Les injonctions paradoxales du théâtre participatif – sur Stadium de Mohamed El Khatib
Le spectacle Stadium, créé en 2017 et qui continue de tourner près de dix ans plus tard, a constitué un tournant dans la carrière du metteur en scène et se voit aujourd’hui plébiscité par les programmateurs comme « blockbuster » assurant des salles bien remplies. Pourtant, le spectacle fut loin de faire l’unanimité à sa création et je voudrais faire ici l’hypothèse que cette réception contrastée illustre l’ambivalence fondamentale des attentes du théâtre public à l’égard des projets participatifs.
C’est donc moins le processus de création et l’impact du projet pour les participant.es qui m’intéressera ici, que les enjeux politiques de la présence des amateur.ices et de l’effet de réel produit par ce spectacle participatif, souvent résumé par le fait qu’il « met sur scène 53 supporters du RC Lens » et qu’il poserait à nouveaux frais la question de Deleuze : « Fondamentalement, qu’est-ce qui différencie un public de théâtre d’un public de football ? Je veux dire hormis la tenue vestimentaire ? » Je m’appuierai à la fois sur mon expérience de spectatrice qui a vu le spectacle en 2017 à Paris au Théâtre National de la Colline et en 2023 à Lyon au Théâtre de la Croix Rousse, sur une étude de la réception critique du spectacle et, subsidiairement, sur une analyse des documents de communication des théâtres.
Depuis sa préhistoire (datant de la fin du XIXe siècle[1]), le théâtre public français entretient un rapport ambivalent avec les spectacles que l’on dit désormais « participatifs » – comprendre : des spectacles qui mettent des personnes non professionnelles sur scène ou du moins, les associent au processus de création à divers degrés et stades (collecte d’histoires, ateliers d’écriture ou présence scénique). D’un côté, depuis les premières expérimentations de Maurice Pottecher, Firmin Gémier ou Romain Rolland, la présence de comédiens amateurs censés non pas représenter mais incarner le peuple sur scène, constitue une valeur ajoutée de ce que l’on appelait alors le « théâtre populaire » ou le « théâtre du peuple ».
D’un autre côté, les modalités de présence de ce peuple, qu’il soit dans la salle (le plus souvent) ou sur scène (plus rarement), ont toujours été très étroitement encadrées et contrôlées selon un principe de démocratie représentative ancré dans les valeurs de la IIIe République et des suivantes, en art comme en politique. Le théâtre populaire puis, à partir de son institutionnalisation dans la décennie 1945-1959, le théâtre public, ont donc toujours défendu le principe d’un art fait pour le peuple et au nom du peuple par ses représentants, les artistes. Il s’agit qu’il soit là, ce peuple, mais à sa place et sans déborder[2]. De là, la difficile reconnaissance, au sein du théâtre public subventionné, des projets incluant structurellement la présence d’amateurs.
À partir des années 1970, ce type de projets s’est même vu dénier toute dimension artistique et donc tout accès aux budgets culture, et a été cantonné aux subventions fléchées « action culturelle » voire « animation socio-culturelle », déchéance irrémédiable aux yeux du secteur culturel subventionné. Cette relégation a eu la vie longue[3]. Bien sûr, il est possible de s’impliquer ponctuellement dans ce type de projets, cela peut même être valorisé comme manifestation d’un engagement citoyen. Pour ne prendre qu’un exemple, la première prise de fonction du metteur en scène Arnaud Meunier comme directeur de théâtre à la Comédie de Saint-Étienne en 2011 a coïncidé avec le déploiement de son projet D’un 11 septembre à l’autre. Cette adaptation de la pièce de Michel Vinaver 11 septembre 2001 ayant fait collaborer durant 18 mois l’équipe artistique avec quarante-quatre jeunes lycéens de Seine-Saint-Denis, soit des publics éloignés de la culture, valait autant comme spectacle que comme projet d’action culturelle à finalité d’éducation civique aussi bien qu’artistique. Est-ce à dire que le théâtre français a pris lui aussi, le « tournant participatif »[4] déjà constaté dans d’autres pays européens ? La réalité est plus nuancée.
Jusqu’au milieu des années 2010, aucun artiste français créant exclusivement ou même principalement des projets impliquant des non-professionnels n’a accédé à une notoriété esthétique de premier plan sur les scènes subventionnées. Un début de carrière prometteur au regard des normes du succès du théâtre public pouvait même se voir stoppé net par ce type d’engagement, comme j’ai pu l’étudier à propos de la compagnie Le Théâtre du Grabuge[5]. Si les facteurs permettant d’expliquer une trajectoire d’ascension professionnelle sont toujours pluriels, dans les champs artistiques comme ailleurs, l’évolution de la reconnaissance de l’œuvre de l’auteur et metteur en scène Mohamed El Khatib au cours de la décennie 2010 constitue donc un cas d’étude intéressant.
Il s’agit en effet d’un des rares (premiers ?) exemples de projet artistique revendiquant de ne mettre en scène que les laissés pour compte de l’expérience esthétique que sont les « non-professionnels » à avoir acquis une telle reconnaissance nationale et internationale. On pourrait d’ailleurs presque considérer que la reconnaissance de l’artiste soutient la restauration de la dignité sociale de ces personnes. Car ce n’est évidemment pas la même chose de se faire applaudir sur la scène d’une MJC et dans un grand théâtre, quand on est habitué à vivre sa vie dans des espaces de relégation.
Le succès de la compagnie s’explique en partie par un changement de contexte, dans le champ théâtral mais pas seulement. La fin des années 2000 a vu un regain d’intérêt pour la participation en politique, comme l’ont attesté la campagne présidentielle de Ségolène Royal en 2007 puis l’inscription du référendum d’initiative partagée dans la réforme constitutionnelle de 2008. Face au constat répété des limites du modèle de la démocratie représentative, et face au risque avéré d’un désengagement politique massif des électeur.ices, l’appel des politiques à davantage de participation active des citoyen.nes à la vie démocratique visait surtout à revitaliser une démocratie représentative sinon moribonde, du moins essoufflée.
Contre la passivité à laquelle conduit une participation réduite à un vote tous les cinq ans, il s’agissait d’intensifier le rythme et les modes de contribution des citoyen.nes aux débats politiques. L’intérêt scientifique n’était pas en reste, avec la publication de deux textes qui ont fait date dans le débat intellectuel : l’article du politiste Loïc Blondiaux « Démocratie délibérative vs. démocratie agonistique ? »[6] et l’ouvrage de la philosophe Joëlle Zask Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation[7].
Comme l’a rappelé Blondiaux, il importe toutefois de distinguer deux modèles très différents de participation politique : d’une part, un modèle qui valorise à travers la délibération la recherche d’un consensus, et qui se veut confiant dans la capacité rationnelle à se mettre d’accord d’individus considérés comme libres et égaux ; d’autre part, le modèle d’une participation agonistique qui assume le rôle décisif et positif du conflit et y voit l’un des fondamentaux des sociétés démocratiques, au motif que même ces sociétés sont traversées par des rapports de force économiques, sociaux et politiques[8]. Or, si le premier modèle a connu un engouement tel que l’on a pu parler d’un « impératif délibératif »[9], le second a beaucoup eu moins les faveurs médiatiques et s’est vu souvent accusé de produire le conflit qu’il prétendait canaliser. Il me semble que la réception duelle de Stadium reflète la tension entre ces deux conceptions de la participation.
À la Colline en 2017, le spectacle a été reçu chaudement par une classe politique de gauche qui y a vu l’occasion trop belle de faire d’une pierre deux coups : se montrer dans un des temples de la culture légitime, check ; manifester son ouverture bienveillante aux goûts des classes populaires qu’incarne le foot, double check[10]. En revanche, une partie de la critique théâtrale et du milieu universitaire a été beaucoup moins accueillante, pour ne pas dire franchement hostile. Certes, quelques critiques ont reconnu et apprécié le geste consistant à « confronter le public de théâtre au meilleur public de France »[11]. Mais la plupart, de Jean-Pierre Thibaudat (Médiapart) à Diane Scott (Incise) en passant par Fabienne Pascaud (Télérama), ont à l’époque formulé des accusations très dures visant à la fois l’esthétique, le contenu politique et l’éthique de la relation entre le metteur en scène et ses interprètes, qu’ils soient professionnels ou amateurs : « populisme »[12], « théâtre-réalité »[13], « instrumentalisation »[14] des amateurs présents sur le plateau, mépris pour les compétences spécifiques des comédiens professionnels.
Le théâtre public tend à accepter la diversité esthétique à condition que ces formes restent à leur place.
Cette réception hérissée de la critique tient sans doute au fait que le spectacle Stadium ne cesse de parler de la manière dont les œuvres de la culture légitime peuvent solidifier des hiérarchies qui séparent les différentes classes sociales, loin de l’idéal rassembleur affiché du théâtre public. Le spectacle s’ouvre ainsi sur le constat du fossé qui sépare les habitudes et les goûts culturels du public de théâtre et ceux des classes populaires :
Ouverture
Partition pour trompettiste
1.
motif musical utilisé pour marquer le début des spectacles d’un festival dans une localité du sud de la France d’après La Fanfare d’accueil de Lorenzaccio de Maurice Jarre (1951)
2.
OLÉ – po-polo-po-po-polo-po Motif musical utilisé dans le cadre de spectacles populaires comme la corrida ou le football d’après En er mundo
paso-doble de Juan Quintero Muñoz (1925)[15]
Pire, le spectacle fait éprouver aux spectateurs ce fossé précisément en doublant la représentation du peuple et de ses pratiques culturelles d’une mise en co-présence. D’un côté, les pratiques culturelles des habitués des salles du théâtre public. De l’autre, celle des supporters de Lens sur scène. Et au milieu, en arbitre partial de ce match plus ou moins amical, un artiste transfuge de classe et fils d’immigré. Du début à la fin, Stadium interdit aux sujets sociaux assis dans la salle la position confortable du spectateur critique de bonne volonté qui entendrait parler du monde social en étant pleinement conscient – et innocent – des maux de notre présent.
En 2017, à la Colline, devant un public quasi exclusivement composé de représentants de la bourgeoisie culturelle, c’est la confrontation qui sautait aux yeux. S’il jouait déjà sur des émotions rassembleuses et les sur-revendiquait même, le spectacle trouait aussi immanquablement les moments d’effusion collective de commentaires ironiques qui produisaient un effet dysphorique, obligeant au retour sur soi inconfortable. Sans cesse, les spectateurs étaient ramenés à leur responsabilité individuelle et collective, du fait de leur appartenance sociale et du fait de leurs pratiques de la culture, de leur rapport aux œuvres et au goût des autres. Mais les spectateur.ices n’étaient pas les seuls à être pris à partie. C’est le théâtre public dans son ensemble, artistes et pouvoirs publics compris, qui se voyait questionné par la voix de « Jonathan Pessimiste » :
« Sinon, moi je me pose la question de l’engagement. Et de la parole, comme au théâtre.
Aussi, j’aimerais remercier Jean Vilar et Olivier Py pour tout ce qu’ils ont fait pour nous. Vraiment.
Sauf que :
Est-ce qu’il y a une vraie liberté d’expression au théâtre ? Je veux dire, plus que dans les stades ?
Quand tu vois un spectacle médiocre, est-ce que tu peux vraiment le dire ?
Est-ce qu’une œuvre d’art a déjà déclenché une révolution ? … parce que la mort d’un supporter, oui !
Est-ce que l’Art c’est un mouvement d’éducation populaire ?
Est-ce que l’Art c’est un projet d’émancipation ?
Est-ce que l’Art ça a des effets sur le réel ou ça se contente d’effets de réel ?
Est-ce que l’Art ça a déjà renversé des rapports de domination ?
Est-ce que l’Art ça a une préoccupation sociale ?
Est-ce que l’Art échappe à la spéculation marchande ?
On nous dit toujours qu’il faut qu’on regarde l’Art mais est-ce que l’Art nous regarde ? [16] »
La majuscule à « Art » et l’effet de liste disent combien la réponse à ces questions rhétoriques, sans se réduire forcément à un « non » catégorique, doit se montrer méfiante. Le texte pointe le risque majeur de la culture subventionnée de faire le contraire de ce qu’elle croit : dominer dans et par l’Art tout en se croyant force de libération. En lieu et place du menu traditionnel de grandiloquence auto-satisfaite que goûte la bourgeoisie culturelle, le spectacle propose donc un régime sec d’humilité et d’introspection. Par son énoncé autant que par son énonciation, il déplace la question de la liberté d’expression des artistes et des œuvres vers les spectateurs, et plus spécifiquement les spectateurs non autorisés. Il pose ainsi la question de l’effectivité politique du théâtre public, qui se targue si volontiers de sa fonction émancipatrice et révolutionnaire.
Le rejet des critiques dit aussi autre chose, sur les attentes et, plus précisément, les injonctions contradictoires qui pèsent sur les artistes estampillés représentants de la « diversité ». De fait, par son histoire familiale autant que par son projet artistique, qui s’en inspire explicitement et la politise, Mohamed El Khatib cumule les marqueurs de « diversité » … Autant que les façons de mettre en cause ce label. D’abord, parce qu’il a toujours « refus(é) de répondre à des questions qui viseraient à savoir si ça n’est pas trop dur de réussir avec un patronyme arabe, ou [s’il n’a] pas trop vécu de discriminations » et considère que « la question de la diversité est avant tout celle de la diversité des formes »[17].
Or, le théâtre public tend à accepter la diversité esthétique à condition que ces formes restent à leur place – c’est-à-dire celle qui leur est assignée. De là, la longue histoire de la dévalorisation du « théâtre d’art social »[18] qui tente de combler le fossé entre le théâtre et les classes populaires non seulement côté gradins mais côté scène, et qui vise une appropriation par tous de la pratique culturelle légitime qu’est le théâtre en faisant le pari qu’on ne naît pas spectateur mais qu’on le devient peut-être aussi et surtout en prenant le plateau.
Loin de l’image d’une animation socio-culturelle sans ambition formelle à laquelle on les réduit souvent, les pratiques « participatives » qui mettent sur scène et en scène des acteur.ice.s non professionnels entendent concilier exigence esthétique et exigence d’élargissement des publics. Par-là, elles actualisent le projet fondateur du théâtre public : articuler exigence esthétique et exigence d’élargissement des publics. Qu’est-ce qui explique alors leur relégation sur le bas-côté de la glorieuse route du théâtre d’art ? D’abord, le fait que beaucoup d’experts – universitaires, critiques et pouvoirs publics – estiment que ces deux objectifs seraient inconciliables et que le vrai grand péril est celui du « populisme », en art comme en politique. Mais le rejet tient aussi et surtout au fait que le théâtre d’art social vient directement questionner le hiatus existant entre la prétention démocratique et l’entre-soi effectif du théâtre public.
Comme Moi, Corinne Dadat auparavant, Stadium a fait l’objet d’une réception très virulente de la part d’une partie de la critique spécialisée à sa création. En apparence, les accusations ne portaient pas toujours sur le discours tenu sur la diversité mais plutôt sur l’instrumentalisation supposée des participant.es non-professionnels. Témoins ces propos de Jean-Pierre Thibaudat à propos du premier spectacle : « Elle est là, sur scène, elle “joue” à être ce qu’elle est, Corinne Dadat, et on peut même penser qu’elle en rajoute un peu côté provoc popu, gouaille et mots crus. Mohamed El Khabib reste sur le côté, l’exhibe comme un spécimen, une bête curieuse, joue avec elle comme un chat joue avec une souris. […] On oscille entre la femme à barbe et le pygmée que l’on exhibait naguère dans les foires […] L’art de l’acteur auquel renonce Mohamed El Khatib (il ne joue pas comme il jouait avec sa mère) s’efface devant le faux-semblant d’un effet de réel […], il tire les ficelles. Il écrit une litanie de ce que veut et ne veut pas Corinne Dadat, par exemple (je cite de mémoire) : “Corinne Dadat n’a pas accepté de se mettre nue pour ce spectacle”. C’est de l’humour décalé ? […] Du voyeurisme ? Du populisme compassionnel ? C’est à gerber. »[19]
Les mots étaient forts. Ils l’ont été encore plus à propos de Stadium dans lequel, selon Thibaudat, El Khatib se mettait dans la « posture de « l’Arabe de service » (l’excuse, la gêne occasionnée, le dérangement, la propreté) », jugée « elle aussi à gerber »[20]. Il est intéressant de retrouver sous la plume d’une autre critique, Diane Scott[21], le même dégoût à l’égard d’un artiste à nouveau accusé de surjouer et de profiter de son statut d’Arabe et à l’égard de spectacles à la fois accusés de manipuler les personnes jouant leur vie sur scène et les spectateurs, et accusés de rester cantonnés à ras de réel. À propos de Moi, Corinne Dadat, Scott estimait ainsi qu’« on a découpé un morceau de la réalité et on l’a collé sur une scène de théâtre », et dénonçait le recours à une esthétique du réel qui serait tout à la fois « l’autre de la fiction » et un « refoulé du social, un réel thématique » [22]. Ces affects à vif et ces attaques passant totalement à côté des enjeux des spectacles surprennent de la part de critiques pourtant rompus à l’analyse de la complexité des formes.
Commençons par la question du réel qui, au théâtre, comme Scott et Thibaudat le savent bien, est toujours un « effet de réel ». Loin de vouloir faire semblant d’y croire ou de vouloir y faire croire les spectateurs, les spectacles de la compagnie Zirlib ont justement l’intérêt, au sein des écritures qu’on peut dire documentaires ou documentées, d’assumer pleinement le travail d’écriture/réécriture du réel qu’implique ce type de démarche. L’auteur metteur en scène et son équipe exhibent ce travail et donnent à voir le réel comme vérité et comme construction. Ils assument aussi ce qu’une telle visée comporte de questionnements insolubles et conflictuels.
Comment est-il possible dès lors de parler de copier-coller du réel pour caractériser une démarche explicitement influencée, depuis le spectacle C’est la vie, par l’ouvrage Que faire de ce corps qui tombe[23] ? Ce texte étonnant, qui s’ouvre sur une double citation de Lao Tseu, « Les paroles vraies ne sont pas belles », « Les paroles belles ne sont pas vraies », élève le fact-checking journalistique bien loin de son statut ordinaire de police de la fiction, pour le faire atteindre au rang de principe de création poétique, à force d’une quête obsessionnelle de la vérification des faits flirtant avec le délire. Il dit bien le jeu entre pulsion de la citation mot à mot et mise en fiction, entre reconstitution du réel et processus de réécriture perpétuelle du texte de la réalité. « À partir de faits réels », c’est-à-dire en se basant sur, mais aussi en s’éloignant de. La question est donc de savoir ce qui explique le refus ou l’incapacité de ces critiques à voir ce travail d’écriture du réel pourtant évident.
Ces critiques – le trop de réel, mais aussi la manipulation d’interprètes en position de faiblesse – sont là pour en cacher une autre, qui tient à un effet « chaud-froid » que Scott repère d’ailleurs très bien. Sauf qu’il ne s’agit pas tant de celui « produit par la présence d’une femme de ménage sur la scène d’un théâtre national »[24], dont la critique présume qu’il serait « émoustillant » pour le public et pour l’artiste, mais plutôt de l’effet chaud-froid ressenti par les critiques, et de fait produit par le mode d’adresse aux spectateurs.
Car là est sans doute la raison de ce qu’il faut bien appeler une forme de haine de la part d’une partie de la critique et du monde universitaire contre cette œuvre. Stadium comme Moi, Corinne Dadat contiennent une critique acerbe de la bourgeoisie culturelle, explicitement ciblée. Ces spectacles remettent ainsi en question le cœur du discours de justification de la valeur politique du théâtre public et tendent un miroir non déformant mais sans tendresse pour les spectateurs familiers de ces codes, contrairement à celles et ceux qui aiment le foot, la bière et les pom-pom girls. De ce point de vue, les critiques avaient raison de se sentir visés par l’ironie grinçante du spectacle.
Car il est vrai que l’œuvre est ambivalente, non pas sur le plan du rapport au réel, mais sur le plan de la conflictualité de l’adresse. Celle-ci avance en partie à visage découvert, en partie masquée, sur le mode « à bon entendeur… ». La tendresse est là et bien là, en revanche, pour ceux qui sont sur scène avec l’auteur-metteur en scène. Le respect aussi. Entre la scène et la salle, l’artiste ne se pose ni en simple tiers ni en simple partie prenante clairement située. Il se pose en témoin, dont Agamben a bien rappelé le double sens.
Le témoin, c’est le testis, « celui qui se pose en tiers entre deux parties dans un litige » mais c’est aussi le superstes, « celui qui a vécu quelque chose, a traversé de bout en bout un événement et peut donc en témoigner »[25]. Il est là au titre de sa vie et en tant qu’il est sorti de son monde social d’origine. D’un côté, partie prenante du litige, il est sur scène aux côtés de ceux de ce monde, qui ne peuvent habituellement pas s’y exprimer, face à ceux à qui le monde culturel appartient – et qu’il met ici, dans le silence de la salle, à la place de ceux qui doivent se taire, écouter et applaudir.
Mais, s’il peut faire entendre la voix de celles et ceux qui ne l’ont pas dans les médias dominants – car les grandes scènes du théâtre public sont un média dominant – c’est bien parce qu’il n’est plus un membre de sa classe d’origine et qu’il est désormais socialement plus proche de ceux à qui il s’adresse et contre qui il se dresse. Un habitus clivé, c’est une loyauté en conflit, et c’est une catégorie d’intelligibilité esthétique au moins autant que sociologique.
C’est ce qui explique ce que les critiques n’ont pas voulu voir, et que les spectacles n’expriment pas explicitement : l’ambivalence profonde d’une posture scénique qui s’affiche comme un trait d’union entre la scène et la salle, mais qui travaille le trait au moins autant comme ce qui sépare que comme ce qui relie – qu’il s’agisse de la scène et la salle, de la communauté des spectateurs au sein de la salle elle-même, ou des différentes parts de soi d’un artiste transfuge de classe et immigré, doublement marqué au sceau de la « double absence » dont parle si bien Sayad[26]. En témoigne la « lettre au spectateur qui n’est pas là » :
« Tu te rendras compte que Corinne elle est comme mon père, elle fait pas semblant, elle va te tutoyer […] et elle te parlera comme elle est, ce sera rugueux, parce que moi je lui dis pas, “Corinne ça serait bien que tu fasses des efforts sur scène et que tu parles mieux” et encore moins “vas-y, Corinne, accentue le côté popu”, parce que j’ai pas envie qu’on se foute de sa gueule, j’ai envie qu’on la voie comme elle est, c’est-à-dire comme ma mère, et l’avantage avec ta mère, c’est que tu peux l’aimer et que tu peux aussi ne pas l’aimer, comme la classe ouvrière tu peux la trouver noble […] et en même temps la trouver violente, misogyne, raciste, homophobe mais atttttteeeeeennnnttttiooooonnnnnnn, pas plus ni moins que la moyenne […]. Je n’ai pas trouvé d’autre stratégie, et je m’en excuse, et de la gêne occasionnée et aussi du dérangement, et j’espère qu’on laissera l’endroit propre en partant, mais comme le spectateur auquel j’aimerais aussi m’adresser il ne veut pas venir au théâtre, […] j’ai décidé que mon travail consisterait dorénavant à les faire entrer par la scène […] en se serrant un peu on devrait réussir à rentrer […] parce que si on fait pas du théâtre pour accueillir l’autre, alors je te le dis tout net, autant faire autre chose. »[27]
Où se situe l’artiste ? A priori, c’est clair : son « je » parle familièrement au « tu » représentant le spectateur du théâtre public, et ce « je » parle pour et aux côtés d’un « ils » qui est pour lui un « nous », le nous de la classe ouvrière, qui ne peut être mis sur scène comme tel. Pourquoi ? Parce que, selon celui qui dit « je », le public ne pourrait pas l’accueillir comme membre de son « nous », mais seulement comme un « il.s » ou au mieux, comme un « vous ». C’est aussi que le « je » affirme ne pas/ne plus pouvoir non plus se situer pleinement dans ce « nous », et avoir désormais partie liée au « tu » du public qu’il prend à partie.
Indice de ce trouble énonciatif qui semble agiter le « je » qui parle, perceptible pour qui veut y prêter attention : à travers le pronom impersonnel « on », l’artiste se range tantôt du côté des classes populaires et des divers non absorbables par les codes de la culture légitime – « on rangera bien tout en partant » – tantôt du côté des tenants de ce code, et même, du côté des artistes suffisamment dans la place et suffisamment en haut de la hiérarchie du théâtre public pour pouvoir proposer une redéfinition du code : « si on fait pas du théâtre pour accueillir l’autre, alors je te le dis tout net, autant faire autre chose ».
La réception de cette œuvre se résume par l’impasse de la diversité telle qu’elle est encore pensée dans le monde du théâtre public français.
Dans Stadium comme dans Moi, Corinne Dadat, El Khatib se donne d’ailleurs volontiers le mauvais rôle, celui du metteur en scène qui détient le pouvoir et de l’artiste égotiste. Il joue avec la distance sociale et professionnelle qui serait désormais la sienne vis-à-vis des autres performeurs en scène. Il la surjoue même, quand il estime par exemple jouer « les Monsieur Loyal représentant de la petite bourgeoisie culturelle », qui profite de sa présence sur scène « pour accompagner les spectateurs et (…) les acteurs non professionnels. »
De façon significative, confronté à l’éventualité de se faire remplacer pour certaines dates de Stadium, l’artiste dit n’avoir pensé qu’à un comédien, Christophe Salengro. Soit un comédien qui ne racontait pas du tout la même histoire, par son corps, sa voix et sa présence scénique, mais un acteur qu’il estimait être comme lui « un go-between, à la fois un représentant du spectacle vivant et un lensois amateur de foot totalement incontrôlable ».
Cette ambivalence dans la mise en scène de soi de l’artiste se retrouve dans les affects que l’œuvre vise à créer. Moi, Corinne Dadat et plus encore Stadium travaillent une adresse ambivalente entre la salle et la scène et au sein de la salle, une adresse qui travaille tout à la fois l’unisson et la dissonance, l’euphorie et la dysphorie. D’un côté, il s’agit de faire éprouver au public le partage du sensible comme un principe rassembleur, comme l’effusion collective que seuls vivraient aujourd’hui les supporters de matchs de foot. De l’autre, le spectacle distille de nombreux grains de sable dans cette mécanique grisante, et le partage du sensible social et culturel c’est, tout au long du spectacle, un éprouvé de la répartition hiérarchisée du « nous » et du « vous » réduit à être un « eux ».
C’est parce qu’il énonce et dénonce depuis la position clivée et donc clivante d’un « divers » qui refuse l’assignation autant que l’esquive de la douloureuse et inconfortable question de sa place, c’est parce qu’il exprime tout le malaise de cette position intenable dans l’espace social en général et dans l’espace théâtral en particulier, que El Khatib dérange. Parce qu’il dé-rangeait, justement, contestait l’ordre culturel établi. Il fait désordre, surtout auprès de critiques qui défendent l’art révolutionnaire et d’avant-garde mais ne veulent pas questionner les privilèges depuis lesquels ils pensent les questions esthétiques. Scott dit à propos de Finir en beauté, le spectacle qui a fait reconnaître El Khatib, que « le portrait de la mère est un classique du récit de changement de classe » et que ce spectacle serait un « hommage ambivalent à celle dont on se sépare, psychiquement, socialement, parfois politiquement ».
Elle place donc l’ambivalence à un autre endroit : c’est l’hommage qui serait ambivalent et pas la position sociale de l’artiste. D’où sa réponse à sa propre question : « Où est l’auteur ? Puisqu’il est en scène, de quel côté penche-t-il ? » Pour elle, il n’est plus aux côtés de la classe ouvrière et elle l’accuse de manifester un « mépris de classe qui assimile le prolétariat à l’animal encagé » [28] et d’« humilier »[29] des dominés comme Corinne pour « faire socialement levier » et s’élever lui-même. Mais on se demande bien où est cet autre côté, dans le partage réduit à deux options que propose Scott, puisqu’elle ne met pas non plus El Khatib du côté de la bourgeoisie culturelle. Il est bien question de mépris de classe au fond, c’est vrai, simplement il ne s’agit pas de celui de l’artiste mais bien plutôt des critiques qui l’accusent de jouer et surjouer « l’arabe de service » (Thibaudat), de faire « l’Arabe comme le racisme les aime, l’Arabe-surjouant l’Arabe »[30] (Scott). Il faut oser ces formules.
La réception originelle de cette œuvre résume ainsi les ambivalences des attentes à l’égard des formes participatives, mais aussi l’impasse de la diversité telle qu’elle est encore pensée dans le monde du théâtre public français. Quand on en est, des « divers », on ne saurait y échapper, s’en échapper. Mais, divers, on ne l’est jamais comme il faut, toujours en excès ou en défaut. Ne rien en dire, de cette diversité, quand on y est assigné, c’est n’être pas authentique. Or, l’authenticité est un critère de sélection décisif dans ce champ professionnel. Il ne saurait donc être question pour ces artistes de s’intégrer au système théâtral en faisant oublier d’où ils viennent.
Ils doivent se dire, et se dire divers, dire ce que l’on attend qu’ils disent, de leur origine ou de la diversité. Ils doivent tenir leur place, c’est-à-dire performer leur différence, leur altérité, comme l’a si bien analysé la politiste Réjane Sénac[31]. Et tant pis si ce n’est pas une position tenable pour eux et si cela les empêche de se sentir intègres avec eux-mêmes… sans pour autant les préserver d’accusations opposées : être un cliché de mauvais Arabe ou un cliché de bon Arabe, qui courbe trop l’échine ou pas assez, ou qui fait semblant, sale Arabe, sale divers pour de faux. Et si le divers se prend de dire quelque chose de clivé tout en tenant compte des forces en présence, tâche de dire tout en faisant ce qu’il faut pour continuer à en être, il est opportuniste et manipulateur.
La voie est étroite, décidément. Ou peut-être est-ce qu’elle est toute tracée et que les artistes assignés à la place du « divers » qui la refusent non pas en s’excluant mais en rusant, en jouant de cette assignation, enfreignent les règles et méritent d’être sanctionnés. Car, que demandent Scott et Thibaudat, au fond ? Que le divers dise, avec toute la conflictualité nécessaire, son refus, qu’il s’adresse aux représentants de l’universel, au prix d’assumer radicalement de ne plus en être.
Autrement dit, qu’il échoue et par là réussisse le destin prévu pour les divers. Elle est éloquente, cette absence totale d’empathie de ces deux critiques pour les esthétiques de l’habitus doublement clivé. Elle produit aussi une véritable distorsion de la réception. Car il n’est pas indifférent, pour comprendre cette œuvre, d’être attentif au fait que El Khatib se dise proche de Corinne Dadat et la compare à sa mère, tout comme il n’est pas indifférent qu’il crée depuis l’élaboration d’un vécu de fils d’ouvrier et d’immigrés. Bref, c’est peu dire qu’à sa création en 2017, ce spectacle jugé clivant a suscité en réaction une réception tranchée.
En 2023, peu d’éléments scéniques avaient changé et pourtant, ce n’est pas le même spectacle que j’ai vu au Théâtre de la Croix Rousse à Lyon. C’était un spectacle familial avec baraque à frite et vente de goodies à la mi-temps, partie de foot pour les jeunes spectateur.ices sur le parvis du théâtre le dimanche et spectateur.ices acceptant plus que de bon gré de danser la chenille sur fond de fanfare après le spectacle. La part dysphorique avait presque disparu, dans la salle comme dans les articles de presse.
L’évolution de la réception de Stadium depuis sa création peut se comprendre sinon comme un renversement, du moins comme une inflexion d’une participation des non professionnel.les pensée sur le mode de la confrontation agonistique vers une présence plus rassembleuse, selon l’idée que le partage d’un moment festif permet de transcender les différences sociales. Ce décalage tient en partie à l’adoucissement du tranchant politique de l’artiste, davantage soucieux de réparer les corps et les âmes en souffrance dans ses œuvres ultérieures[32]. Cela tient sans nul doute aussi à un changement de la communication des lieux de diffusion sur ce spectacle.
Dans les brochures de saison et les feuilles de salle, c’est l’expérience festive et familiale qui est mise en avant. Sans mettre explicitement en avant l’affrontement, la présentation du Théâtre de la Colline en 2017 insistait sur la dimension de confrontation possible entre deux publics : « Comment (…) ne pas confronter le public du théâtre au meilleur public de France ? Avec Stadium, c’est une partition gestuelle et documentaire composée de récits de vie que nous livre l’auteur metteur en scène, organisant ainsi une cartographie à la fois émouvante et caustique des classes populaires (…) au-delà des fantasmes sur les foules grégaires ».[33]
Lors de la saison 2022/2023, la communication insiste plutôt sur le fait que « le foot et le théâtre peuvent faire bon ménage » et que le spectacle « propose une expérience esthétique, festive, sportive et politique » grâce à « une représentation conçue comme un match : 2 séquences de jeu avec une mi-temps et la vente de bière et de frites sur scène. Une expérience inédite qui rassemble la passion et la ferveur du football et du théâtre.[34]
Cette évolution s’explique dans un contexte post-COVID où les programmateur.ices misent autant qu’ils et elles le peuvent sur des grandes formes fédératrices et feel good pour faire revenir le public dans les salles de théâtre. Moins de lutte des classes sociale et culturelle, plus de fanfare. Ce qui rompait l’euphorie, en 2023, c’est autre chose : non plus la politique, mais la mort. Il faut dire qu’en 2023, Corinne Dadat est morte, juste avant la reprise de la tournée du spectacle, lequel incluait désormais un hommage collectif assez bouleversant à la disparue, dont on sentait qu’elle faisait partie de la famille des supporters autant que des artistes professionnels participant au projet.
C’est peut-être surtout cela qu’il faut retenir et ce qui compte : que la participation s’inscrive dans le temps, de projet en projet (Corinne Dadat a également joué dans le film Renault 12 réalisé en 2018) et modifie à ce point non seulement la vie de la personne « non professionnelle » mais, réciproquement, l’œuvre de l’artiste qui a, lui aussi, accepté cette confrontation.
Stadium, de Mohamed El Khatib, Théâtre de la Ville, du 21 au 23 juin.