Cinéma

Vies minuscules – sur Here de Bas Devos

Critique

Avec une infinie délicatesse Here s’attaque à de grands sujets (l’immigration, l’économie, l’écologie) mais en les observant à la loupe, à hauteur de lichen. Toutes les espèces de mousses qui cohabitent et évoluent au contact les unes des autres résonnent avec la multitude des nationalités qui font la Belgique actuelle.

Depuis 2014, Bas Devos chemine discrètement mais sûrement sur un sentier de cinéma modeste et contemplatif. Ses deux premiers longs métrages, Violet (2014) et Hellhole (2019), auscultaient les effets de la violence dans des vies banales et faisaient de l’observation minutieuse des corps dans l’espace leur centre de gravité narratif. Here concentre lui sa douceur mélancolique dans le trajet de Stefan (Stefan Gota), ouvrier  sur des chantiers à Bruxelles qui s’apprête à regagner sa Roumanie natale, possiblement sans retour.

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Il quitte les lieux de son travail, range son appartement, vide son frigo et fait une grande soupe avec les légumes restants qu’il prend grand soin de distribuer à ceux qu’il rencontre. Le cinéaste bruxellois se retrouve totalement dans la démarche de soustraction de son personnage ramené au minimum vital. Il évide ses plans comme son protagoniste débarrasse son espace, procédant d’une démarche d’économie comme d’écologie.

À travers la déambulation de son personnage solitaire et taiseux, Bas Devos offre un nouveau portrait de Bruxelles après Ghost Tropic (2019) qui consistait en un trajet en bus détourné par inattention. On n’est pas face à la symphonie d’une grande ville, comme les débuts du cinéma aimèrent chanter les louanges du fracas des grandes cités. Mais plutôt devant le concerto à bas bruit d’une métropole vidée de ses habitants pendant la saison estivale et perçue de nuit, depuis sa marge sociale et sa périphérie. Ne subsistent de la cité cosmopolite, coeur politique et économique de l’Europe, que des rues désertes arpentées à petits pas par des anonymes. Vidée de sa circulation, Bruxelles offre le spectacle de son architecture et le concert discret des étoffes froissées pendant la marche de ceux qui occupent encore ses rues désertes.

Here se concentre, sans superflu, sur la présence ici et maintenant de son personnage avant son évanouissement de cette ville qui est la sienne sans l’être. Depuis son premier film, Bas Devos témoigne d’un sens du cadre aussi méticuleux qu’habité. Sa façon de faire entrer dans le champ les immeubles en construction dans lesquels Stefan œuvre comme autant de petites cellules bien symétriques suffit à donner à ressentir l’enfermement de cette vie de labeur et le cloisonnement imposé par la puissance du système capitaliste. Là où d’autres auraient créé le contraste entre le monde du travail et la vacance soudaine de son arrêt par le vacarme étourdissant des machines, Bas Devos impose une bande son riche mais subtile dès le début. Quand le film fraiera à travers bois, il ne se complaira pas non plus dans le tumulte de la sensualité d’une nature bruissante, mais continuera de travailler les sons avec parcimonie.

Changements d’échelle

Dégagé de son emploi, Stefan ne se laisse plus imposer la rigidité de l’espace et du temps. La géométrie du film urbain va, en s’aventurant dans les abords de la ville, s’ouvrir à des formes plus libres et se laisser gagner par les teintes de vert. En changeant d’emploi du temps et prenant un chemin buissonnier, Here va se soumettre à des changements d’échelle. Pour son grand départ, Stefan doit d’abord faire réparer sa voiture chez un ami mécanicien aux abords de la ville. Dans cet entre-deux à cheval entre l’espace citadin et la forêt, les lois de l’efficacité dramaturgique laissent place à la logique de la serendipité qui, contre toute rationnalité, le met en présence de Shushiu, scientifique d’origine chinoise spécialisée dans l’étude des mousses, croisée la veille dans le restaurant de sa tante. Il stoppe son trajet pour s’agenouiller sous les arbres avec elle et ainsi observer et recenser les différences espèces de bryophites qui voisinent ensemble dans ce sous-bois.

Avec une infinie délicatesse Here s’attaque à de grands sujets (l’immigration, l’économie, l’écologie) mais en les observant à la loupe, à hauteur de lichen. Toutes les espèces de mousses qui cohabitent et évoluent au contact les unes des autres résonnent avec la multitude des nationalités qui font la Belgique actuelle. Les grands mouvements humains sont évoqués (le voyage de la famille  de Shushiu depuis la Chine, le retour en Roumanie) mais se concentrent tout simplement dans le plan d’un train dont Stefan et son ami veilleur de nuit contemplent le passage en se souvenant que c’est précisément sur cette ligne qu’a circulé le premier train de Belgique.

Le temps du regard

De fait, si Here se soucie d’un ici et maintenant modeste (ce que réhausse l’emploi du format carré), il embrasse, en hors champ, toutes le interconnexions, toutes les époques passées qui ont permis de mettre en présence ces personnes dans cet endroit avec un sens aigu du changement de point de vue. C’est ce que l’on ressent dans les attaques des séquences qui s’ouvrent une main qui attrape une racine dans la terre de son potager, une autre sur le dos de Stefan derrière la vitre ruisselante de pluie d’un restaurant chinois ou encore la rotation d’une tasse de soupe dans un micro-ondes. Objets ou humains peuvent s’échanger l’avant et l’arrière plan, tout comme un personnage important peut laisser libre la scène pour un autre, plus secondaire.

L’actrice Saadia Bentaieb qui tenait le premier rôle de Ghost Tropic apparaît ici le temps d’une séquence tandis que Stefan Gota qui n’était qu’un personnage secondaire dans ce film précédent est ici de tous les plans. Même si le réemploi de comédiens connus procède d’une envie du cinéaste de filmer des gens qu’il aime et connnaît (il a écrit les personnages en pensant aux gestes, atitudes de ces personnees précisément) le fait de les retrouver donne le sentiment d’un monde filmique cohérent qui se poursuit d’un film à l’autre.

Ce passage du premier au second plan s’insinue dans le constant changement d’échelle opéré par le film. Cet émerveillement face au pouvoir du cinéma de voir mieux et autrement renvoie à un geste primitif. À sa naissance, le cinématographe était un outil scientifique dont le positivisme scientifique du XIXème siècle s’émerveillait qu’il permette de voir ce qui est inaccessible à l’oeil nu. Il faut une croyance certaine dans les moyens du cinéma pour faire du climax de son film quelques  plans de mousses filmées à la loupe X20. Le réalisateur a lui-même passé plusieurs semaines d’observation avec le bryologue Geert Raymaekers pour habituer son regard à porter son attention sur ces dimensions particulières.

Il a fallu préparer le spectateur à ce miracle de voir apparaître un spectacle muet auquel on n’aurait pas pu assister ailleurs. On comprend alors que le personnage de Stefan est comme une mousse. Comme les bryophytes (pour user de leur nom scientifique dans un film où chaque mot à son importance) qu’il observe en gros plan, il se montre utile à son environnement plutôt qu’il ne l’utilise. Il essaime ses tupperware de soupe comme les mousses leurs spores, sans en attendre de conséquences. C’est une des grandes beautés du film que de construire un monde où  les actions sont détachées de conséquences. Lorsque Stefan et Shushiu se redressent pour regarder ensemble un specimen de mousse, la caméra sur leurs pieds sans que l’on sache si un baiser a lieu à l’abri de nos regards ou pas. Si la rencontre est bien le motif central du film, elle n’a pas besoin d’être romantique pour devenir un événement au sens fort du terme.

Redevenir un chasseur cueilleur

En écrivant le rôle de Stefan, Bas Devos avait en tête l’ambivalence de son acteur au physique très masculin mais à la présence discrète assez féminine. De fait, ce sont des réalisatrices qui viennent en tête quand on a envie de relier le Belge à une famille de cinéma. Les déambulations d’Angela Schanelec dans les grandes villes européennes, l’attention au geste domestique de Chantal Akerman dans Jeanne Dielman. La délicatesse surtout avec laquelle les deux protagonistes de First Cow traient la première vache du continent nord américain pour confectionner des beignets dont se délecteront les travailleurs immigrés rustauds qui constituent le melting pot de cette nation nouvelle.

Comme First Cow, Here raconte par le petit bout de la lorgnette, par la loupe X20, une histoire bien plus vaste. Il décrit la mélancolie de l’exil par la douceur de l’attitude de Stefan à nourrir ceux qui l’entourent. En s’inspirant des lectures de La Théorie de la fiction-panier de Ursula K. Le Guin et de du Champignon de la fin du monde de Anna Tsing, Bas Devos fait de Stefan un homme primitif, pris entre le prosaisme des préparatifs de son départ et son onirisme. De fait, dans ce monde concret où ne reste que l’essentiel, le rêve occupe le terrain. Le songe du mécanicien dont l’esprit a divagué au cours d’une anésthésie générale, celui de Stefan qui voit dans son sommeil des feuilles ballotées par le vent et celui de Shushiu, scientifique attachée à la dénomination exacte des specimens, et qui fait le cauchemar récurrent qu’elle perd les mots les plus usuels de son mandarin maternel.

Dans son geste décroissant, Stefan se raccorde à un homme primitif que l’on aime à se représenter comme un sauvage chasseur de bisons alors que la paléontologie décrit les hommes comme des cueilleurs de baies et insiste sur le fait que le premier artefact humain n’est pas la lance pour tuer, mais le bol pour collecter, transporter des graines ou des noix comme Stefan le fait dans sa poche. C’est le trajet immense qu’accomplit Here : nous mener des grands chantiers modernes de construction à l’image de notre habitus préhistorique de chasseurs cueilleurs simplement en quittant les rues goudronnées pour les sentiers forestiers.


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