Art contemporain

Le militantisme joyeux de Petticoat Government – sur le pavillon belge à la 60ème Biennale de Venise

Critique d'art et commissaire d’exposition

C’est un collectif pluridisciplinaire inédit, se présentant sous le nom de Petticoat Government, qu’on traduirait par « gouvernement en jupons », qui investit le pavillon belge pour la 60ème biennale de Venise. Se réappropriant les contraintes institutionnelles avec générosité et indiscipline, pg fait étape à Venise et y débarque avec sept géant∙e∙s folkloriques emprunté∙e∙s à des communautés en France, en Espagne et en Belgique.

Dans le texte qui introduit l’exposition internationale de la 60ème Biennale de Venise, son commissaire Adriano Pedrosa dénonce les nombreuses formes de hiérarchies et de discriminations « conditionnées par l’identité, la nationalité, la race, le genre, la sexualité, la liberté et la richesse ». Il se positionne en contradicteur et choisit le terme d’« étranger » afin de convoquer une condition universelle et affirmer une position qu’il veut émancipatrice.

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Son approche curatoriale exacerbe néanmoins les catégories identitaires. Omettant de situer les œuvres dans leur contexte, négligeant de proposer des cadres de réflexion critique, il prend le risque d’essentialiser ces catégories. Certains rapprochements formels tendent à désingulariser certaines pratiques, à les dépolitiser pour faciliter leur digestion par les mondes de l’art contemporain qui affluent à Venise.

Parmi les propositions artistiques faites par les pavillons nationaux, Petticoat Government – collectif constitué de Denicolai & Provoost, Antoinette Jattiot, Nord – Valentin Bollaert, Pauline Fockedey, Speculoos – Sophie Boiron, Pierre Huyghebaert – n’affiche aucun slogan péremptoire. Pourtant Petticoat Government (pg) met en relation une culture dite d’élite et une culture dite populaire, et réinterroge les notions de marges et de centre, de tradition et de modernité telles qu’elles structurent les représentations sociales, économiques et politiques en Europe occidentale.

Pg nous fait faire un large pas de côté, travaillant à déployer de multiples outils critiques qui empruntent aux représentations cartographiques, à la typographie, à l’architecture, aux pratiques musicales, ou aux sciences humaines. Pg fait le pari ambitieux de se réapproprier les contraintes institutionnelles offertes par la Biennale de Venise pour développer un scénario au long cours et inventer une forme inédite de démocratie artistique.

Le pavillon comme espace commun, lieu de rencontre et de rassemblement

Dans ce pavillon, une expérience a lieu. On entre au son d’une musique puissante et cadencée. Composée par Senjan Jansen, une boucle sonore de 11 minutes rythme l’espace par phases. Inspirée par un morceau des années 90, elle fait écho à l’histoire musicale de la new beat européenne, particulièrement présente en Belgique et dans le Nord de la France. Cette bande-son est ponctuée par les percussions du groupe Salamba qui a accompagné une première étape de pg dans les Alpes lors d’un pique-nique gigantesque au col de Resia en mars 2024. Pg a pensé cette dimension musicale comme un élément déterminant de l’expérience du pavillon, cherchant à entrainer les corps des visiteurs et visiteuses dans une forme de transe, convoquant des danses rituelles, et l’esprit de la fête.

Les visiteur∙euse∙s sont accueilli∙e∙s dans un espace qui a été pensé avec précision afin de rendre possible une rencontre inédite avec un lieu et son architecture, des géant∙e∙s, objets à l’échelle extra-humaine, et des storytellers, engageant des échanges avec le public. Ces dernier∙e∙s sont des travailleurs et travailleuses de l’art (artistes, auteur∙ice∙s, curateur∙ice∙s) issu∙e∙s de différentes formations en études supérieures d’art en Belgique et dans le Nord de la France, participant∙e∙s volontaires qui ont suivi l’ensemble du projet de pg.

La mise en espace du pavillon a été imaginée pour créer les conditions de possibilité de la danse et du rassemblement, mais aussi de la pause, de la discussion ou de la lecture individuelle. Dans la salle principale, un imposant « squelette » métallique – dont pg écrit qu’il est « fondement, plateforme, volume, support, grill technique » – « met en tension l’espace pour relier verticalement la terre, la pièce, les objets et le ciel ». Cette structure a été pensée pour accueillir les géant∙e∙s. Les visiteur∙euse∙s du pavillon circulent à travers ce squelette, sous la plateforme sur laquelle les géant∙e∙s sont posé∙e∙s, ce qui leur permet d’observer la manière dont iels sont fabriqué∙e∙s. La plateforme est soutenue par trois colonnes ; plutôt qu’une quatrième colonne, pg a intégré une barre verticale, directement inspirée d’un « pole dance ». « Danser avec la barre est, pour les polers, plus qu’un dressage des corps. C’est un moyen d’expression incarné et effronté », suggère les auteur∙ice∙s.

Incarnation et effronterie pourraient bien être parmi les traits saillants de ce pavillon dans sa manière de se réapproprier les enjeux de la représentation nationale en proposant l’invention d’une entité artistique collective qui se désigne comme un « gouvernement ». Petticoat est un terme anglais qui peut se traduire par « jupon », en français, ce qui est sous la jupe, peu digne d’être montré, et renvoyant, au propre comme au figuré, à la condition féminine. Petticoat Government serait donc un « gouvernement en jupons », comme le mettent en avant les membres du collectif ainsi constitué. Effronterie certes, mais aucun affront. Le projet que déploie pg dans le contexte de la Biennale de Venise s’inscrit au-delà des frontières institutionnelles et médiatiques de cet événement international sans commune mesure sur la scène artistique. Il est caractérisé par sa générosité, son ambition critique et son militantisme joyeux.

Une épopée géantologique

Sept géant∙e∙s sont arrivé∙e∙s à Venise et ont temporairement trouvé leur place sur la plateforme dans le pavillon belge au sein des Giardini. Suite à différentes négociations qui sont au cœur du projet, Dame Nuje Patat, Erasme, Mettekoe, Babette, Edgar l’motard, Julia et Akerbelz ont été emprunté∙e∙s aux communautés française, basque espagnole et belges qui les ont conçu∙e∙s. Visiteur∙euse∙s, nous nous déplaçons sous la plateforme qui accentue leur gigantisme, et nous les observons d’en bas, par dessous. Cette perspective façonne et oriente notre vision. Cette manière de les voir met en évidence leur construction, les matériaux et les solutions techniques choisies, et laisse imaginer comment il faut procéder pour les manipuler, de manière collective. Cette façon dont pg nous propose de regarder les géant∙e∙s court-circuite toute possibilité de poser un regard surplombant sur ces figures appartenant à ce qu’on désigne comme culture populaire, ou vernaculaire.

Un fragment issu du texte intitulé Qu’est-ce que la philosophie ? de Gilles Deleuze et Felix Guattari résonne comme une ritournelle : « toute fabulation est fabrication de géants ». Le ou la géant∙e n’est pas une métaphore dans le projet pg, mais il me semble que l’usage que font Deleuze et Guattari du terme fait écho à la vitalité que pg puise dans ces figures gigantesques. Deleuze et Guattari considéraient la capacité d’un∙e artiste, à travers ses œuvres, à façonner un langage inédit et produire des énoncés collectifs – là où le peuple manque. On comprend ici que l’enjeu se situe pour pg dans la possibilité de construire une autre relation au commun, qui s’incarnerait dans ces traditions vernaculaires des géant∙e∙s, disséminées en Europe.

Le collectif et son projet se sont construits à partir de ces figures, de leurs histoires et des communautés qui les fabriquent et en inventent les usages sociaux et politiques. Informé∙e∙s par les recherches de Tristan Sadones, journaliste et photographe belge, qualifié de « géantologue », Petticoat Government a initié une cartographie inédite de la dissémination de cette tradition en Europe, mettant en évidence la survivance et la vitalité de la pratique des géant∙e∙s en Belgique, dans le Nord de la France et au Pays Basque. Disponible dans le journal publié par pg, cette cartographie est un des nombreux exemples de la diversité et de la richesse des réflexions du collectif sur les manières de représenter, et leurs dimensions politiques.

Les géant∙e∙s sont des objets hybrides, ils incarnent des fonctions multiples, à la fois esthétiques et culturelles, sociales et politiques. Ce sont des outils investis par des groupes de personnes dans des lieux et contextes spécifiques. Chaque géant.e a la capacité de nous embarquer dans un flux de mythes et d’histoires, très anciennes ou, au contraire, connectées à l’actualité sociale et politique des communautés concernées. Les storytellers ont élaboré des récits sur chacune des figures. Ces histoires sont publiées dans l’édition – dont les pages sont imprimables sur demande au sein même du pavillon – et nourrissent les échanges avec les visiteur∙euse∙s dans le présent de l’exposition. « En traversant les frontières, elle nous rappelle que les histoires locales ont des échos universels », écrivent Paula Swinnen et Louis Lalier à propos de Babette, géante fabriquée à Tourcoing par les usagers et usagères de la Maison des Jeunes et de la Culture, inspirée par une ouvrière de l’industrie textile, piqurière, et militante syndicaliste.

Faire avec et agir dans le réel

Les géant∙e∙s sont emprunté∙e∙s aux groupes de personnes très divers qui les ont fabriqué∙e∙s et dont ils restent la propriété. Le déplacement de ces objets dans le contexte du pavillon ne leur confère pas le statut d’œuvres d’art. La pratique de l’artiste britannique Jeremy Deller – qui occupait le pavillon britannique à Venise en 2013 – permet de dresser un parallèle pertinent. Dans un texte portant sur la démarche de l’artiste, Maxime Boidy, chercheur en études visuelles, souligne que « Deller investit la culture populaire au sens fort : anthropologique (la culture comme totalité d’un mode de vie), voire antagonique (la culture comme conflit de pratiques et comme lutte de classes) ». L’enjeu de l’investissement de pg vis-à-vis des géant∙e∙s fait ici tout à fait écho. J’emprunterai à nouveau les mots très justes de Boidy à propos de Deller pour affirmer que dans l’emprunt des géant∙e∙s par pg, il s’agit moins de considérer la valeur esthétique et plastique des objets que les pratiques collectives qui leur ont donnés formes et significations[1]. En investissant les géant∙e∙s, pg prend en considération la valeur ces objets comme des outils sociétaux aux facettes multiples, dérangeant les oppositions normatives entre tradition et modernité, culture populaire et culture savante. Pg met en évidence une problématique qui n’est pas neuve mais qui continue de démontrer sa richesse critique, celle de la fête comme espace d’expression politique, lieu d’articulation de l’individu au collectif et de production de biens et de valeurs communes.

Un autre trait saillant de pg est son approche de la production artistique. Cette dernière est caractérisée par le désir de « faire avec », mettant en évidence les enjeux relationnels au cœur du processus de travail fondé sur la négociation et l’emprunt d’objets existants. Le projet évacue la nécessité de produire des objets artistiques et focalise son attention sur le sens de son action dans sa relation à ce qui est déjà là. Pg imagine un scenario guidé par la volonté de s’inscrire dans un environnement social et politique donné et de contribuer à enrichir ses interactions à travers des relations et problématiques nouvelles, telles que le déplacement des géant∙e∙s, la rencontre avec d’autres communautés ou la création de nouveaux récits. Pg propose ainsi de « composer avec le réel » plutôt que le représenter.

Cette détermination à agir dans le réel est cruciale et moteur dans le déploiement du projet ; mettant en évidence un questionnement profond sur le sens social et politique restreint attribué à l’art. Pg s’inscrit en ce sens dans l’histoire des pratiques critiques de l’institution telles qu’elles se sont manifestées en France dans le champ de la pédagogie et de la psychiatrie. Cette approche critique de l’institution a présidé à la constitution même du collectif comme dans la mise en œuvre de chaque étape ou « réalité temporaire » du projet.

Ainsi ce « gouvernement en jupons » s’est agrégé autour d’un ensemble de personnes et de pratiques multiples (arts visuels, architecture, typographie, design graphique, écriture critique) tout en introduisant de la plasticité, de la porosité et de la multiplicité dans l’approche des rôles et fonctions de chacun.e. Pg n’apparait pas seulement comme le nom d’un collectif, il devient, à l’image des géant∙e∙s, une matrice de récits et de réflexions qui ont pour ambition de contribuer à un mouvement joyeux, critique et militant qui tente de régénérer nos manières de penser et de construire la démocratie à différentes échelles, en insufflant du mouvement, un esprit de fête et d’effronterie.

La biennale, étape d’un scénario au long cours

Autour de l’espace central, quatre autres salles permettent de partager le scénario et les différentes étapes du projet à travers une diversité d’éléments hétérogènes : un journal gratuit, avec des textes dans quatre langues (néerlandais, français, anglais et italien), des images, des documents de travail ; un drapeau qui a été transformé en nappe pour un pique-nique hors norme avec les géant∙e∙s sur un lac de barrage gelé au col de Resia, dans les Alpes; un film plongeant les visiteur∙euse∙s dans différents moments publics qui ont précédé l’arrivée à Venise ; et un espace dédié à l’impression, gratuite et sur demande, de l’édition du projet, work in progress tout au long de l’exposition. Le projet ambulant hors norme de Petticoat Government met en évidence l’importance de la circulation des récits dans leurs dimensions orales et écrites, informelles et critiques. Le pavillon rend compte de cette polyphonie et invite également au mouvement par la danse, un mouvement « sans finalité, si ce n’est celui du lâcher-prise, du plaisir, de la rencontre avec soi et l’autre par l’activation des sens » (pg).

Dans un texte marquant, disponible dans l’édition du projet, Maximilien Atangana formule une interrogation fondamentale qui ne cesse de faire écho : « Comment alors mobiliser le populaire dans une relation asymétrique que surplombent les risques de fétichisation, d’appropriation culturelle et d’accaparement, sans réduire les acteur.rice.s subalternes à présences sans paroles ? » Venise est une étape. Les géant∙e∙s ont été célébré∙e∙s au sein de chaque communauté avant leur départ, iels retourneront dans leurs communautés, iels seront à nouveau discuté∙e∙s à Charleroi, dansé∙e∙s à Dunkerque.


[1] Maxime Boidy, « L’Art des foules de Jeremy Deller », Théâtre/Public, 2021, 239, p. 66-73.

Vanessa Desclaux

Critique d'art et commissaire d’exposition

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Notes

[1] Maxime Boidy, « L’Art des foules de Jeremy Deller », Théâtre/Public, 2021, 239, p. 66-73.