorique, en 1977, dans la création de la revue Questions féministes.

« J’ai connu la guillotine »

La construction d’un féminisme révolutionnaire, matérialiste et antinaturaliste va de pair, pour Wittig, avec la définition d’un point de vue politique lesbien qui place au centre la critique du régime politique hétérosexuel. Plus encore : l’affirmation d’un point de vue politique lesbien se configure, à ses yeux, comme la condition nécessaire pour que le mouvement de libération des femmes conserve son élan révolutionnaire. Surtout après la publication du Corps lesbien, elle ne cesse de répéter que l’« hétérosexualité est malade », que la relation hétéro est le lieu « fossile » où l’oppression et la dépendance des femmes se répètent sans fin, que la « peur de se couper des autres femmes » au nom de laquelle on censure le point de vu lesbien « n’est pas fondée » et que, au contraire, le plus grand danger est celui de l’« encapsulation », car le système « absorbe une lutte radicale en faisant des concessions sur des points superficiels ». 

La difficulté de faire passer ce message lui apparaît clairement et sera la raison principale du départ pour les États-Unis au milieu des années 1970. En bonne prophète, au cours d’un entretien accordé à Actuel en 1974, elle s’était lancée dans un pronostic : « Il m’arrive de penser que dans dix ans le mouvement des femmes aura sombré corps et biens, faute de combattantes, de détermination ou d’objectifs à long terme ». En 1979, à la suite d’un coup de force d’Antoinette Fouque, « M.L.F. » devient une marque déposée à l’Institut National de la propriété industrielle : remarquable point de chute pour qui s’était opposée au féminisme en le qualifiant de « bourgeois ». Lorsqu’en 1980 le collectif de Questions féministes éclate sur la question du lesbianisme, toutes les conditions sont réunies pour que Wittig écrive cette véritable parabole de la révolution trahie que sera « Paris-la-politique ». En 1999, au moment de la publication de cette nouvelle dans le recueil Paris-la-politique et autres histoires (P.O.L.), Wittig déclare au cours d’un entretien avec Claire Devarrieux – troisième point de repère autobiographique qui mérite d’être souligné – « j’ai connu la guillotine » : c’est le bilan amer de ses années parisiennes, de sa traversée de l’arène féministe.

En relisant, dans le texte intitulé « Les questions féministes ne sont pas des questions lesbiennes » (1983), la version de Wittig sur la fin de Questions féministes, on est en droit de se demander si l’acte d’accusation sévère qu’elle confie à ces pages doit être lu comme une répudiation du féminisme matérialiste. Les interprètes désireux de faire entrer Wittig dans le XXIe siècle déchargée de l’héritage qu’elle a néanmoins continué à revendiquer dans son livre désormais canonique The Straight Mind (1992), pourraient en effet faire le choix stratégique de s’arrêter là. Mais, en l’absence flagrante de nouvelles institutions pouvant attester l’effondrement objectif et subjectif de l’ordre patriarcal et hétérosexuel, l’intérêt de la soumettre à une telle cure d’amaigrissement reste à démontrer. Wittig, quant à elle, n’a pas hésité à dire, dans un entretien avec Catherine Écarnot, en 1996, que « le lesbianisme est une rupture avec un système économique : l’hétérosexualité, certainement pas avec le mouvement féministe ».  Peut-être pensait-elle à un mouvement féministe à venir, capable de ne pas succomber aux pressions multiples de la pensée straight.

Donc, ne nous y trompons pas : rien d’archéologique, mais tout de politique, dans la redécouverte de Monique Wittig. Il y a fort à parier que plus d’une personne atteindra la dernière page de Dans l’arène ennemie en pensant « en elle encore je vis » [1].


[1] Monique Wittig, L’Opoponax (1964), Éditions de Minuit, Paris 2017, p. 281 : « On dit, tant je l’aimais qu’en elle encore je vis ».

Deborah Ardilli

Philosophe et traductrice

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Notes

[1] Monique Wittig, L’Opoponax (1964), Éditions de Minuit, Paris 2017, p. 281 : « On dit, tant je l’aimais qu’en elle encore je vis ».