Séries télé

Relation client – sur Grosse pression de McKeever, Steve Gerben et Shane Gillis

Critique

Le stand-upper Shane Gillis, l’un des comédiens les plus successfull aux États-Unis notamment pour son duo avec John McKeever, est connu pour son humour ambigu, riant à la fois de la bêtise des conservateurs et de l’hypocrisie des progressistes (en particulier les blancs). Avec Grosse pression, série qui se situe dans le monde du travail, il cherche aujourd’hui moins à troubler. Pas sûr qu’il en soit moins politique pour autant.

La carrière de Shane Gillis sera bientôt assez riche pour ne plus avoir à résumer son singulier parcours. Cela reste pour l’instant nécessaire. Après quelques années de succès modéré en tant que comédien de stand-up, Gillis est sélectionné en 2019 pour rejoindre l’équipe du Saturday Night Live. Quelques jours plus tard, un scandale éclate : Gillis a tenu, en 2018, des propos jugés racistes et homophobes dans son podcast, Matt and Shane’s Secret Podcast : il est renvoyé de l’équipe du SNL.

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Ce recrutement et ce licenciement éclair, comme l’ont écrit de nombreux journalistes, est peut-être la meilleure chose dont Gillis pouvait rêver : à la fois catapulté sur le devant de la scène de la comédie américaine et mis au ban de celle-ci, il a en quelque sorte profité de la notoriété apportée par l’émission sans avoir à y participer, opération souvent fastidieuse (la médiocrité de l’émission, malgré la qualité de ses participants, est presque un lieu commun de la comédie américaine ces dernières années). C’est alors que sa carrière décolle, avec la série de sketches réalisés entre 2020 et 2021, en duo avec John McKeever sous le nom de « Gilly and Keeves », et surtout avec la publication d’un spectacle filmé en 2021, ces projets cumulant plusieurs millions de vues sur YouTube. Gillis est aujourd’hui l’un des comédiens les plus célèbres et connaissant le plus de succès aux États-Unis.

Après un second spectacle filmé pour Netflix en 2023 (intitulé Beautiful Dogs), Shane Gillis et John McKeever (désormais simplement crédité sous le nom « McKeever »), rejoints par le comédien Steve Gerben, proposent donc une série au ton et au style assez proche des sketches de Gilly and Keeves, intitulée Tires (renommée Grosse pression sur le catalogue français de Netflix – on aurait préféré un amusant Pneus). En réalité, la série est basée sur un sketch d’une dizaine de minutes nommé Tires, Etc., réalisé par Gillis et McKeever en 2019 et déjà pensé comme le pilote d’une série consacrée au fonctionnement quotidien d’un garage automobile en péril financier, tenu par une bande de beaufs peu professionnels, vulgaires et sexistes. La série y ajoute quelques détails importants : Will, le directeur du garage où se déroule l’action, est le fils du patron de cette franchise de garages auto, et peine à faire ses preuves en tant que directeur commercial – le récit débute ainsi par une erreur de commande, la boutique se retrouvant avec un énorme stock de pneus qu’ils peinent à vendre.

Le duo formé par Shane Gillis et McKeever est probablement destiné à rester peu connu en France : pas seulement parce que la comédie américaine, en particulier celle liée au monde du stand-up, y a toujours été un sujet « de niche », mais parce que leur humour est lié à des éléments culturels difficiles à importer. On peut penser au sport (dans leurs spectacles comme dans leurs sketches, on parle souvent de baseball et de football américain, sports que nous autres, européens, connaissons assez peu), à leur culture de l’alcool, aux enjeux politiques subtils auxquelles ils peuvent faire référence. Même le terme de « beauf » utilisé plus haut est une mauvaise manière de traduire l’origine sociale des personnages, que l’on désigne aux États-Unis comme des « white trash », c’est-à-dire ce prolétariat blanc, plutôt rural, souvent conservateur, souvent ravagé par l’alcoolisme et la toxicomanie.

Ces références politiques (plus ou moins) subtiles sont, habituellement, le cœur de l’humour politique ambigu de Gillis et McKeever : jouant de sa morphologie, de son visage, de son accent, que l’on associerait volontiers à un homme du Sud des États-Unis, Gillis (qui vient d’une famille conservatrice et rurale, certes, mais de la Pennsylvanie, État du Nord, plutôt démocrate) joue sur les deux tableaux, riant à la fois de la bêtise des conservateurs américains et de l’hypocrisie des progressistes (en particulier les blancs) ; son premier spectacle filmé, qui fut déterminant dans sa montée vers la célébrité, fut par exemple filmé à Austin, au Texas, une ville plutôt progressiste dans un état plutôt conservateur ; « une ville bleue dans un État rouge », dirait-on dans la terminologie américaine, et donc une ville où le public sera mélangé, et où Gillis peut réjouir les uns par son imitation de Trump et les autres par ses blagues sur l’âge de Joe Biden, mais aussi mettre les deux « camps » mal à l’aise en soulignant leurs angles morts, en mettant en péril leur supposé « terrain commun » – l’une des blagues les plus étonnantes de Gillis consiste par exemple à affirmer que, face aux vidéos des conflits en Irak et en Afghanistan, il se considère plus proche des « terroristes » maladroits et peu entraînés que des soldats américains, décrits comme précis, virils, assurés.

On peut donc être d’abord surpris, voir déçu, en constatant que Tires est une série beaucoup plus sobre que ce à quoi Gillis a pu habituer ses spectateurs – qu’elle n’est, aussi et tout simplement, pas aussi drôle. Si l’humour continue de travailler des affects contrastés (la série aborde avec légèreté des thématiques controversées comme le racisme ou le sexisme), il le fait avec une nonchalance plus directe, et si on ne peut pas soupçonner Gillis d’être complaisant, on doit bien constater qu’il cherche moins à troubler et à cliver.

On pourrait immédiatement soupçonner Netflix, multinationale qui cherche constamment à lisser son image, d’être à l’origine de cette légère atténuation de la charge polémique, mais il s’agit probablement d’une fausse piste : Gillis et ses camarades sont à l’origine de la production de la série, dont Netflix a seulement racheté les droits de diffusion ; de plus, le dernier spectacle de Gillis, Beautiful Dogs, était tout sauf « lissé ». On y entendait même une blague à la fois géniale et très ambiguë, précédée d’une mention ironique de Gillis lui-même où il mentionnait la participation de Netflix, en affirmant : « Cette blague ne va probablement pas passer [dans la captation], mais allez, je vais essayer… Si vous voyez ça, sachez que j’ai gagné une dispute. »

Tires est donc, très explicitement, quelques degrés en dessous de son humour politiquement trouble habituel. Si l’humour y est moins fort (il est bien possible que le trio cherche encore ses marques – c’est une première saison), il est aussi sensiblement différent. L’écriture de Tires lorgne plutôt du côté de la sitcom, et l’humour y repose donc sur la création de situations comiques desquelles les personnages devront se dépêtrer. Ce qui permet à la série de ne pas être qu’un sketch YouTube étiré sur quelques épisodes, ce que l’on pouvait raisonnablement craindre, c’est justement l’écriture de ces personnages et la précision des interprétations, ce sur quoi reposent d’ailleurs les plus belles sitcoms : Gillis, en particulier, propose une belle déformation de sa persona réelle (le personnage s’appelle comme lui, Shane), et prouve une fois de plus sa capacité à jouer avec la forme de son visage, son sourire, son corps (grand, large).

La grande vulgarité de la série et des dialogues rappelle par moments l’humour de Judd Apatow, mais qui aurait repris contact avec un certain réalisme – peut-être le Apatow de The King of Staten Island, où les situations rencontrées par les personnages ne sont pas aussi délirantes qu’à l’accoutumée, mais où elles sont le miroir d’une certaine réalité sociale, où les insultes et les gros mots sont prononcés dans une certaine langue (là aussi, celle des white trashs). C’est, souvent, un humour de bros, de vieux garçons maladroits et vulgaires, mais aussi l’humour d’une certaine culture populaire, certes très située – en l’occurrence, étasunienne, blanche, vaguement péri-urbaine (la série se déroule autour de Philadelphie, mais n’en tire aucun ancrage local, la quasi-totalité des événements se déroulant d’ailleurs dans le garage, au bord d’une route).

Le but, ici, n’est plus de partir du clivage politique pour le travailler de l’intérieur, mais de raconter des situations improbables à partir de laquelle les personnages devront former une union « par le bas », autour du plus petit dénominateur commun, autour d’un objet obscène mais qu’ils trouvent en partage : l’alcoolisme, l’hétéromasculinité toxique, la flemme. La série empreinte souvent des formes sobres et légères, voire convenues (le générique, par exemple, a quelque chose d’un peu mièvre), qui, tout en contrastant avec l’humour parfois très noir et l’extrême vulgarité des dialogues, manifeste bien cette volonté de trouver une forme d’équilibre léger dans les pires situations.

Pour les vendeurs comme pour les clients : personne ne veut jouer au jeu du capitalisme souriant.

L’humour ne travaille plus les différences entre les Américains, mais part d’une forme de résignation collective : dans un épisode, Shane est approché par un ancien ami de lycée qui lui propose un poste dans son entreprise, où il lui promet à demi-mots un salaire mirobolant. Alors qu’il est sur le point d’accepter, son ami lui dessine plus clairement le cadre de ce travail : réveil à 4h30, teambuildings insupportables, salaire bien plus faible que prévu. Shane refuse alors l’offre, préférant garder son travail sans y voir de perspectives d’avenir plutôt que de risquer à jouer le pari du management à l’américaine au sourire carnassier – il préfère son train-train quotidien, qu’il juge pourtant sans hésitation médiocre et ennuyeux, à la promesse libérale « moderne ».

Située dans le monde du travail, souvent tournée caméra à l’épaule, la série pourrait évoquer The Office ou Parks and Recreation (bien qu’elle ne joue pas la carte « pseudo-documentaire » de ces deux séries). La différence centrale est, justement, la représentation du travail : sans le documenter en détails (on voit tout de même les personnages opérer des machines, utiliser des outils, mais dans des plans de transition souvent anecdotiques), la série développe bien un discours autour de celui-ci, et la résignation évoquée plus haut est souvent la résignation à faire un travail que l’on déteste. L’une des répliques les plus drôles de ces six épisodes le dit bien : alors que l’employé le plus âgé du garage est retrouvé mort sous la voiture sous laquelle il travaillait, Shane affirme le plus sérieusement du monde que « c’est comme ça qu’on meurt quand on est un homme, on fait ce qu’on déteste tous les jours et puis on meurt sous une voiture ».

Si on voit assez peu le travail « ouvrier », la série s’attarde plus longuement sur les pratiques commerciales et la bien nommée « relation client ». Dans le premier épisode, Will tente par exemple de viser « les femmes » comme un « marché à conquérir », ce que les autres employés ne manquent pas de ridiculiser et de transformer en une série de blagues graveleuses. La recherche de profit à tout prix rentre en contradiction avec la mauvaise volonté des vendeurs comme des clients : personne ne veut jouer au jeu du capitalisme souriant, et c’est l’hypocrisie de ce jeu qui provoque la « logique du pire » qui régit la série (toutes les « idées » de Will finissant par se retourner contre lui et son magasin). Ce que la série documente bien, c’est donc l’absurdité des pratiques managériales et commerciales : Will et son équipe passent la série à chercher des moyens d’« upsell », de vendre ou de « survendre » à leur clientèle des services et des produits qu’ils ne demandent pas, voire dont ils n’ont pas besoin, pour augmenter leur chiffre d’affaires.

La seconde saison – déjà commandée par Netflix – devrait d’ailleurs raconter une technique trouvée par les personnages, qui donnera véritablement son titre à la série. Pour écouler le fameux stock de pneus, Will a l’idée de proposer de les vendre à bas coûts, et d’upsell à partir de cette vente : puisque les pneus sont déjà très chers, même à prix réduit, il sera plus facile de vendre d’autres prestations aux clients du garage. C’est sur cette trouvaille, qui semble pour une fois fonctionner, et sur son acceptation par le père de Will, que se clôt cette première saison. On devine qu’elle n’est qu’un brouillon, que le premier cran d’un mécanisme (un moteur ?) qui prendra en ampleur par la suite : il est rare que la première saison d’une sitcom soit particulièrement brillante, puisqu’elle est souvent un ballon d’essai, l’occasion de présenter des personnages, avant une suite plus ambitieuse où le ton de la série se trouve vraiment.

Les personnages sont donc, ici, souvent seulement esquissés, parfois assez brillamment. L’un des plus étonnants est un personnage secondaire, Dave, sorte de liaison entre le patron de la franchise de garages et le directeur du magasin où l’action se déroule, interprété par le comédien américain Stavros Halkias, ex-participant du podcast Cum Town. Dave est d’ores et déjà caractérisé par certains détails particulièrement frappants, mais qui, se répétant au fil des saisons, gagneront encore en force comique : il est, par exemple, constamment filmé en train de manger[1], et roule dans une voiture de sport rose, où il affirme « qu’il se fait sucer régulièrement », ce que Shane moque allègrement. Il y a malheureusement peu de temps, dans ces six épisodes de 20 minutes, pour pousser l’écriture de tous les personnages jusqu’au bout : Kilah et de Cal, notamment, s’ils sont affublés de quelques détails amusants (les pauses cigarettes de Kilah dans le deuxième épisode ; la supposée « sérénité » de Cal), restent très en retrait.

Sans faire des suppositions sur la suite de Tires, nous pouvons émettre des souhaits : que Gillis, McKeever et Gerben y prennent leurs aises, et prolongent ce que la série a de plus beau : son humour triste et résigné mais sans gravité, qui culmine dans le discours ironiquement solennel vers la fin de l’épisode 5, où le personnage de Shane avoue l’échec de sa vie, son alcoolisme et sa désillusion, avant de finir en criant « This is the United States ! ». Ce que Gillis réussit si bien sur scène, c’est une certaine autodépréciation, qui évite, c’est là son génie, de se réfugier derrière une ironie un peu trop facile.

Et même si la série est moins politique que ce à quoi il nous a habitués, il semble commencer à étirer cette autodépréciation à une communauté – une communauté blanche, ce que la série est loin d’ignorer. Contre une « fierté blanche » réactionnaire, les auteurs esquissent une « honte blanche » dont ils font, paradoxalement, une possible identité – un « mauvais esprit » qui est la source d’un humour très puissant et cathartique. Ils ne prétendent qu’ils « ne voient pas les couleurs », mais qu’ils les voient, qu’ils ont honte de les voir autant – une des blagues les plus drôles de la série est une remarque de Shane, dans le deuxième épisode, où il affirme que n’importe qui peut « deviner la couleur de peau de quelqu’un en regardant sa voiture », ce que les autres personnages jugent à la fois « un peu raciste », inacceptable à dire, et pourtant vrai.

Dans le podcast de Joe Rogan[2], il y a quelques mois, Gillis affirmait que d’un point de vue « professionnel », la réélection de Trump serait « pire » que celle de Biden, mais pire « pour la culture », au sens de la culture de l’humour, de la comédie, car, en exacerbant les tensions et en leur donnant une gravité très concrète, elle empêche de se moquer de ces tensions, de, justement, les désamorcer en les tournant en ridicule – car elles ne prêteront plus à rire. Si l’écriture de Tires est moins politique que les œuvres précédentes de Gillis, son avenir dépend, sans doute, très concrètement de la politique.

Grosse pression, série en six épisodes de McKeever, Steve Gerben et Shane Gillis, sur Netflix depuis le 23 mai.


[1] Il évoque, en cela, un personnage d’une autre série comique centrée sur l’univers des white trashs : Trailer Park Boys et le personnage de Julian, qui se balade presque constamment un verre de liqueur à la main.

[2] Star de la télévision, présentateur sportif et comédien de stand-up, Joe Rogan est un personnage important de la comédie américaine, notamment à travers son podcast, The Joe Rogan Experience, un des plus écoutés mondialement sur les plateformes dédiées – c’est aussi un commentateur politique proche des idées libertariennes, ayant l’habitude de partager des discours climatosceptiques, anti-vaccinations ou encore transphobes.

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Notes

[1] Il évoque, en cela, un personnage d’une autre série comique centrée sur l’univers des white trashs : Trailer Park Boys et le personnage de Julian, qui se balade presque constamment un verre de liqueur à la main.

[2] Star de la télévision, présentateur sportif et comédien de stand-up, Joe Rogan est un personnage important de la comédie américaine, notamment à travers son podcast, The Joe Rogan Experience, un des plus écoutés mondialement sur les plateformes dédiées – c’est aussi un commentateur politique proche des idées libertariennes, ayant l’habitude de partager des discours climatosceptiques, anti-vaccinations ou encore transphobes.