Au risque de l’obscène – sur ça va bien dans la pluie glacée ? de Dominique Fourcade
Quand on cherche à évaluer sur le plan de l’éthique l’empreinte laissée par telle ou telle vie de poète, nul doute que celle d’Henri Michaux vient se ranger au nombre de celles qu’on dit irréprochables. Sauvage ou barbare, dégoûté par le mauvais sucre inoculé par la vie littéraire ou mondaine[1], auteur d’une œuvre où l’on peine à trouver des livres dispensables, le créateur de Plume et des Meidosems s’est aussi aventuré de l’autre côté du miroir dans les années 50 en multipliant les expériences avec la mescaline, le LSD et d’autres drogues.
Il faut un certain courage pour aller au-devant des grandes épreuves de l’esprit, pour approcher la connaissance par les gouffres, et en ramener cinq livres, dont Misérable miracle et L’Infini turbulent, qui auront contribué à faire de lui un héros définitif, un classique vivant – une certaine raideur de l’homme contribuant à faire croire qu’il aura toujours eu la dignité des statues. Mais dans la biographie qu’il lui a consacrée[2], Jean-Pierre Martin cite des extraits des Cahiers de Cioran, et de lettres de Dubuffet et Franz Hellens, dans lesquels ces derniers ne cachent pas leur agacement. Ça se moque, ça persifle. Jean-Pierre Martin dit de ces extraits qu’ils attestent « un reproche assez répandu : [à chaque nouveau livre sur le sujet, on se demandait :] il n’en a donc pas fini avec cette histoire ? »
Cette propension de Fourcade à vouloir enregistrer les secousses sismiques produites par l’actualité, et son désir de voir comment la poésie s’en sort.
Michaux apparaît comme un raseur occupé à des expériences un peu grotesques, avec lesquelles il tenterait à bon compte de se démarquer du milieu. Or, même en n’étant pas d’accord avec leurs auteurs – que l’on pourra dire jaloux, mesquins –, ces citations produisent un effet : la statue de l’héroïque Michaux retrouve un peu de cette vulgarité qui est le propre de la vie normale, qui est exactement ce que les sculpteurs laissent de côté. Il aura donc existé une époque où Henri Michaux pouvait être perçu comme ça ?!
Ouvrant le dernier livre de Dominique Fourcade, ça va bien dans la pluie glacée ?[1], reprenant contact avec cette poésie hantée par l’actualité et non par des fantômes du passé, j’ai imaginé qu’à la mort de l’auteur de Rose-déclic son biographe mettrait certainement la main sur des lettres ou des mails de poètes et de poétesses raillant cette propension de Fourcade à vouloir enregistrer les secousses sismiques produites par l’actualité, et son désir de voir comment la poésie s’en sort, ou comment elle le guide.
Certains pousseront-ils la mauvaise foi jusqu’à le décrire désireux d’apparaître sur la photo ? Le pire est toujours possible. « Ah voilà, ça n’a pas manqué, il nous a fait un livre sur Gaza ! » trouvera-t-on peut-être, dans telle ou telle correspondance. Le fait est que Dominique Fourcade est un des seuls sur ce terrain, à chercher cette immédiateté[2]. Un poète comme Patrick Beurard-Valdoye travaille la question de l’Histoire et des guerres européennes, Perrine Le Querrec confronte le poème aux violentes faites aux femmes, Jean-Patrice Courtois travaille la question du document et de la catastrophe écologique, mais ils ne cherchent pas cette vibration, cette vibratilité pourrait-on dire, qui est la passion (au sens de souffrance et peut-être aussi de désir) de Dominique Fourcade – passion qui ne va pas sans emphase, emphase qui est aussi la signature de ses livres[3] : « ici, le désastre, octobre-novembre 2023, j’entre dans Gaza. j’entre dans Gaza à partir d’Israël après être entré en Israël à partir de Gaza. je suis le même homme dans chaque cas. pas un autre, pas du tout un autre. c’est le déluge qui se produit en Palestine-Israël et qui engloutit l’Occident. une douche de sang réciproque qu’il est de mon destin de vivre en écrivain. »[4]
Mais si l’on parle d’impudeur, d’indécence ou d’obscénité (et le poète utilise lui-même ces mots), que désigne-t-on exactement ?
Sous la question de l’événement et son retentissement, le sujet c’est l’effroi devant le crime. Dominique Fourcade cite ainsi une phrase de Kafka : la littérature permettrait de faire un bond hors du rang des assassins. Pour être très souvent citée, elle n’en est pas moins, ici, pertinente, réactualisée et non pas seulement copiée-collée. Car c’est le sujet ; ce bond, Fourcade le prend au sérieux, au moins autant que l’auteur du Procès ; il écarte les bons sentiments (la guerre c’est mal), les slogans (Poutine assassin) et s’avance en se sachant ou en se voulant dans la brute et sa victime.
Dans en laisse, que je commentais en 2006[5], le poète écrivait à partir des photos sorties de la prison d’Abou-Graïb, sur lesquelles on voyait des GI’s américains humilier ou torturer des prisonniers irakiens. Évoquant ce livre magnifique dans un entretien, Dominique Fourcade affirmait « Je ne me glisse pas entre le bourreau et la victime, je ne suis pas tour à tour l’un et l’autre – je suis en même temps les deux, et mon travail est d’exposer cela. Pas de dénoncer, pas de m’indigner, si horrible que soit la chose – mais d’exposer. (…) Solidarité, oui. Responsabilité, oui. Culpabilité, oui, les trois à fond. Et empathie absolue. Exposition. Dégoût à fond – et ce dégoût ultimement veut dire : dégoût de moi comme écrivain. »[6] Mais le livre lui-même dit un peu différemment les choses, me semble-t-il : le poète ne se trouve ou ne se place ni dans la peau de l’humilié ni dans celle du tortionnaire, mais dans la laisse qui les tient l’un à l’autre (la laisse, rappelle-t-il, qui se trouve être aussi une vieille forme poétique)[7].
Cet aspect (le poète face à la guerre, effrayé par la violence) prend une autre dimension quand il confronte cette scène à ce qu’il sait ou ce qu’il attend de la poésie moderne.
Avec ce nouveau livre, c’est donc la tragédie de la Palestine et d’Israël qui fracture le poème, obligeant Fourcade à mesurer l’onde de choc, et nous donnant une idée du feu qu’il traque. Dans ce passage, incidemment : « (…) le plus irréparable causé par la Shoah aura été la fondation d’Israël dans la forme où il a été fondé. il me semble que nous vivons un moment de bascule, à la lumière tragique de laquelle apparaît ce que je pressentais depuis longtemps : il ne fallait pas revenir en arrière, ne pas revenir en arrière tel est l’instinct de la poésie moderne. mais avec l’existant faire quelque chose de très beau. l’existant c’est les lambeaux. l’État n’est pas la forme immuable de l’être ensemble. Il ne fallait pas fonder un État. en tous cas surtout pas un État dont les critères reposent sur la domination d’une communauté et d’une confession, ici la communauté juive, privant progressivement d’espace et de respiration tout autre communauté. mais cet État maintenant existe, je ne l’oublie jamais, hors de question de l’effacer. »[8]
Il ne fallait pas faire cette faute (revenir en arrière, en utilisant la forme État) que la poésie moderne évite, elle, de manière instinctive. Sur la politique, la poésie sait des choses que la politique ignore. Même face à la destruction et à la mort, la poésie ne se taira pas, elle continuera de nous apprendre. Est-ce pour cette raison que flotte dans l’air cette accusation d’impudeur ou d’obscénité ? Parce que les arts ne plient pas devant la gravité que les gens d’armes se sont toujours arrogée (tous ces portraits en armure & majesté, depuis l’invention de la sculpture et de la peinture) ?
J’aurais pu raccourcir beaucoup cette citation mais je voulais montrer que cette réflexion sur la poésie moderne vient de ce qui se passe à Gaza, et qu’elle y fait retour – j’ai donc aussi gardé la suite, qui dit en peu de mots à quel point le poème refuse le déchirement (« [Israël] maintenant existe, je ne l’oublie jamais, hors de question de l’effacer. ») Car cet aspect (le poète face à la guerre, effrayé par la violence) prend une autre dimension quand il confronte cette scène à ce qu’il sait ou ce qu’il attend de la poésie moderne. Quand la guerre et l’effroi l’obligent à tenir compte de la guerre et de l’effroi (des populations). L’image de la laisse gagne en puissance ; elle place le poète sur la corde raide – à la poésie et au poète de sauver la possibilité de la laisse (le poème) contre la laisse (l’humiliation, la violence). Quels sont les moyens de la poésie pour opérer cet improbable sauvetage ? « Avec l’existant faire quelque chose de très beau. l’existant c’est les lambeaux. » La poésie (moderne, précise Fourcade) ne détourne pas les yeux ; elle est vouée à montrer la beauté de ce qui est là, avec quoi on fait.
L’existant ? L’ordinaire des motels photographiés par Stephen Shore, les matchs de foot belges mis en poème par Franck Venaille dans La Descente de l’Escaut, les mondes post-apocalyptiques et policiers d’Antoine Volodine ? Dans un texte de 1976[9], Fourcade cite le titre de l’essai de Barnett Newman paru en 1948 : « Les poètes ont-ils jamais dit autre chose que « the sublime is now » ? » Cette phrase éminemment polysémique, les critiques d’art l’ont beaucoup triturée, à l’instar de Jean-François Lyotard : « […] il faudrait traduire The Sublime is Now non pas par : Le Sublime est maintenant, mais par : Maintenant, tel est le sublime. Non pas ailleurs, non pas là-haut, ni là-bas, ni plus tôt, ni plus tard, ni autrefois. Ici, maintenant, il arrive que…, et c’est ce tableau. »[10] Cette idée atteste un courage intellectuel et spirituel, la déploration étant plus répandue. Mais que devient-elle, cette audace, quand Fourcade écrit sur la torture, sur la guerre, sur des massacres ? The sublime is toujours now ?
Bien évidemment ce n’est pas la guerre qui est sublime, ni même le fait que le poème se confronte à elle, mais le poème en tant que recherche et proposition formelle. Et s’il est sublime, me semble-t-il, ce n’est pas qu’il esthétise la guerre – ce serait plus ou moins fasciste, en tous les cas criminel ; c’est plutôt qu’il maintient dans l’écriture un rapport au monde qui ne sera pas fait de hiérarchies esthétiques[11] ou humaines. C’est qu’il refuse de voir des contradictions où l’on exige de tout un chacun que ces contradictions soient proclamées. « (…) après la Shoah, être juif, pour moi qui ne le suis pas, est avant tout un devoir moral qui s’impose à moi. de même aujourd’hui être palestinien sans cesser d’être juif. »[12]
« (…) avec l’existant faire quelque chose de très beau. l’existant c’est les lambeaux. » Le poète est élégiaque lorsqu’il voit la disparition (les lambeaux) dans tout ce qui existe, et il se défend d’être élégiaque en s’efforçant de trouver le sublime dans l’existant plutôt que dans un passé perdu. Cette citation de Dominique Fourcade, je l’entends résonner avec un texte que j’ai écrit sur une photographie prise par Robert Adams. Cette photo d’une haie constituée d’arbres et de buissons, très belle et très graphique, a été légendée par Robert Adams dans un sens documentaire : non entretenue, abandonnée, cette haie prouve que l’agriculture extensive a détruit les sols, les terres agricoles). Dans ce texte[13], je développais l’idée d’un porte-à-faux complet du photographe ou du commentaire. Belle et graphique, cette photo ne pouvait documenter la catastrophe écologique en cours sans qu’on ait recours, brutalement – car j’ai d’abord aimé cette petite jungle – à un cartel. Je ne peux aimer ce qui est montré si c’est la preuve que le monde devient invivable. De ce pas de deux avec la photo et sa légende, je tirais ceci : quoi qu’ils disent, quoi qu’ils fassent, trahis par le cadrage et tous nos souvenirs de tableaux, de photos et de films, les photographes qui éditorialisent leurs images nous donnent à aimer un monde qu’ils n’aiment pas[14].
En écrivant sur la guerre, Fourcade ne rend pas aimable un monde dans lequel un pays peut décréter la mort d’un autre ; il donne à aimer une œuvre qui obstinément, et contre la logique des tueurs, maintient à flot des émotions, des circulations, des liens, les formes de vie les plus ténues, des « vulnérabilités décisives »[15], les juxtapositions les plus hasardeuses, tout ce qui est dit obscène par les puissants ou par les tueurs – car ramener l’existant, même sous la forme de lambeaux, sur une place publique occupée par les logiques de mort, oui c’est obscène[16]. Si cette obscénité était choyée, suivie, alors « commencerait peut-être une paix incontrôlable, mais ça ne plait pas à tout le monde, la paix. »
Dominique Fourcade, Ça va bien dans la pluie glacée ?, P.O.L, février 2024