Théâtre

Gens de mauvaise société – sur Illusions perdues de Pauline Bayle

Critique

De retour avec ses Illusions perdues, spectacle créé en 2020, Pauline Bayle signe une adaptation limpide du roman d’Honoré de Balzac, dont la mise en scène, pas moins humble qu’audacieuse, laisse parfois la dramaturgie en retrait.

Qui aurait cru aux motifs secrets qui unissent Illusions perdues d’Honoré de Balzac et Les Vagues de Virginia Woolf (titré Écrire sa vie et vu au festival d’Avignon notamment), les deux derniers spectacles de Pauline Bayle ? Créé en 2020, et repris ici avec une nouvelle distribution, le spectacle balzacien de la metteuse en scène, directrice du Centre Dramatique National de Montreuil depuis 2022, s’inscrit en effet au sein d’une œuvre au long cours dans laquelle, comme une ritournelle, la candeur initiale d’un ou plusieurs protagonistes s’effiloche au contact du temps dans Les Vagues ; de l’espace dans Illusions Perdues, c’est-à-dire du monde qui abîme voire réduit en cendres un certain idéal rousseauiste du moi, aussi attachant que suranné et dont la morale, ballottée par les vents mauvais de la société, s’empoisonne volontiers.

publicité

C’est le cas flagrant de Lucien de Rubempré (dont le patronyme maternel en cache un autre moins glorieux, Chardon), un jeune et bel ambitieux qui, s’enfuyant d’une morne Angoulême au terme d’un prologue qui compresse ici toute la première partie du roman (Les Deux Poètes), voudrait séduire et intégrer la bonne société, moyennant quelques sonnets de province écrits avec le franc espoir de devenir un grand poète.

Le prologue clos, un drap noir tombe au sol et le plateau se dévoile : un grand rectangle blanc, totalement vide, autour duquel une ribambelle de spectateurs, véritable ministère de la désillusion à venir, dont les quatre autres acteurs et actrices, dûment assis parmi cette intelligentsia sur praticables, se lèvent pour interpréter tour à tour une vingtaine de personnages (sur soixante-dix chez Balzac, mais le défi reste de taille).

Car à l’exception de quelques honnêtes membres du Cénacle, de téméraires défenseurs du bien qu’on retrouve à plusieurs reprises La Comédie Humaine, les fréquentations de Lucien dans la deuxième partie du roman sur laquelle Pauline Bayle se concentre (Un grand homme de province à Paris) vont en s’empirant, la soif de gloire le détournant des mœurs convenables ; c’est dire, il se tourne vers le journalisme et pire encore, la critique… Pour ces quelques infâmes, toute vérité, plus que relative encore, possède son double ; la mise en scène invite d’autant plus à les créditer, tant les acteurs changent littéralement de veste pour devenir, à peine le temps de se rasseoir, un autre personnage.

Bref, ils sont interchangeables, comme tout bon bourgeois qui se respecte : même de Daniel d’Arthez, écrivain pauvre et visionnaire, à Dauriat, éditeur et corrupteur en chef, généreux en pots-de-vins pour les auteurs qu’il publie, il n’y a, dans ces Illusions perdues théâtrales, qu’un pas, qu’un élément de costume à changer en fait — Bayle se contentant, grand bien lui en fasse, de caractériser les personnages sans jamais forcer le trait de l’incarnation. À vrai dire, la metteuse en scène s’en amuse même lorsque Finot, directeur d’un journal qui change plus vite d’opinion que de chemise, évoque Madame de Bargeton : « je crois que je lui ressemble un peu », confesse Zoé Fauconnet, interprétant les deux rôles alors qu’elle se caricature elle-même en train de jouer.

En fait, seul de Rubempré tient la barre de son rôle-titre, à la différence – la chose étonne les premières minutes –, qu’il est interprété par une femme (à l’origine Jenna Thiam, dans cette version Anissa Feriel), un choix dont Pauline Bayle a la grande intelligence de préserver la gratuité : ce serait subordonner le personnage à une cause morale, or on s’en accommode bien mieux a priori, comme une évidence.

Pauline Bayle réussit ce mystérieux tour de force de sympathiser avec Balzac.

Il en va de même pour les changements de rôle, ludiques à souhait : les acteurs de Pauline Bayle, comme c’est parfois le cas chez la metteuse en scène, ont presque eux-mêmes l’air interchangeable, au sens où le tout qu’ils constituent l’emporte joliment sur les parties : si l’homogénéité du jeu prend certes le risque de dévitaliser les personnages hauts en couleur de Balzac – c’est le cas parfois –, elle renforce également ce sentiment sourd d’une masse bourgeoise, lisse et insaissisable, et de pacte conclu avec les spectateurs au plateau, complices de l’ascension et de la chute de Lucien.

On regrette d’ailleurs que ce mécanisme, grâce auquel les acteurs cohabitent avec les figures qui les traversent, ne trouve pas beaucoup d’autres échos dramaturgiques, car les changements de rôle, figurés au public par un simple changement d’accessoire (chemise, manteau, cheveux tenus ou lâchés, etc) mettent presque trop en lumière le plaisir virtuose de jouer vingt personnes à cinq que le sens véritable d’un tel choix – qui plus est dans un brûlot contre le petit milieu mondain dont l’ambition pour bonne partie consumée leur a calciné l’esprit pour les rassembler, on dirait, malgré eux.

Car en l’absence d’une subordination plus claire des principes fondateurs de son théâtre – qu’on trouvait déjà avec la même vivacité dramatique dans l’Iliade et l’Odyssée –, ces Illusions perdues prennent parfois des airs d’exercice de style ; peut-être renforcés par cette nouvelle distribution ? On le voit, en tout cas, surtout lors de la chorégraphie de milieu de spectacle – sorte de point culminant et fugace pour Lucien –, dont la mauvaise facture rappelle un achoppement étrangement similaire dans son spectacle suivant, Les Vagues : même style de musique, mêmes gestes trop peu embarrassés pour qu’ils ne deviennent pas embarrassants… Encore une fois, difficile de ne pas y voir le désir, stratégique plus que dramaturgique, de maintenir le rythme effréné d’une adaptation certes toujours au cordeau, mais au détriment du sens que pourrait pourtant produire la danse à cet instant, c’est-à-dire, concrètement, des jeunes gens qui font la fête en s’aveuglant corps et âme sur leur décadence à venir.

Probablement faut-il sentir aussi dans cette fête passagère comme à d’autres occurrences, le plaisir et le désir de préserver le plus longtemps possible les illusions à perdre, alors que le ton et les personnages du roman, quant à lui, sont résolument plus crus, de Rubempré compris : c’est pourquoi dans la mise en scène, le protagoniste est surtout une victime : certes, l’ambition le ronge, mais au prix d’une bonhomie trop sincère pour être répudiée. Idem pour la perfidie bourgeoise des critiques dont la danse d’aveugles effacerait presque les sales actes : eux, aux désirs éteints depuis fort longtemps, ne vivent déjà plus qu’à moitié, et on leur donnerait presque le bon dieu sans confession, par charité – à l’image de Lousteau, exemple le plus marquant, dont on consent à sa colère lorsque de Rubempré le trahit pour aller écrire chez les royalistes.

Le parti-pris est à double tranchant : d’un côté, le système qui manipule tout ce petit monde (car il s’agit aussi d’une histoire d’argent et de corruption, ainsi que d’oppositions véreuses entre des opportunistes politiques) s’en trouve bien invisibilisé ; cependant de l’autre, Pauline Bayle réussit ce mystérieux tour de force de sympathiser avec Balzac : son monde pourri, ses personnages vénaux et sa langue… De sorte que tout s’écoule dans un sentiment d’amoralité bienvenue plus que d’immoralité, qui aurait probablement rendu l’ensemble trop didactique : ici la bande de journaleux est loin d’être profondément mauvaise, elle n’est que le symptôme d’une société en filigrane, qui la précède ; quant à Lucien, on lui reconnaîtrait presque une sorte d’honnêteté dans sa fourberie parisienne, qui discrédite toute intuition de malveillance en lui.

On ne s’étonne pas alors que la catabase du héros, qui voit tous ses soutiens le lâcher un par un et le laisser sans le sou, soit elle aussi dûment compressée : Pauline Bayle l’ayant rendu plus naïf et ingénu encore qu’il ne l’est dans le roman, l’humiliation qui consacre les « illusions perdues » n’intéresse plus tant la metteuse en scène, comme si la candeur avec laquelle de Rubempré était apparu la plupart du spectacle contenait déjà tout son futur, comme si on prévoyait mieux la déception à venir des jeunes premiers.

Les trente dernières minutes du spectacle, celui-ci se met d’ailleurs compulsivement à pleurer – changeant de comportement presque du tout au tout, lui qui riait tout aussi compulsivement –, de même que Coralie, bien portante quelques minutes auparavant, succombe sans maladie aucune : on dirait que le retour de Camusot et la mise au ban orchestrée par sa rivale Florine, auxquelles les quelques boules de peinture grise encore visibles au plateau, lancées lors de sa dernière performance au théâtre, font écho, la tue presque sur le coup.

Il va sans dire qu’on sent aussi les contraintes de l’adaptation : la troisième partie du roman (Les Souffrances de l’inventeur) subit à peu près le même sort que la première, puisque l’arrivée de Vautrin, bougre malhonnête qui cache encore son identité, apparaît dans un cliffhanger annonçant Splendeur et misère des courtisanes (qu’on verrait moins Pauline Bayle monter, puisque toutes les illusions y ont déjà été dissoutes dans la bile). C’est encore Zoé Fauconnet qui, sous les traits de Madame de Bargeton, promettait un nouveau monde à Lucien, et prend à présent les traits d’un protecteur tout neuf, mais cette fois en habits prémonitoires de fossoyeur : encore une fois, le parcours des acteurs raconte presque plus que les personnages qu’ils incarnent.

Dommage qu’on ne suive pas plus encore ces entrelacs dramaturgiques qui se tissent dans les lucarnes de la fable (ce qui différencie les quatre parcours, l’intersubjectivité politique des relations, le rapport dialectique avec les spectateurs-témoins…), car Pauline Bayle réussit à produire, dans ces Illusions perdues, une adaptation tout aussi savante que limpide, maniant l’art du rythme avec une virtuosité d’autant plus remarquable en regard d’un récit aussi gargantuesque.

Illusions perdues d’après Honoré de Balzac, une pièce adaptée et mise en scène par Pauline Bayle, jusqu’au 21 juin au Théâtre Public de Montreuil, puis au Théâtre de l’Atelier du 6 septembre au 6 octobre 2024.


Victor Inisan

Critique, Metteur en scène

Se passer de peuple

Par

Dans un récent article d'AOC, Gérard Bras soulignait la nécessité qu'il y aurait a bien faire peuple. Et si, au contraire, la philosophie politique apprenait enfin à se passer de cet encombrant totem... lire plus