Culture

Cohabiter – sur Avant la terreur de Vincent Macaigne et « Crumbling the Antiseptic Beauty » de David Douard

Philosophe et écrivain

Le dernier spectacle de Vincent Macaigne, de retour à Paris après une longue tournée, étant tour à tour voire en même temps passionnant et irritant, nous l’avons superposé à la très belle exposition dont David Douard assure le commissariat (et beaucoup plus) à la Fondation Ricard, Crumbling the Antiseptic Beauty. Le résultat est une ligne double (non parallèle à elle-même) que nous avons laissée nous guider : elle est dans Avant la terreur celle que trace Anne de Lancastre ; elle dessine dans l’exposition de David Douard l’espace possible d’une coexistence.

J’avais prévu d’écrire sur Avant la terreur, le spectacle de Vincent Macaigne « librement inspiré » du Richard III de Shakespeare. Créé en octobre 2023 à la Maison de la Culture de Bobigny (MC 93), il revenait au Théâtre de la Colline après une tournée de plusieurs mois. On a beaucoup parlé des cris (continus), de la fumée (abondante), du sang (qui a tendance à gicler), de la boue (qui recouvre le plateau), des harangues (multiples), des serpentins (qu’on rapporte chez soi) et de la musique exagérément cheap qui sort régulièrement des haut-parleurs (notamment pour inviter les spectateurs à investir le plateau pour danser dans la boue, non sans avoir revêtu des sur-chaussures). Ce sont des invariants du théâtre de Macaigne. Ils participent de ce qu’on pourrait appeler sa fonction phatique. Elle ne consiste pas ici à établir, ou à rétablir à intervalles réguliers, une communication qu’on aurait du mal à constituer ou qui se serait rompue, mais à inclure, de toutes les manières possibles, les spectateurs dans le spectacle. C’est, me direz-vous, une des antiennes du théâtre moderne (et contemporain). Sans aucun doute. Qui ne rêve de briser le quatrième mur ? Il est rare cependant que ce soit accompli avec une telle abnégation.

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Il y a chez Macaigne une véritable esthétique de l’adresse, qui trouve son acmé presque naturelle dans une parodie de convention politique conduite par George Brackenbury. Personnage mineur dans la pièce de Shakespeare, et doté d’un autre prénom (Robert), il est ici celui qui souffle à l’oreille de Richard, l’idéologue d’un apprenti despote singulièrement indécis. George est le prénom de Clarence, le frère vite sacrifié qui, dans la pièce originale, doit son malheur au fait de s’appeler George (Edouard IV le fait assassiner à cause d’une prophétie selon laquelle il devra sa mort à un homme dont le nom commence par la lettre G). C’est ici Richard qui assassine Clarence, Edouard IV ayant disparu du drame. George Brackenbury est une des deux inventions notables de la réécriture de Macaigne. Double d’un Richard longtemps muet, il est aussi celui qui s’émancipe le plus radicalement de la trame de la pièce. Après la mort de Clarence, il se réinvente en politicien bouffon et illibéral (voire néo-fasciste), quelque part entre Donal Trump et Javier Milei. Cette dimension est absente de la tragédie de Shakespeare. La politique s’y réduit à l’ensemble des actions qu’il faut accomplir pour accéder au pouvoir : tromper, trahir, séduire, épouser, assassiner, épouser à nouveau, etc. Le peuple n’apparaît jamais dans la pièce et quand il surgira dans Coriolan, sous le nom de « multitude », ce sera comme un dehors à la chose politique, un pur et simple non-gouvernable.

George Brackenbury est un Richard à l’âge des démocraties et de ses multitudes amadouées. Il doit conquérir des électeurs et donc discourir, raisonner, convaincre. Diminuer Richard – qui, jusqu’à sa célèbre scène avec Anne de Lancastre (dont Macaigne a conservé le début), est un crétin hébété – permet à Macaigne de donner corps à cette virtualité : que ferait Richard dans le grand théâtre électoral de nos démocraties vacillantes ? Il deviendrait George Brackenbury et se ferait, sans doute, élire. On peut légitimement se demander ce qu’apporte cette expérience de pensée théâtrale, sinon qu’il est aujourd’hui possible d’accéder au pouvoir sans répandre le sang d’autrui, en se contentant de mentir et de tromper.  La parenthèse politique refermée, la pièce reprend son cours. Richard accomplit ses méfaits et finit même par prononcer sa réplique la plus connue, celle où il découvre que son royaume ne vaut pas même le prix d’un cheval.

L’adresse n’est qu’une adresse. Le théâtre de Macaigne n’a rien de participatif. Il n’attend rien de ses spectateurs (sinon qu’ils dansent dans la boue le temps d’un bref entracte) comme George n’attend rien de ses électeurs (à part leurs votes). Il semble toutefois penser que les spectateurs attendent quelque chose de lui : qu’il fasse évènement, qu’il fissure le quatrième mur, qu’il les sorte de la routine confortable des soirées culturelles, bref qu’il les réveille. Mais les réveiller pour faire quoi ? Le problème d’un théâtre de l’adresse est qu’il ne peut jamais relâcher la pression. Il faut toujours à nouveau réaffirmer la formalité du lien. Un lien réduit à sa pure et simple forme, que dissimule la variété des matières qui l’implémentent : cri, sang, fumée, serpentin, boue, etc. La profusion matérielle du spectacle de Macaigne nous fait oublier le minimalisme de son programme : toucher.

L’autre invention de Macaigne est Anne de Lancastre, seul personnage à s’extraire de la violence, des cris et de la harangue politique. Sa scène avec Richard, amputée de sa fin, la laisse indécise. Elle ne se marie pas avec le monstre malgré la robe de mariée (qui finit maculée de sang et de boue) et ne meurt pas de sa main (ou alors ressuscite). Ses monologues sont les plus réussis d’un spectacle qui en compte beaucoup. Et c’est elle qui a le dernier mot. Diminuer Richard a aussi cette conséquence : libérer Anne. Non pour qu’elle lui résiste, Margaret et Elisabeth font ça très bien. Son rôle est d’ouvrir une autre voie. La scène est belle qui la voit traverser le plateau, la main dans la main de la princesse Elisabeth (que Richard voulait épouser pour conserver un trône menaçant de lui échapper). Elle s’adresse à celles et ceux qui viendront après. Elle veut les persuader que la terreur n’est pas inéluctable même si tout y conduit. On a du mal à la croire. Richard replonge dans l’hébétude. Le cheval n’est pas venu.

J’avais prévu d’écrire sur Avant la terreur. Puis j’ai visité l’exposition de David Douard à la Fondation Ricard, Crumbling the Antiseptic Beauty.

J’avais prévu d’écrire sur Avant la terreur parce que j’ai été touché par Anne de Lancastre, par l’interprétation de Pauline Lorillard qui l’incarne si bien, si diversement, avec une admirable plasticité. Elle n’est plus que partiellement le personnage de Shakespeare mais elle conserve son trait le plus important : être celle qui aima le monstre. Dans son commentaire du Richard III de Carmelo Bene [1], Gilles Deleuze fait de Richard une machine de guerre contre l’État anglais (et sa structure familiale/incestueuse), une ligne de fuite radicale qui emporte Anne, mais dont elle est aussi la seule à comprendre les enjeux réels. Pour Deleuze, Richard est d’ailleurs moins un personnage qu’une variation continue d’intensités : dans la version de Carmelo Bene, il se transforme sans cesse, accumule les prothèses comme pourraient le faire aujourd’hui celles et ceux qui usent d’artefacts afin de déjouer les logiciels de reconnaissance faciale, non tant pour se dissimuler que pour devenir microscopiquement autre. Sa monstruosité n’est pas difformité, elle est absence de forme assignable et d’identité pérenne. Richard est incommensurable avec les grilles du contrôle étatique. Il ne conquiert pas le pouvoir pour l’exercer mais pour le détruire. Cet aspect est à peu près absent du spectacle de Macaigne. Il y a cependant dans la ligne que dessine Anne-Pauline quelque chose de cette fuite que Deleuze devinait dans le Richard de Carmelo Bene (et dans une moindre mesure de Shakespeare). Elle crie, elle est en cage, elle est émue, elle est en robe de mariée, elle est couverte de sang, elle parle à Richard, elle nous parle, elle ne s’adresse à personne, elle n’en finit pas de devenir, elle est l’antidote à la terreur.

J’avais prévu d’écrire sur Avant la terreur. Puis j’ai visité l’exposition de David Douard à la Fondation Ricard, Crumbling the Antiseptic Beauty. Et je suis devenu Anne de Lancastre. Il ne faut pas entendre cette phrase au sens littéral, même si un devenir au sens guattaro-deleuzien se produit à l’échelle moléculaire. J’ai rétrospectivement remarqué que mon parcours au sein de Crumbling the Antiseptic Beauty – qui pourrait être le sous-titre d’Avant la terreur – ressemblait beaucoup à la ligne que trace Anne-Pauline dans le spectacle de Vincent Macaigne. David Douard est officiellement le commissaire de cette exposition, mais il en est surtout l’installateur et artiste principal. L’agencement qu’il propose des œuvres des treize artistes qu’il expose est une œuvre en soi, humble et omniprésente. Humble parce qu’elle prend soin de laisser chacune exprimer pleinement sa singularité plastique, omniprésente parce qu’elle construit l’espace de leur co-habitation. Le parcours commence dans une pièce dont une partie est dissimulée derrière un store à lamelles verticales (dit californien) dessinant un arc de cercle. De cet espace émane une musique mélangeant voix, électronique et sons d’ambiance (œuvre de James Richards), flux sans à-coup d’objets disparates qu’on retrouvera à la toute fin du parcours : l’espace en question se révèlera être un salon d’écoute où des haut-parleurs font cercle autour de bancs de bois sombres (œuvre de Pascale Théodoly). Ce lieu divisé en deux parties hétérogènes – en vérité deux types d’espace (couloir de bureau en semi open-space d’un côté, salon d’écoute de l’autre) – et en même temps relié par des sons qui font ambiance (mais qu’on pourrait aussi bien écouter pour eux-mêmes) est exemplaire du travail de David Douard.

Chaque moment du parcours de Crumbling the Antiseptic Beauty rejoue et varie cette ambiguïté spatiale. Une des plus belles stations est celle qui consiste à tourner autour d’un couloir orné des vues de l’appartement de Pascal Doury – illustrateur, artiste et créateur de revues (Patate, Elles sont de sortie). On l’aperçoit d’abord en enfilade jouxtant deux portes faisant angle, comme si l’on était à la fois devant l’appartement et déjà dedans. Un essaim de boules de pétanque passées à la meule (œuvre de Marie Angeletti) en interdit l’accès. Il faut faire le tour, passer derrière les deux portes, qui n’ouvrent sur aucun intérieur, pour apercevoir l’ouverture latérale qui mène au couloir. C’est un tout autre espace que l’on découvre alors : une pièce avec bureau muni de tous ses accessoires (chaise, ordinateur, écran, haut-parleurs). On peut s’y asseoir et visionner la vidéo de l’artiste écossaise Morag Keil, ou bien observer à travers la baie vitrée qui occupe le mur du fond l’arrivée et le départ des trains le long des quais de la gare Saint-Lazare. Mais il s’agit déjà d’un autre espace, où s’exposent les tableaux à l’encre et à la détrempe de Guillaume Dénerveaud, dont l’un a pour titre, soudaine irruption d’un passé de la peinture pas si lointain, La gare Saint-Lazare. On peut aussi entrer dans le couloir et contempler l’intérieur de Pascal Doury (qui ressemble à s’y méprendre à une exposition d’art contemporain californien des années 1990). Au bout du couloir, dans un recoin où les murs en contreplaqué dévoilent leur envers, deux pages A4 imprimés sont posées du sol. J’y lis ces mots de David Douard : « alors comme sur des échasses on rend le poids absent/é léger on parcours la ville , les champs , en refondant tout./et on a le droit de questionner de tout , tout le temps , et le pot pourri” qui constitue notre pensé, a tjs une place pour exister./comme ce “ nous ” ,/l’espace et le nous, comme une matière unis . un lien, un liant, qui uni/ ».

Ce qui est une bonne manière de décrire ce que l’on ressent quand on traverse cette exposition : les échasses, l’absence de poids, le pot-pourri, une ponctuation aléatoire. Un espace sans murs infranchissables, concaténation de types de lieu qu’on découvre ajointés (le bureau, l’appartement haussmannien, la salle d’exposition, le salon d’écoute, le loft, etc.), plein d’interstices, de recoins et de vestibules. Impression récurrente d’une variabilité des lois qui régissent ses formes (sa topologie). La ligne qu’on y trace est elle-même variable, change de nature à chaque reconfiguration de l’espace qu’elle traverse. On comprend qu’il ne peut être totalisé ou qu’il n’aurait aucun sens à l’être. Il doit être parcouru et constitué pas à pas, un morceau et une perspective après l’autre. Revenu après de longs détours au premier lieu, mais de l’autre côté du store californien, on l’éprouve comme un espace à la fois semblable et tout autre. Fin du parcours/début du parcours. Il faut rebrousser chemin, non pas refaire l’expérience mais tracer une autre ligne.

Dans un monde sans nous, celui de Richard III (le nôtre ?), Anne-Pauline en invente presque les conditions. Ce pourrait être la signification de la dernière scène. Être passée par tous ces états ouvre en elle ce rêve (et, on l’imagine, ce désir). On est au théâtre, il suffit de l’énoncer pour qu’il existe. On aimerait bien. On aimerait surtout qu’une bribe de sens émerge de ce fatras de lignes rompues et d’adresses aveugles. Chez David Douard, « nous » a la forme d’un espace. La coexistence a des conditions spatiales qu’il faut non seulement décrire et penser mais surtout construire. « Nous » est donc un espace à fabriquer. Crumbling the Antiseptic Beauty est en ce sens un prototype. Celui de l’aménagement d’un territoire cohabitable. Si une œuvre est une forme de vie, il aura fait vivre ensemble dans un espace de 300 m2 exactement vingt formes de vie rigoureusement disparates. Anne-Pauline n’aura pas réconcilié les membres de sa famille dépareillée et n’a aucune envie d’en fonder une autre mais elle nous parle et elle est la première qu’on écoute vraiment.

 

Avant la terreur de Vincent Macaigne, Théâtre de la Colline, jusqu’au 27 juin

Crumbling the Antiseptic Beauty de David Douard, Fondation Ricard, jusqu’au 13 juillet


[1] « Un manifeste de moins », précédé de Richard III de Carmelo Bene, dans Superpositions Paris, Minuit, 1979.

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

Notes

[1] « Un manifeste de moins », précédé de Richard III de Carmelo Bene, dans Superpositions Paris, Minuit, 1979.