Le temps du geste – sur Perfect Days de Wim Wenders
Agent d’entretien de toilettes : voici la profession du protagoniste de Perfect Days, dernier film de Wim Wenders. Tout au long du film, nous suivons Hirayama, interprété par Koji Yakusho, nettoyer d’innombrables toilettes publiques ultra-modernes à Tokyo. Un film d’un ennui total ? Au contraire : un film qui excelle dans ses descriptions fines et poétiques du temps et du geste quotidien.
« Pourquoi les choses doivent-elles changer ? »
Chaque matin, se réveiller au bruit du balayeur qui nettoie la rue, ranger le livre laissé ouvert la veille avant de s’endormir, replier le futon, se brosser les dents, enfiler sa tenue de travail, acheter un café glacé au distributeur, prendre la route et glisser une cassette audio dans le lecteur, descendre de la voiture avec ses seaux et serpillières, inspecter la première toilette, s’agenouiller, frotter, vérifier. Puis reprendre la route, pour la deuxième toilette, la troisième et les autres. Chaque midi, rejoindre le même parc, s’incliner en rentrant, s’asseoir sur le même banc, avec la même voisine, avec le même sandwich, sous le même arbre. Puis reprendre la tournée là où on l’avait laissée, jusqu’au soir. Rentrer chez soi, se changer, sortir se restaurer dans le même restaurant. Revenir, déplier le futon, lire jusqu’à ce que les yeux se ferment.
Perfect Days met en scène la routine, une vie faite de répétitions. Ou plus exactement, de rituels ; car, dans ses plans resserrés sur les gestes et son attention aux sons du quotidien, Wenders montre à quel point cette répétition est chérie par Hirayama. Il y a, dans les gestes répétés par l’agent d’entretien, quelque chose de l’ordre d’une douce conquête. En répétant les mêmes gestes dans les mêmes lieux, Hirayama se fabrique une place dans le monde, il crée son propre espace-temps.
La temporalité qui se fait jour est cyclique : elle n’est pas tendue vers un futur ni même vers un passé. Si Hirayama écoute sa musique avec des cassettes, ce n’est pas par nostalgie de ce qui a été mais par goût de ce qui est. « Pourquoi les choses doivent-elles changer ? » s’interroge-t-il au restaurant.
C’est au travail que le déploiement d’une temporalité non-linéaire est le plus frappant. L’historien marxiste E. P. Thompson a souligné le renversement opéré par le capitalisme industriel : si dans les sociétés non capitalistes, le temps est mesuré grâce au travail (a task oriented time), avec le capitalisme le travail devient évalué en unités de temps (timed labour), grâce à l’horloge[1]. Or, lorsqu’il quitte son domicile pour aller travailler, Hirayama ne prend pas sa montre. La montre, petite sœur de l’horloge incarnant l’avènement du « temps du marchand » – pour reprendre l’expression du médiéviste Jacques Le Goff[2] – et de la discipline laborieuse, est ici ostensiblement écartée de la sphère du travail.
Dès lors, la répétition des gestes de l’agent d’entretien revêt une dimension singulière : elle n’est pas soumission du corps à un temps abstrait et linéaire, à une cadence imposée, mais au contraire le résultat, presque collatéral, d’une écoute envers son environnement. Hirayama, délesté de sa montre et à l’écoute des choses et des gens qui l’entourent, densifie le temps, le fait sien. Comme le dit joliment l’acteur Kōji Yakusho à propos du personnage qu’il interprète : « He lives in each moment. He feels content in each moment ».
Parce que cette densification du temps repose sur une écoute du milieu et du moment, la routine que dépeint Wim Wenders n’est jamais un retour du même. Si répétition il y a, c’est dans un sens très deleuzien : une répétition qui « est par nature transgression, exception, manifestant toujours une singularité contre les particuliers soumis à la loi »[3]. Dans les répétitions d’Hirayama se jouent toujours un devenir, et c’est ce qui rend ce film si touchant.
Pour construire son espace-temps, Hirayama compose avec une multitude de changements, d’aléas. Ces changements peuvent être majeurs — la maladie, la rupture familiale, la démission d’un collègue – comme anodins – un usager à l’envie pressante, un jeu du morpion laissé dans les toilettes. Ce qui importe, c’est moins leur gravité que la possibilité pour Hirayama de les intégrer dans « son monde », de leur faire une place. Ainsi, alors que la visite surprise de sa nièce bouscule ses habitudes sans les faire s’effondrer, la démission de son collègue bouleverse son organisation de travail, le conduisant au bord de la rupture.
Rupture, le mot est essentiel : pour Hirayama, le danger n’est pas le changement mais la rupture, ce qui crée un avant et un après, une cassure. Même si sa nièce dort dans le salon, Hirayama peut continuer à arroser ses plantes, moyennant quelques acrobaties. En revanche, il ne pourra pas continuer, seul, à laver toutes les toilettes, car le corps lâchera. Chaque moment contient en lui une potentialité séparatrice. Toute la vie d’Hirayama consiste à la tenir à distance et à faire en sorte que les moments s’enchaînent, chacun à leur rythme.
Baisser la tête / lever la tête
Si Perfect Days est une ode au moment, c’est aussi une ode aux gestes. On suit de très près le personnage principal dans son travail manuel, travail qui est décomposé en une multitude de gestes. Il n’y a d’ailleurs que peu de dialogues entre les personnages – Hirayama ne dit que quelques phrases durant tout le film. Tous les gestes « professionnels » de Hirayama sont maîtrisés et millimétrés, mais ce sont des gestes a priori apoétiques. Brosser, frotter, rincer, inspecter le dessous des toilettes à l’aide d’un miroir… la liste est longue. On regrette d’ailleurs que la pénibilité de ces gestes ne soit pas davantage montrée et que la douleur corporelle ne soit pas thématisée. En même temps, le film est parsemé de petits gestes plein de poésie, comme prendre soin de plantes ou toucher l’oreille de quelqu’un. La main travaille et maîtrise, tout comme elle joue et affectionne.
Focalisons-nous sur deux gestes en particulier : baisser la tête et lever la tête. Ces mouvements semblent, a priori, diamétralement opposés. D’un côté, Hirayama baisse sa tête quand il nettoie les toilettes. Il ramasse des ordures, inspecte les toilettes et le sol ; il lave, frotte et rince. Pendant que Hirayama nettoie les toilettes, il n’y a pas de lumière naturelle, pas d’arbres, pas de nature. Son regard ne se balade pas mais reste concentré sur sa tâche, cantonnée dans l’espace réduit d’une toilette publique.
De l’autre côté, Hirayama lève la tête chaque matin en sortant de sa maison. Il observe le ciel, respire profondément, se connecte au monde vivant, savoure cet instant avant de commencer son travail. Pendant sa pause déjeuner dans un parc, il lève à nouveau la tête. Il observe la lumière du jour à travers les arbres. Avec son appareil de photo analogique, il prend quelques photos. Il capte ce que les Japonais appellent komorebi (le mot n’existe pas en français) : la qualité de la lumière quand elle est filtrée à travers les arbres. À la fin de la journée, juste avant de s’endormir, couché sur le dos, il lève le regard pour lire quelques pages d’un livre.
Lever la tête est-ce seulement une respiration, une parenthèse dans son quotidien la tête baissée ? Est-ce que baisser la tête et lever la tête sont des gestes que tout oppose ? Pas forcément. Bien que tournés dans des directions différentes, les deux gestes se rejoignent via le regard. Wenders rappelle que « La langue principale dans les films reste le regard ». Et le regard de Hirayama, dans les deux gestes, est très similaire : il est précis, attentif, éveillé. Que ce soit en baissant la tête ou en levant la tête, Hirayama porte une attention fine à son environnement. Son regard porte sur les choses qui importent pour lui : les toilettes qu’il nettoie, la beauté et la vivacité des arbres et de la lumière qu’il veut capter.
Rappelons ici la double définition que donne la philosophe Maria Puig de la Bellacasa du care : « le care comme un travail quotidien de maintenance qui est aussi une obligation éthique : nous devons prendre soin des choses pour rester responsables de leur devenir »[4]. Que ce soit en regardant vers le bas ou vers le haut, ce qui meut Hirayama, c’est ce care des choses – que ces choses soient techniques ou naturelles.
L’éthique dans ce rapport au monde est essentielle : le travail bien fait, le vivant dont on se préoccupe. Un care d’autant plus intéressant et original, car il est aussi apporté à quelque chose de non matériel : la lumière… que ce soit le komorebi ou le reflet parfaitement étincelant d’une toilette propre. Hirayama n’est pas seulement quelqu’un qui entretient des objets techniques, c’est aussi quelqu’un qui se soucie profondément de la qualité de la lumière.
Accumuler et éliminer
Une seconde tension entre deux gestes traverse le film : tout au long de ses journées, Hirayama accumule et nettoie, il amasse et élimine. Le rôle d’un « agent d’entretien » ne se réduit pas à maintenir en état des objets. Sa tâche est aussi de ne pas laisser « en état » certaines choses, d’enlever tout ce qui déborde. S’il faut entretenir, il faut en même temps évacuer des déchets, des restes, des saletés.
L’anthropologue Mary Douglas l’a fameusement dit dans Purity and Danger : la saleté, c’est du matter out of place, de la matière dont il faut se débarrasser pour maintenir l’ordre, pour maintenir des frontières[5]. Cette saleté n’a plus de valeur économique, culturelle, ou naturelle : Hirayama est en face de déchets. Éliminer : c’est ça le verbe qui convient mieux. « Agent d’entretien et d’élimination », devraient dire toutes les fiches de poste.
Pour enfoncer le clou, Wim Wenders mise sur le contraste, en donnant à Hirayama des passe-temps qui sont tous centrés sur l’accumulation. Hirayama possède une collection de livres et une collection de photos argentiques, les deux soigneusement rangées. Même chose pour ses bonsaïs, tous rangés sur une même table basse, qu’il arrose tous les jours d’eau. Quant à sa collection de cassettes – de Lou Reed au Rolling Stones – elle vaut même beaucoup d’argent[6].
Mais, là aussi, les deux gestes ne sont pas si contradictoires. L’accumulation d’objets par Hirayama n’a rien de compulsif : il ne conserve pas n’importe quelle photographie, il n’achète pas n’importe quel livre, il ne s’occupe pas de n’importe quelle plante. Son accumulation est méthodique, pesée. En ce sens, nettoyer et accumuler participe d’un même geste : la fabrique d’un monde à soi. L’accumulation raisonnée est ce qui lui donne sa consistance, le nettoyage est ce qui lui donne sa cohérence. Il faut nettoyer une tâche ou balayer une poussière parce qu’elle n’a rien à faire là. Il faut déchirer une photographie parce qu’elle ne mérite pas sa place. Accumuler et nettoyer, c’est au fond choisir ce à quoi on tient.
Ce geste de symétrisation entre accumuler et nettoyer nous renvoie aussi au très beau texte du géographe Kevin Hetherington. Ce dernier écrit : « Lorsque nous discutons de l’élimination, nous devrions commencer par un mouvement contre-intuitif qui remet en question dès le départ l’idée de l’élimination en tant qu’état final […] Les relations sociales ne s’établissent non seulement autour de ce qui est là, mais parfois aussi autour de la présence de ce qui n’est pas là. […] En effet, la catégorie de l’absence peut avoir une présence significative dans les relations sociales et dans la culture matérielle »[7].
Libération ou aliénation ?
En répétant, en regardant, en accumulant et en nettoyant, Hirayama construit son monde. Mais ce monde est-il une enveloppe qui protège ou, au contraire, un mur qui enferme ? Et l’attachement viscéral qu’accorde Hirayama à son travail révèle-t-il un travailleur émancipé ou, au contraire, un travailleur aliéné, dépossédé de lui-même ? Un des grands mérites de Perfect Days est de ne pas trancher, de tenir ensemble l’horizon de l’émancipation et celui de la perte.
À ce titre, le jeu de miroir avec son collègue – bien que parfois un peu caricatural – est instructif. Deux formes de résistance à l’aliénation au travail se font jour. D’un côté, une résistance qui s’opère par le moins : le jeune collègue (et subordonné) d’Hirayama mobilise toutes les stratégies possibles pour en faire le moins possible, jusqu’à la démission. Il trouve sa liberté dans son détachement au travail.
De l’autre, une résistance à l’aliénation par le plus : Hirayama recherche une perfection dans l’accomplissement de sa tâche, sans qu’aucun supérieur hiérarchique ne lui demande d’en faire autant. Il trouve sa liberté dans son attachement au travail, et au travail « bien fait ». Indéniablement, Wim Wenders filme avec plus de bienveillance cette seconde forme de résistance, celle de l’accomplissement par le travail. Pour autant, il n’élude pas ses limites, sa part d’ombre. Ainsi, l’addiction d’Hirayama à l’alcool – tout comme ses immersions quotidiennes jusqu’aux yeux au bain public – témoigne d’un besoin d’abandon, d’un espace de décompression après des journées de travail qui, bien que faites sans complaintes, n’en restent pas moins éprouvantes.
Le « jour parfait » est toujours susceptible de basculer. Le visage d’Hirayama traversé, dans la scène finale, de sourires et de larmes incarne magnifiquement cette tension. L’attention aux choses et la répétition prennent alors la forme d’un enivrement, d’une ivresse. Une ivresse dont on ne sait, finalement, si elle est une respiration ou un enfermement.
Perfect Days de Wim Wenders, disponible en DVD le 4 juin 2024.