Cinéma

Le temps du geste – sur Perfect Days de Wim Wenders

sociologue , Sociologue

En répétant, en regardant, en accumulant et en nettoyant, Hirayama construit son monde. Mais ce monde est-il une enveloppe qui protège ou, au contraire, un mur qui enferme ? Et l’attachement viscéral qu’accorde cet agent d’entretien de toilettes publiques à son travail révèle-t-il un travailleur émancipé ou, au contraire, un travailleur aliéné, dépossédé de lui-même ? Un des grands mérites du film de Wim Wenders Perfect Days (qui sort en DVD) est de ne pas trancher, de tenir ensemble l’horizon de l’émancipation et celui de la perte.

Agent d’entretien de toilettes : voici la profession du protagoniste de Perfect Days, dernier film de Wim Wenders. Tout au long du film, nous suivons Hirayama, interprété par Koji Yakusho, nettoyer d’innombrables toilettes publiques ultra-modernes à Tokyo. Un film d’un ennui total ? Au contraire : un film qui excelle dans ses descriptions fines et poétiques du temps et du geste quotidien.

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« Pourquoi les choses doivent-elles changer ? »

Chaque matin, se réveiller au bruit du balayeur qui nettoie la rue, ranger le livre laissé ouvert la veille avant de s’endormir, replier le futon, se brosser les dents, enfiler sa tenue de travail, acheter un café glacé au distributeur, prendre la route et glisser une cassette audio dans le lecteur, descendre de la voiture avec ses seaux et serpillières, inspecter la première toilette, s’agenouiller, frotter, vérifier. Puis reprendre la route, pour la deuxième toilette, la troisième et les autres. Chaque midi, rejoindre le même parc, s’incliner en rentrant, s’asseoir sur le même banc, avec la même voisine, avec le même sandwich, sous le même arbre. Puis reprendre la tournée là où on l’avait laissée, jusqu’au soir. Rentrer chez soi, se changer, sortir se restaurer dans le même restaurant. Revenir, déplier le futon, lire jusqu’à ce que les yeux se ferment.

Perfect Days met en scène la routine, une vie faite de répétitions. Ou plus exactement, de rituels ; car, dans ses plans resserrés sur les gestes et son attention aux sons du quotidien, Wenders montre à quel point cette répétition est chérie par Hirayama. Il y a, dans les gestes répétés par l’agent d’entretien, quelque chose de l’ordre d’une douce conquête. En répétant les mêmes gestes dans les mêmes lieux, Hirayama se fabrique une place dans le monde, il crée son propre espace-temps.

La temporalité qui se fait jour est cyclique : elle n’est pas tendue vers un futur ni même vers un passé. Si Hirayama écoute sa musique avec des cassettes, ce n’est pas par nostalgie de ce qui


[1] Thompson, E. P. (1967) Time, Work-Discipline, and Industrial Capitalism. Past & Present, 38, p. 56‑97.

[2] Le Goff, J. (1960) Au Moyen Age: Temps de l’Eglise et temps du marchand. Annales, Histoire, Sciences Sociales 15(3), p.417‑33.

[3] Deleuze, G. (2011) Différence et répétition. Presses Universitaires de France. p.12

[4] de La Bellacasa, M. P. (2011) Matters of care in technoscience: Assembling neglected things. Social studies of science, 41(1), p. 90.

[5] Douglas, M. (1966) Purity and danger: An analysis of concepts of pollution and taboo, Routledge. Ruth Barcan décrit par ailleurs les toilettes publiques comme « des technologies de division et de séparation » et des technologies de « dissimulation » et « d’élimination » (Barcan, R. (2010) Dirty Spaces: Separation, Concealment, and Shame in the Public Toilet. In Molotch, H. et L. Norén (eds.) Toilet: Public Restrooms and the Politics of Sharing, New York University Press, p. 28).

[6] Tous ces passe-temps mobilisent par ailleurs des technologies analogues, alors que dans d’autres films, comme Les Ailes du Désir (1987), Wenders se focalise sur les technologies de transport, comme les avions, voitures et trains (voir Kaplan, S. (2009) Technology and Perception in Wim Wenders’ Wings of Desire: A Reflection on Time, Space and Memory in the Postmodern Metropolis. FORUM: University of Edinburgh Postgraduate Journal of Culture & the Arts, no. 8). De façon générale, à travers ses films, Wenders « nous fournit de nouvelles façons de réfléchir aux dilemmes de notre relation […] à la technologie ». ; Light, A. (1997) Wim Wenders and the everyday aesthetics of technology and space. The Journal of aesthetics and art criticism, 55(2), 215-229.

[7] Hetherington, K. (2004) Secondhandedness: consumption, disposal, and absent presence, Environment and planning D: society and space, 22(1), p. 159.

 

Clément Foutrel

sociologue , Doctorant en sociologie au Centre de sociologie de l'innovation (Mines Paris - PSL) et chargé d'enseignement à l'EHESS

Morgan Meyer

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS

Rayonnages

Cinéma Culture

Notes

[1] Thompson, E. P. (1967) Time, Work-Discipline, and Industrial Capitalism. Past & Present, 38, p. 56‑97.

[2] Le Goff, J. (1960) Au Moyen Age: Temps de l’Eglise et temps du marchand. Annales, Histoire, Sciences Sociales 15(3), p.417‑33.

[3] Deleuze, G. (2011) Différence et répétition. Presses Universitaires de France. p.12

[4] de La Bellacasa, M. P. (2011) Matters of care in technoscience: Assembling neglected things. Social studies of science, 41(1), p. 90.

[5] Douglas, M. (1966) Purity and danger: An analysis of concepts of pollution and taboo, Routledge. Ruth Barcan décrit par ailleurs les toilettes publiques comme « des technologies de division et de séparation » et des technologies de « dissimulation » et « d’élimination » (Barcan, R. (2010) Dirty Spaces: Separation, Concealment, and Shame in the Public Toilet. In Molotch, H. et L. Norén (eds.) Toilet: Public Restrooms and the Politics of Sharing, New York University Press, p. 28).

[6] Tous ces passe-temps mobilisent par ailleurs des technologies analogues, alors que dans d’autres films, comme Les Ailes du Désir (1987), Wenders se focalise sur les technologies de transport, comme les avions, voitures et trains (voir Kaplan, S. (2009) Technology and Perception in Wim Wenders’ Wings of Desire: A Reflection on Time, Space and Memory in the Postmodern Metropolis. FORUM: University of Edinburgh Postgraduate Journal of Culture & the Arts, no. 8). De façon générale, à travers ses films, Wenders « nous fournit de nouvelles façons de réfléchir aux dilemmes de notre relation […] à la technologie ». ; Light, A. (1997) Wim Wenders and the everyday aesthetics of technology and space. The Journal of aesthetics and art criticism, 55(2), 215-229.

[7] Hetherington, K. (2004) Secondhandedness: consumption, disposal, and absent presence, Environment and planning D: society and space, 22(1), p. 159.