Art contemporain

Complicités artistiques – sur « L’amitié : ce tremble » au Crédac et au Crac Alsace

Critique

Une exposition sur l’amitié qui repose sur la collaboration entre deux centres d’art amis, met l’accent sur la création collective, présente l’amitié comme un espace de résistance hors des instances patriarcales, mais qui ne fait pas l’impasse pour autant sur l’art comme mise en compétition.

Que procure l’amitié à la création artistique ? Une question que, vraisemblablement, le monde de l’art apprécie se poser. « Amitiés, créativité collective » au Mucem à Marseille en 2022, « De l’amitié » à la galerie Marcelle Alix en 2019, « L’ami•e modèle », projet de la Fondation Pernod Ricard pour le Mucem également en 2022… les exemples, ces dernières années, ne manquent pas.

Le centre d’art d’Ivry-sur-Seine et le Crac Alsace sont également de la partie en présentant « L’amitié : ce tremble », une « exposition symphonique », réunissant une vingtaine d’artistes, dans les deux lieux dont le commissariat a été pensé conjointement par les équipes des deux centres d’art. Alors que le premier volet de l’exposition au Crac Alsace à Altkirch vient de s’achever, le second volet se déploie au Crédac jusqu’au 13 juillet prochain.

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Cette double exposition met l’accent sur les amitiés de longue date et sur la durabilité des relations affectives qui lient ensemble les équipes et les artistes au fil des années – à l’opposé des expositions one shot qui sont davantage la norme. À cheval entre deux lieux aux histoires et aux géographies bien différentes – le Crac Alsace se situe dans une région rurale tout près de l’Allemagne et de la Suisse quand le Crédac est en banlieue parisienne à proximité d’une des capitales les plus dynamiques d’Europe, c’est à l’écrivaine américaine Natalie Clifford Barney que l’exposition doit son titre, « L’amitié : ce tremble ».

Cette double exposition est ainsi l’occasion de réfléchir sur le potentiel politique et révolutionnaire de l’amitié, à même de créer un modèle de société débarrassé des attaches nourries par le patriarcat. L’exposition aborde également la question des filiations artistiques, des proximités et des amitiés, fictives ou réelles, que nourrissent les artistes entre elle•ux.

En déployant plusieurs dimensions de l’amitié, « L’amitié : ce tremble » souhaite se placer sous le signe de la collaboration et du partage en esquissant les dimensions plus paradoxales que peut revêtir une notion comme l’amitié dans un milieu très concurrentiel qu’est le milieu de l’art où il est nécessaire de capitaliser sur les relations interpersonnelles. Ainsi, dans quelle mesure « L’amitié, ce tremble » est-elle un enjolivement de dures réalités ou bien la nécessaire réaffirmation d’un besoin de mettre en place de nouvelles solidarités, d’un besoin de faire ensemble pour faire mieux et d’une envie, peut-être elle aussi tout aussi nécessaire, de célébrer de belles amitiés artistiques qui se déploient sur le temps long ?

L’amitié, une méthode curatoriale

Avant tout, « L’amitié : ce tremble » a ceci d’intéressant qu’elle est pensée à l’échelle de deux centres d’art, le Crac Alsace dirigé par Elfi Turpin et le Crédac à Ivry-sur-Seine dirigé par Claire Le Restif et témoigne du désir de collaboration entre les deux structures, dites « amies ». Cette collaboration entre les deux centres d’art d’intérêt nationaux est plutôt inédite en France où les centres d’art ont tendance à mener leur programmation culturelle chacune de leur côté, invitant parfois à tour de rôle les mêmes artistes sans, pour autant, s’associer.

Conçu par les équipes des deux centres d’art, le commissariat de l’exposition met un point d’honneur à réinviter des artistes avec lesquels les deux équipes ont déjà eu l’occasion de collaborer par le passé, concevant l’amitié comme un attachement fidèle qui se développe au fil du temps qui passe. Ainsi, Lola Gonzàles, invitée au Crédac en 2017 pour présenter une exposition personnelle « Rappelle-toi de la couleur des fraises », ou Sarah Tritz, invitée en 2019 à présenter une exposition « J’aime le rose pâle et les femmes ingrates » dont elle avait finalement pensé le commissariat, invitant à son tour une trentaine d’artistes, sont à nouveau présentes dans « L’amitié, ce tremble ». Quant au Crac Alsace, c’est l’artiste suisse Edit Oderbolz à laquelle Elfi Turpin avait confié une exposition personnelle en 2018 « Water Your Garden In the Morning » qui figure à nouveau dans l’exposition collective.

L’exposition laisse également place à de nouvelles complicités artistiques comme celle qui lie la curatrice Ana Mendoza Aldana à l’artiste Hatice Pinarbaşi invitée à présenter notamment une installation « Mon Ter Ter que je montre aux Vers de Terre, Ma Terre » au Crac Alsace qui prend la forme d’un agencement de tapis placé au cœur de l’exposition invitant à s’y assoir et à déguster ensemble le thé. Avec ces choix, l’exposition promet que l’amitié, outre un sujet, est aussi une méthode curatoriale à part entière comme l’affirme le texte de salle : « Au-delà d’un sentiment de connivence ou de sympathie, l’amitié devient ici méthode curatoriale et projet artistique ; elle se pratique ».

Par ailleurs, beaucoup de pièces présentées dans cette double exposition sont également signées à plusieurs, notamment l’installation de l’artiste Anna Byskov, « Le non-peintre qui n’a peint qu’une seule peinture » au Crac Alsace comme celle présentée au Crédac, toutes deux conçues en compagnie de plusieurs membres de sa famille. Boris Achour présente, quant à lui, des tableaux de pins, qu’il appelle des « tableaux-panneaux » que les visiteur•euses sont invités à prendre et à accrocher sur leurs vêtements, contribuant à détruire la pièce, mais permettant, à travers ce processus, de la disséminer près des visiteur•ices de telle manière qu’ils la conservent tout près d’elle•ux.

« L’amitié : ce tremble » met ainsi l’accent sur la création collective, les collectifs d’artistes, la co-création reflétant des préoccupations tout à fait actuelles qui animent le monde de l’art dans son ensemble. Il est simultanément question de désamorcer la supposée toute-puissance de l’artiste isolé, de mettre en avant le fait que les œuvres dépendent de leurs contextes et des relations qu’elles font naître. C’est déjà ce qui présidait dans ce que développait Nicolas Bourriaud dans L’Esthétique relationnelle (1998), il y a presque trente ans et qui se radicalise, par exemple, autour de la question de l’hospitalité comme proposition curatoriale, dans le sillage de travaux comme Hospitality, Hosting Relations in Exhibitions (2012) de Beatrice Von Bismarck et Benjamin Meyer-Krahmer. Ainsi, l’œuvre que présente Edit Oderbolz dans l’exposition vise spécifiquement à rendre l’exposition hospitalière. Il s’agit d’une cabane réalisée avec des tissus sous laquelle se trouvent des livres sélectionnés par des ami•es de l’artiste. Les visiteur•ices sont invité•es à s’installer sur les coussins posés sur le sol et à prendre le temps de feuilleter quelques pages de Ma mère rit de Chantal Akerman ou encore The Care Manifesto: The Politics of Interdependence de The Care Collective.

« De l’amitié comme mode de vie »

« L’amitié : ce tremble » soulève une dimension qui n’est que rarement au cœur des expositions sur ce sujet, car l’amitié est aussi, cette fois, présentée comme un espace de résistance sociale et politique où se tissent des liens de solidarité hors des instances du couple et de la famille — instances patriarcales s’il en est. L’amitié façonne des relations, obliques, informelles, parfois momentanées qui ne sont l’objet d’aucun contrat. Ainsi, dans un entretien qu’il a réalisé avec le journal Gai Pied, Michel Foucault concevait l’amitié comme « un mode de vie » en désignant notamment des relations homosexuelles qui se sont souvent cachées derrière la camaraderie.

L’amitié comme projet politique, comme subversion des codes dominants et comme système relationnel alternatif, comme « politique de l’existence » comme la désigne le philosophe Geoffroy de Lagasnerie dans son récent essai 3. Une aspiration au dehors (2023), est également ce qui préside au travail de l’artiste Donna Gottschalk. Photographe new-yorkaise et militante lesbienne active dans les années 1970 aux côtés du Gay Liberation Front, elle avait l’habitude de photographier les gens qui l’entourait, des personnes trans, gay, activistes, camarades et ami•es qu’elle côtoie pendant plusieurs décennies.

Par ailleurs, l’exposition évoque, à plusieurs reprises, la figure de Natalie Clifford Barney, installée à Paris de 1908 à 1972, qui organisait un salon littéraire lesbien nommé le Temple de l’Amitié, rue Jacob, fréquenté par des personnalités comme Colette, Mata Hari, Paul Claudel, Isadora Duncan, Jean Cocteau. Aujourd’hui, on dirait de ce salon littéraire qu’il était ouvertement queer, chose presque impensable pour l’époque. L’artiste Marthe Ramm Fortun a souhaité rendre hommage à Natalie Clifford Barney et au Temple de l’Amitié et s’est donc rendue dans les archives de l’écrivaine conservées à Paris. En parallèle de performances qu’elle présente à Ivry-sur-Seine et à Altkirch, l’artiste a conçu pour le Crédac une sculpture inspirée de boites de marqueteries en nacre contenant des mèches de cheveux qu’elle a retrouvé dans les affaires personnelles de l’écrivaine et qui se présente comme un petit autel discret en son honneur qu’elle a également nommé Testament.

Écrivaine, Natalie Clifford Barney célébrait aussi l’amitié dans son œuvre, et écrivait ainsi dans l’un de ses poèmes : « comme la coquille d’un escargot, notre amitié s’accroit d’un nouveau cercle chaque année ». La formule, « L’amitié : ce tremble » désigne l’arbre — le tremble — qui se trouvait dans le jardin de Natalie Clifford Barney et auprès duquel se réunissait le cercle littéraire. Mais l’on peut aussi l’entendre, peut-être, comme une force détonatrice qui pourrait, à elle seule, faire trembler le monde, car, comme l’écrit Le Comité invisible, « on nous a fait à une idée neutre de l’amitié, comme pure affection sans conséquence », or c’est, en effet, bien loin d’être le cas.

Transmissions amicales et amitiés fictionnelles

L’amitié comme affection que l’on nourrit pour ses pairs peut aussi bien être une question de générations, de transmissions et de communautés artistiques. C’est un point que l’exposition met en avant, en insistant largement sur les filiations entre artistes, filiations qui soient fictionnelles ou non. C’est ainsi qu’au Crac Alsace l’exposition présente les lettres qu’échangeait Sarah Pucci avec sa fille Dorothy Iannone – elle-même artiste – entre 1970 et 1990, cette dernière ayant quitté les États-Unis pour l’Europe.

Ces lettres qui témoignent de la belle complicité et de l’immense amour d’une mère pour sa fille sont également accompagnées dans l’exposition par les petits objets que fabriquait Sarah Pucci, alors déjà âgée, et dont elle faisait cadeau à sa fille en les lui faisant parvenir jusqu’à Berlin. Ces objets ornementaux somptueux sont réalisés à grand renfort de breloques, de sequins, de perles, de paillettes et prennent souvent la forme de cœurs, de couronnes et ne relevaient pas d’une intention artistique, comme le disait d’ailleurs Sarah Pucci, « I didn’t care about art, I made the objects for you ». Fascinée par le travail minutieux de Sarah Pucci, Noémie Bablet présente également – près de ses propres pièces – une photographie imprimée et plastifiée à la main d’un détail d’une œuvre de Sarah Pucci, établissant une filiation fictionnelle entre son œuvre et celle de l’artiste américaine, désormais décédée.

L’envoi de missives – objets intimes par excellence – est aussi au cœur de la pratique de Boris Achour sur un plan davantage conceptuel. Depuis 2016, il reçoit à chaque exposition à laquelle il participe, des cartes postales signées d’artistes décédés s’excusant de ne pouvoir y assister, manifestant ainsi les amitiés fictionnelles qu’il entretient avec les artistes dont il se sent personnellement proche. Ainsi, tout le long de cette exposition, c’est Jean-Luc Godard qui envoie une carte postale chaque semaine aux équipes des centres d’art. Qu’il s’agisse de conversation pieces, d’hommages à peine formulés ou complètement déclarés, de portraits d’am•ies comme le sont les tableaux de l’artiste suisse Caroline Bachmann, présentés au Crac Alsace, où elle réalise les portraits des artistes qui l’entourent et qu’elle affectionne comme Émilie Ding ou Joan Ayrton, la transmission artistique est aussi une question de transmission affective.

C’est ainsi qu’au Crédac, Eric Hattan présente une œuvre réalisée en hommage à une artiste qu’il affectionne tout particulièrement, Hannah Villiger et avec laquelle il a entretenu une grande amitié artistique avant qu’elle ne décède en 1997. Intitulée « Dos à Dos », cette installation rassemble Arbeit, une série de photographies noir et blanc d’Hannah Villiger et Speed Moon, une vidéo d’Eric Hattan, présentées dos à dos, comme l’indique le titre de la pièce, comme si l’une et l’autre, autour d’une structure en carton bien précaire, se fournissaient un appui réciproque.

Amitiés, népotisme et compétition

Si « L’amitié : ce tremble » fait preuve d’une grande sincérité et revendique une certaine modestie dans son propos qui prend position en faveur d’une fidélité aux artistes, d’ailleurs caractéristique de l’identité de ces deux centres d’art, n’est-ce pas, malgré tout, l’arbre qui cache la forêt ? L’amitié est un sujet à double-tranchant. En effet, si l’amitié englobe de telles questionnements, elle les place, cependant, sur un plan différent, car l’amitié est une relation que l’on choisit, une communauté que l’on crée et qui établit donc une différence entre celle•ux qui nous sont proches et celle•ux qui ne le sont pas, celle•ux à qui l’on souhaite rendre service et celle•ux pour qui l’on ne souhaite pas. Une notion aussi large que l’amitié porte bien sûr en elle les notions de collaboration et de partage, mais elle porte en elle également celle d’exclusion et de privilège, et ce n’est donc vraisemblablement pas uniquement sur ce modèle qu’il faille repenser les modalités de collaboration. Par ailleurs, l’amitié est « créative » et si l’on peut penser aux nombreuses amitiés légendaires entre artistes, celle évidemment d’Andy Warhol avec Jean-Michel Basquiat par exemple, auxquelles l’exposition Amitiés, créations collectives au Mucem en 2022 s’employait à rendre hommage, ce ne sont pourtant pas les seules dynamiques qui président au fonctionnement du monde de l’art.

Le secteur artistique est un secteur hautement concurrentiel, décrit notamment par le sociologue Pierre-Michel Menger, à l’avant-poste du néolibéralisme où le marketing constant de son travail et de sa personne va de pair avec une précarité systémique. Comme en témoigne, par exemple, les confidences de la critique d’art allemande Isabelle Graw dans On the Benefits of Friendship (2021), écrit en pleine pandémie, la notion d’amitié – aussi belle qu’elle puisse paraître – n’est pas exempte, parfois, de mauvais sentiments. En effet, au sein d’un système qui cultive la mise en compétition constante des divers acteur•ices, une affection démesurée pour les success story, et un network qu’il est nécessaire de toujours développer, la notion d’amitié n’est pas exempte de l’intérêt que l’on peut y trouver comme le met en évidence avec justesse Isabelle Graw qui pose également la question du népotisme dans le fonctionnement du monde de l’art.

Chose intéressante, « L’amitié : ce tremble » suggère ces relations ambivalentes en présentant notamment le travail de l’artiste Noémie Bablet. S’inspirant de l’esthétique du cartoon, les toiles de l’artiste présentent des trames où s’intercalent plusieurs motifs colorés comme des nœuds ou des pois colorés. À travers ces nœuds – qui sont, à la fois, liens d’attachement et points de tension – transparait une compréhension plus grinçante de l’amitié, comme l’évoque le cartel de l’une des œuvres présentées au Crédac, People Pleaser Series 4/5 : « Si l’affection dépend de l’intérêt et de la transaction, l’amitié devient-elle un art de la surface ? ».

Au-delà de l’amitié comme thème et comme pratique qu’est cette double exposition, que dire de la myriade d’expositions sur ce sujet que l’on voit fleurir ces dernières années ? Elle témoigne, très certainement, d’un désir de procéder selon de nouvelles modalités, qui soient plus horizontales, plus collectives et qui permettraient de mettre en place des dynamiques d’entraide, de soutien et de solidarité à la place de la compétition à tout niveau. Vraisemblablement, nous ne sommes pourtant qu’au début de tels processus et d’un changement structurel que l’on ne peut qu’espérer, et ce n’est pas certain que ce soit l’amitié, sentiment dont nous nous faisons tous•tes une conception différente, qui vienne résoudre ces dynamiques collectives compliquées. « Les copains d’abord » et la logique de clan sont des réflexes qui naissent d’une atomisation complète du secteur et de la mise en concurrence de ces acteur•ices.

Pourquoi l’amitié – comme sujet et désormais comme pratique – revient-il si fréquemment depuis quelques années dans les programmations de diverses institutions françaises ? Peut-être que l’état actuel de la culture impose de se rappeler, sans cesse, ce qui fait sens pour chacun•e, et, à ce titre, l’amitié peut apparaître comme une raison suffisante. Ainsi, si ces deux volets de « L’amitié : ce tremble » font preuve d’une plus grande subtilité dans l’approche des dimensions complexes qui nourrissent un tel sentiment, elles sont peut-être, elles aussi, à leurs manières, des signaux d’alarme, que les bons sentiments ne peuvent, cependant, pas effacer.

L’exposition « L’amitié : ce tremble » est présentée au Crac Alsace du 18 février au 12 mai et au Crédac jusqu’au 13 juillet 2024.


Mathilde Cassan

Critique

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