La poésie comme « gloriomètre » – sur Gloire de Christophe Hanna
Il est pour le moins surprenant de voir se croiser dans un livre de poésie les noms de Patrick Bruel, Didier Raoult, Sophie Marceau, Isabelle Huppert, François Fillon ou encore Christiane Taubira. Qu’est-ce qui unit ou divise ces personnalités médiatisées et connues du grand public ? Quels liens ou types de relations sociales les connectent, et par quels intermédiaires ? On dit parfois qu’il existe jusqu’à six degrés de séparation entre toute personne et n’importe quelle autre à travers des relations individuelles.
Cette théorie, initialement formulée par le Hongrois Frigyes Karinthy en 1929, puis reprise en 1967 par Stanley Milgram dans une étude sur le « phénomène du petit monde », vise à décrire et analyser la manière dont n’importe quel individu est relié à un autre par une chaîne courte de relations sociales. Dans Gloire, le poète et théoricien Christophe Hanna reprend et réoriente ce procédé en utilisant les outils de la poésie expérimentale et de l’enquête pour développer une « socio-écriture » ou « sociographie »[1].
Composé de neuf chapitres, dont les titres forment une chaîne et une équation à résoudre (par exemple : Aurélien + Laure + Béatrice + Valérie + Olivier + Véronique + Alain + Véra + Daniel = Bernard-Henri Lévy), ce véritable ovni documentaire se distingue des approches basées sur les « égo-documents », l’auto-fiction, les biographies, ou de la tentation littéraire des sciences sociales, comme le dernier livre de Jablonka sur Jean-Jacques Goldman, conçu comme une « archéologie d’une époque ».
Ici, l’auteur fait parler, laisse parler, écoute, note, copie/colle, compare, rapproche ou retraite des entretiens, mettant en lumière les dynamiques, positionnements, et affects qui lient certaines personnes ordinaires à des personnalités « significatives de l’époque, très médiatisées (…) et dont le nom est connu de tous ».
À travers ces chaînes, Hanna dévoile comment nous nous définissons, percevons les autres à travers les interactions et les discours, explorant ce qui nous unit et nous sépare des autres. En révélant les maillons forts et faibles de ces chaînes, il met en lumière le réseau complexe des liens d’affection et de désaffection de nos capitaux sociaux, faisant ainsi du même coup de la poésie le meilleur « gloriomètre » à disposition ! (Gabriel Tarde).
Ce n’est pas la première fois que les poètes s’intéressent aux formes de la notoriété – de Nicolas de Chamfort à Théophile Gautier en passant par Oscar Wilde ou, encore plus proche de nous, Jean-Michel Espitallier – nombreux sont les poètes à avoir tenté d’élucider ces mécanismes. Par son titre, le livre de Hanna établit cependant un lien direct avec « La Machine à Gloire » de Villiers de L’Isle-Adam, un conte satirique d’une quinzaine de pages dans lequel l’auteur fin-de-siècle analysait la manière dont la gloire « se traduit par des signes et des manifestations sensibles » et révélant du même coup comment « toute gloire a sa claque, c’est-à-dire son ombre, son côté de supercherie, de mécanisme (…) que l’on pourrait nommer, en général, l’entregent, l’intrigue, le savoir-faire, la Réclame ».
À l’heure du « capital de visibilité » (Heinich) où tout un chacun se définit désormais par sa visibilité plutôt que par son talent ou activité, le tout amplifié par les réseaux sociaux – ces nouvelles machines de gloire qui permettent également de découvrir ses propres degrés de séparation – le livre de Hanna se propose de cartographier de manière ad hoc ces réseaux par le biais d’anecdotes, de transcription, de retraitement de paroles ordinaires.
En s’inscrivant dans une démarche visant à montrer le pouvoir des fictions ordinaires (bien observé par Nancy Murzilli[2]) – c’est-à-dire comment nous nous racontons des histoires et comment ces dernières sont aussi liées à l’action et la performativité – Hanna saisit aussi certaines croyances, positionnements éthiques (ou non) et malaises, rendant compte de la complexité des liens entre acteurs ou agents sociaux. En plus de mettre en lumière des liens ou rencontres inattendus entre gens ordinaires et célébrités, le livre fournit des outils pour réfléchir à la transformation des relations sociales, mettant en évidence de nouvelles formes d’anomie (Durkheim) à l’ère du néolibéralisme, ainsi que l’omniprésence du pouvoir et de l’argent, mais aussi et surtout une certaine médiocrité ou cynisme d’époque.
Comme l’indique l’auteur dans le livre, « pour explorer la gloire et la célébrité… je pourrais décrire des connexions de ce genre… ce qui m’intéresse est de faire émerger des aspects qu’on ne considère pas et qui ne provoquent jamais de discussions ». Gloire s’inscrit ainsi dans la lignée d’autres ouvrages de Hanna qui explorent les rouages de la célébrité et dont le procédé d’écriture relève de la collaboration, du « écrire avec ».
En « branchant » des concepts issus de l’ethnométhodologie, l’interactionnisme, du pragmatisme, Hanna cherche à rendre saillants les jeux de langage pour décrire certaines situations ordinaires
Dans Valérie par Valérie (publié sous le nom de La Rédaction), Hanna brossait le portrait de Valérie, une des participantes de l’émission téléréalité le Bachelor ayant suscité de sévères critiques médiatiques et appels de protestations du public. Avec Les Berthier, il proposait, à partir d’entretiens téléphoniques, un portrait statistique d’Erick Schmitt, médiatisé par une prise d’otage de 21 enfants et de leurs institutrices à Neuilly-Sur-Seine (en 1993). Enfin, dans Argent, Hanna s’était penché sur la manière dont les acteurs de la scène artistique et littéraire parlent ou pensent le signifiant « argent », offrant non seulement une critique de l’institution littéraire (et du monde de la poésie) mais aussi une saisie des dynamiques, postures, et stratégies développées par les acteurs de la poésie pour justifier de leur pratique et revenu.
Gloire s’inscrit dans cette généalogie et représente d’une certaine manière le pendant d’Argent. Dans ce dernier, Hanna bouscule et réoriente ces enjeux en esquissant des portraits obliques et polyphoniques qui établissent de nouveaux liens, unissent des espaces disparates ou disjoints dans un réseau entre les personnes ordinaires et médiatisées. À travers cette logique réticulaire, il nous fait rentrer verticalement et horizontalement (grâce au travail des « manchettes » du livre qui établissent des croisements inattendus, faisant réapparaître Gabriel Matzneff, Sheila ou Agnès b. de manière critique et comique) dans ces relations qui nous connectent, parfois de manière fortuite ou inévitable, à une personne de renom.
Gloire s’inscrit en ce sens dans un certain courant de la littérature expérimentale, qualifié de « postpoétique » (Jean-Marie Gleize). Dans cette optique, il poursuit le travail de « dé-définition » (ou de redéfinition ?) de la poésie, en mettant en crise les critères traditionnels de la littérarité, modes de lectures, et définitions institutionnelles de la poésie.
En intégrant ou en « branchant » des concepts ad hoc issus de l’ethnométhodologie, de l’interactionnisme, ou encore du pragmatisme, Hanna cherche à rendre saillants notre compréhension de la réalité sociale, les jeux de langage que nous utilisons pour décrire certaines situations ordinaires, nos croyances, usages langagiers et interactions situées. Pour y parvenir, Hanna qui ne se présente jamais comme sociologue mais comme un écrivain, ne se réfère jamais à une méthodologie mais pense sa pratique en termes de tests ou de tactiques.
Écrire consiste, comme l’avait bien noté Deleuze, à dresser une carte, cartographier, arpenter, et reconstruire une « chaîne » c’est aussi une écriture. Plusieurs stratégies sont déployées par l’auteur pour rendre compte des degrés de séparation entre individus ordinaires et célébrités.
Premièrement : partir de situations ordinaires. C’est notamment en cherchant un bureau à acheter sur le site Leboncoin que Hanna fait la rencontre de David, un brocanteur qui se révèle être un joueur de poker professionnel. Au cours de leur conversation, David lui confie que cette activité lui permet de rencontrer des célébrités telles que Patrick Bruel. De même en en discutant avec son frère, Stéphane, Hanna apprend que ce dernier, travaillant dans la recherche pharmacologique à Marseille, a rencontré dans sa jeunesse Didier Raoult, qui a invalidé l’un de ses protocoles. Plus surprenant encore, la belle-mère de la compagne d’Hanna a eu une conversation avec l’un des fils de Michael Jackson. Ces rencontres ou opportunités ordinaires permettent du même coup de faire apparaitre non seulement de nouvelles populations mais aussi, obliquement, d’autres « mondes », celui de la télévision, du cinéma, de la politique, de l’édition, de la poésie ou encore du milieu médical.
Deuxièmement : l’impératif de la description plutôt que celui de l’analyse. Hanna privilégie la production de « descriptions épaisses » (Clifford Geertz), une approche utilisée notamment en anthropologie pour appréhender les représentations et interactions sociales. Il s’agit non seulement de décrire les comportements mais de faire parler les personnes, de recueillir leurs discours, de travailler à partir de leur point de vue (ce qu’on appelle le point de vue émique) et de réarticuler ces données à travers une prose descriptive, investigatrice. Cette méthode, au cœur d’une démarche pragmatiste, permet de développer une approche conséquentialiste qui prend en compte les intérêts de différents individus affectés par une action particulière avant de décider de celle-ci.
Troisièmement : chercher à saisir certains comportements langagiers, postures et affects en n’hésitant pas à perturber les « cadres » (Goffman), et à tirer toutes les conclusions des moments d’inconfort. Comme l’écrit Hanna, « ce qui m’intéresse est de faire émerger des aspects qu’on ne considère pas et qui ne provoquent jamais de discussion ». Cette approche critique, qui consiste à créer des situations propices à l’embarras, voire à pousser les limites pour montrer les évitements ou les silences, comme au sujet d’Emmanuelle qui demande à l’auteur de « ne pas écrire ce qui suit », permet d’observer comment les individus se situent également au sein d’un réseau complexe de relations et à tirer toutes les conséquences des dissonances sociales.
Quatrièmement : un aspect qui peut être considéré comme le plus troublant et peut-être le plus complexe dans ce contexte : le livre pose la question de savoir « de quoi la gloire est le nom », réfléchissant ainsi à l’usage et à la pragmatique du nom propre. Alors que le poète Emmanuel Hocquard avait exploré la manière dont, à l’écrit comme à l’oral, l’usage du prénom introduit une certaine couleur, « une intonation spécifique et familière », Hanna, propose, dans la lignée de Russell, Wittgenstein ou Searle d’examiner la fonction des noms propres et leur impact cognitif. À de nombreuses occasions, certains avouent que « ce nom ne correspond à rien » ; qu’à « cette époque, son nom de signifie rien de particulier » ou que « son nom lui échappe » ; ou mieux « cette qualité glorieuse de Patrick, David ne peut lui attribuer un nom ».
La poésie se manifeste dans l’approche d’Hanna qui fait de l’anecdote, cette « forme simple » ancrée dans la réalité quotidienne.
Proche de la théorie du « cluster » de Searle, Hanna explore la tension entre « noms propres » et la manière dont ces derniers se réfèrent aux objets, non pas pour décrire ou spécifier des caractéristiques des objets mais pour montrer comment ils constituent des portemanteaux auxquels on attache des descriptions. Comme le note Searle, les « noms propres sont logiquement connectés avec des caractéristiques de l’objet auquel ils réfèrent, (…) « d’une façon élastique ».
Le livre montre la puissance de ces jeux de langage entre des affectifs ou familiers de « Olivier » ou « Anne-Laure » et des noms qui fonctionnent comme des faits sociaux (« François Fillon » ou « Christiane Taubira »). Prendre en compte la manière dont nous pensons et faisons usage des noms propres, c’est non seulement pour Hanna une opportunité de tester cette « élasticité », mais aussi de rendre compte du fait que les noms propres ne sont pas des descriptions identifiantes mais fonctionnent aussi comme des « formes sensibles ».
Une lecture superficielle de Gloire pourrait amener certains à conclure qu’il ne propose rien de plus qu’une réflexion sur l’entre-soi, risquant ainsi de passer à côté de la dimension profondément poétique et politique du projet de Hanna. En réalité, sa démarche vise avant tout à perturber les routines établies et à reconfigurer notre perception de notre position au sein des jeux de langage ordinaires, des milieux sociaux et des écosystèmes institutionnels et médiatiques. Comme Hanna le notait récemment, « poésie est le nom que nous donnons aux écritures qui réorganisent la forme des groupes humains grâce auxquels elles existent ».
La poésie se manifeste d’une part dans l’approche d’Hanna qui fait de l’anecdote, cette « forme simple » (André Jolles), ancrée dans la réalité quotidienne, tel que l’avait déjà remarqué Baudelaire (une référence centrale pour Hanna, comme on peut le voir notamment dans son premier livre Petits poëmes en prose). Mais Hanna ne s’intéresse pas au secret ou à la surprise : l’anecdote ne crée pas d’événements spectaculaires ni d’épiphanies. Elle occupe plutôt une fonction critique et politique, permettant d’éclairer le fonctionnement des « émotions collectives »[3] , non pas en tant que ce qui émeut collectivement, mais en tant que signifiants ou situations qui nous mobilisent en tant que public.
Dans cette optique, Gloire parvient à transcender deux paradigmes prédominants : le paradigme subjectiviste de l’intériorité, perçu comme un vécu privé et subjectif, et celui de l’extériorité qui en fait une expérience impersonnelle. En explorant la question de la gloire, Hanna met en lumière des populations et des espaces souvent invisibles ou a priori incompatibles, inaugurant ainsi une cartographie de nos interactions linguistiques quotidiennes, de ce qui nous rapproche ou nous sépare les uns des autres, et in fine de la dimension esthétique de nos pratiques ordinaires.
Christophe Hanna, Gloire, Éditions Amsterdam, mai 2024.