Art contemporain

Monde de l’entre-deux – sur « Itinéraires Fantômes » au CAPC

Critique d'art et commissaire d’exposition

Inspirée par l’œuvre d’Hélène Cixous, l’exposition « Itinéraires Fantômes » partage son titre avec le jeu de cartes divinatoires conçu par l’artiste Alexandra Grant en collaboration avec l’écrivaine. L’exposition emporte dans un monde de l’entre-deux, entre la réalité et la fiction, la vie et la mort ; un monde peuplé de spectres et d’autres créatures qui se matérialise avec une grande sensibilité dans le travail des artistes réuni.e.s dans les espaces uniques du CAPC.

L’exposition « Itinéraires Fantômes » plonge les visiteur∙euse∙s dans un monde de l’entre-deux, intimement inspiré par la pensée et les œuvres d’Hélène Cixous. Les langages verbaux et non-verbaux qui s’y déploient sont à la fois accueillants et inquiétants. Toutes sortes de fantômes habitent les œuvres et cette exposition – le spectre du fascisme est l’un d’entre eux. « Itinéraires fantômes » n’aborde aucune période historique de manière explicite – certaines œuvres adressent néanmoins des lieux, des personnes et des événements spécifiques.

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D’un point de vue méthodologique, cette exposition – dont le commissariat est conçu par Ana Iwataki et Marion Vasseur Raluy, en étroite discussion avec l’artiste Alexandra Grant – participe à renouveler les épistémologies qui nourrissent les pratiques curatoriale et muséographique. Le titre de l’exposition est aussi celui d’un jeu de cartes divinatoires imaginé par Alexandra Grant et Hélène Cixous. Si l’histoire et l’histoire de l’art en tant que disciplines ont informé le travail des commissaires, on comprend que l’astrologie, l’alchimie, la magie ou les arts divinatoires ont tout autant inspiré et façonné leur cheminement commun. Leur démarche curatoriale s’est construite à travers une pratique éprouvée d’échange et d’écoute, entre elles et avec les artistes invité∙e∙s, invitant chacun∙e à investir la question de la spectralité depuis une multiplicité de perspectives.

Au moment où l’exposition ouvre ses portes, la traduction en français de l’ouvrage de la sociologue Avery Gordon intitulé Matières spectrales. Sociologie des fantômes est publiée aux éditions B42. Gordon convoque la figure du fantôme – dont elle dit qu’il n’est ni l’invisible, ni l’inconnu – car elle nous interpelle à propos d’une urgence à agir et exige notre attention. Le fantôme est, pour Gordon, « un acteur impérieux du monde social » ; selon elle, la hantise enregistre une violence sociale en tant qu’elle est niée par les pouvoirs.

Matérialisations sensibles

L’exposition a été conçue avec une attention très précise à l’architecture et à l’atmosphère du musée. Si l’œuvre d’Hélène Cixous et la dimension politique associée aux fantômes sont le point de départ et le socle de la recherche curatoriale, l’exposition se matérialise à travers des œuvres qui privilégient l’à peine visible, et le primat du sentir sur le dire. La dimension sensible s’affirme dans le travail scénographique confié à l’artiste Guillaume Baronnet qui a pris en charge la question de la lumière, plongeant l’exposition dans une semi-obscurité. Cette scénographie, qui constitue une œuvre à part entière, prend la forme d’un labyrinthe qui structure l’espace et en modifie la perception par l’usage de bâches plastiques dont l’opacité ralentit le regard.

Discrètement apposés en bas de chaque bâche, des dessins sérigraphiés en noir représentent des sigils, boucliers magiques de l’époque médiéval, que l’artiste se réapproprie en en réinventant leurs motifs et possibles significations. L’exposition matérialise ainsi un espace magique, empreint de mystique. Ce travail scénographique a permis aux deux commissaires d’exposition de déployer un accrochage dans lequel les œuvres peuvent être isolées, et apparaitre de façon inattendue. Il faut lever la tête pour découvrir l’installation intitulée Tenant (2024) de l’artiste Minne Kersten, nichée dans la charpente en bois du musée. On devine un espace intime évoquant le grenier d’une maison.

Cette installation – dont l’artiste a fait usage ailleurs comme décor pour le tournage d’un film – a un caractère puissamment cinématographique. On l’imagine aisément hantée. Elle nous interpelle par la distance qui nous contraint à faire appel à notre imagination, et par l’absence de présence humaine. L’absence revêt une dimension incantatoire dans l’œuvre pH 8.7 (2015) de Lydia Ourahmane. Elle est constituée par le déploiement au sol de 356 kg de terre amenée illicitement en France par l’artiste depuis Médéa en Algérie. Elle nous tient à distance, nous ne pourrons pas y fouler le sol. Elle a été placée dans une salle qui constitue une impasse dans le parcours – les visiteur∙euse∙s devront faire demi-tour et retraverser cette partie de l’exposition pour atteindre le point de départ et se diriger dans l’autre aile de la galerie. Dans l’itinéraire et l’œuvre d’Hélène Cixous, l’Algérie tient une place singulière. Cixous a été française en Algérie où elle est née et a vécu jusqu’en 1955 avant d’arriver en France pour la première fois.

Dans Mon Algériance, essai publié dans Les Inrockuptibles en 1997, Cixous commence son texte par l’évocation des chemins brûlants d’Oran qu’elle a arpenté pieds nus. L’appréhension de pH 8.7 est intensément physique, mais elle convoque sur le plan immatériel le spectre de la colonisation, de la guerre, de sa violence, et d’une condition coloniale encore indépassable. Si la relation de Cixous à l’Algérie – où elle n’a été qu’une passante mais y reste indéfectiblement liée puisque son père y est enterré – est profondément différent de celle de l’artiste algérienne, cette œuvre tisse des liens puissants et constitue une des portes d’entrée dans le travail de l’artiste, et de l’écrivaine. Les enjeux de la mémoire et de l’identité sont encore convoqués par l’intermédiaire des sens et de la matérialité dans l’œuvre de l’artiste Joshua Leon qui a été imaginée dans le contexte de sa résidence au CAPC en 2023. Intitulée Shuadit (2024), l’œuvre consiste en un ensemble de tablettes réalisées en chocolat dont l’odeur se répand dans les espaces d’exposition.

À Bordeaux, Joshua Leon a poursuivi ses recherches concernant les Marranes, communauté juive ayant fui l’Espagne et le Portugal suite à l’Inquisition, forcée à se convertir au catholicisme et pratiquer sa religion en secret. Des personnes de cette communauté se sont installées à Bordeaux et ont contribué au développement du commerce colonial, en particulier celui du cacao. Évoquant un support d’écriture, ces tablettes sont vierges à l’exception d’un symbole gravé en bas de chacune. Ce symbole est un lion qui apparaissait dans les livres de la première maison d’édition Marrane. En espagnol, lion se dit leon, qui est aussi le nom de l’artiste. Simplement posées et empilées au sol, ces tablettes articulent un récit personnel à une histoire collective ; elles indexent une longue et complexe entreprise coloniale, marquée par l’invisibilisation et l’oubli.

Plusieurs œuvres de l’artiste Shanta Rao, qui a récemment terminé une résidence au CAPC, ponctuent l’ensemble du parcours. Ses sculptures, accrochées au mur ou suspendues depuis le plafond, dévoilent un vocabulaire formel qui défie notre compréhension de leur matérialité, et défait les catégories – naturel/artificiel, monde vivant/monde industriel. Les pièces choisies pour l’exposition soulignent l’importance dans sa pratique artistique de la relation au lieu, attentive à la porosité qui peut s’instaurer entre ses sculptures et l’espace qu’elles habitent. Ces œuvres évoquent des formes d’existence indéterminées et transitoires, au seuil entre la vie et la mort, l’organique et l’inorganique. Dans leur manière de se confondre avec la pierre des murs du musée ou d’être suspendues dans l’espace comme si un lambeau s’en était échappé, les sculptures font corps avec le lieu.

Un monde hanté par une multitude de spectres

À travers ses livres, Cixous a mené des enquêtes mémorielles et familiales, conversant avec les fantômes qui sont les siens, des morts redevenus bien vivants dans ses livres. L’espace de son écriture est peuplé de personnages et de créatures, comme en témoigne l’oracle qu’elle a conçu à l’initiative de l’artiste Alexandra Grant. « Ceux-ci-dessous », « Ceux d’Au-dessus », « Ceux qui volent » côtoient les « Portails », les « Messages et Symboles » et les « Supers pouvoirs ». Ces six catégories rassemblent les 72 cartes qui constituent ce jeu divinatoire. Ce dernier a également été pensé comme un moyen décalé d’entrer dans l’œuvre de Cixous.

Le jeu « Itinéraires Fantômes » aborde l’œuvre de l’écrivaine à travers le prisme de figures réelles ou imaginaires, humaines et non humaines (Kafka, Hamlet, la taupe, l’ange nageur…), de lieux génériques ou spécifiques (le cimetière, l’escalier, l’arc-en-ciel, la Tour de Montaigne…) et d’affects (le rire, l’innocence, la rage…). Il fait écho à ce que la danseuse et philosophe Emma Bigé décrit comme une « écologie générale des êtres de la transition », un monde situé entre deux règnes, une manière d’explorer le monde à ses bords. Cette écologie réfute radicalement un état de l’histoire considéré comme une permanente redite de ce qui a déjà eu lieu, elle permet d’ouvrir de nouveaux possibles et prend au sérieux les spectres, comme le font Cixous, ou Gordon.

Les œuvres de l’exposition mettent en évidence une multiplicité de langages non-verbaux, qui se situent au seuil de l’abstraction et de la figuration, du visible et de l’invisible. Bracha L. Ettinger, artiste, théoricienne psychanalytique et philosophe, a développé une œuvre inspirée par son histoire personnelle – elle est née en 1948 en Israël – et ses résonnances avec des expériences collectives et transgénérationnelles profondément marquées par le traumatisme et le deuil. Les peintures présentées ici sont des petits formats réalisés à l’huile sur toile. Elles font émerger une image trouble, hypnotique, qui capture le regard et laisse apparaitre des figures, à la manière d’une spectrographie. Elsa Prudent explore la pratique de la peinture pour y invoquer ses ancêtres. Dans l’une d’entre elles, ses parents nous font face, auréolés de jaune fluo. Cette approche de la représentation – qui nous interpelle dans l’œuvre de Prudent par son intimité et son humanité – est singulière dans l’ensemble de l’exposition.

Les œuvres de Rafael Moreno évoquent au contraire une forme de déshumanisation, caractéristique de la violence que le fantôme nous somme de prendre en considération. « Il y a dans ses pièces et leurs composantes – qui semblent parfois monstrueuses, hantées ou maudites – une poésie de la collision, une érotique de l’automate, un conflit et une étreinte de la punition et du plaisir », écrit Lou Ferrand à propos de son travail. La matérialité des œuvres (sièges défoncés, mannequins aux corps fragmentés, vêtements déchirés…) de Moreno nous rappelle que le spectre n’est ni l’invisible, ni l’inconnu ; il est tangible et identifiable, il se rapporte à la réalité complexe d’une violence sociale qui se manifeste à travers les systèmes politiques et économiques et affectent concrètement les vies des individus.

Une exposition qui bégaie

« Le monde était deux. Tous les mondes étaient deux et ils étaient toujours deux pour commencer. Il y avait tant de deux-mondes », écrit Hélène Cixous dans Mon Algériance. « Deux-Mondes » était le magasin de tabac de sa tante à Oran, elle le décrit comme une caverne d’Ali Baba. Le motif du miroir ou du double semble jouer un rôle important dans l’œuvre de Cixous. Dans l’oracle « Itinéraires Fantômes », on trouve un double arc-en-ciel « qui relie les vivants et les morts sur un pont de toutes les couleurs, connues et inconnues » et les deux chattes jumelles de l’écrivaine, Isha et Haya. L’exposition a été conçue pour les galeries du rez-de-chaussée du CAPC qui ont la caractéristique de se déployer sur deux espaces séparés. Au point de départ de l’exposition, les visiteur∙euse∙s doivent décider de débuter dans la galerie de droite, ou dans celle de gauche. Les deux commissaires ont pris en compte cette disposition en miroir et l’ont intégrée au choix et à la disposition des œuvres. Passant d’une aile à l’autre de l’exposition, des œuvres se font écho, des motifs se répètent et diffèrent.

Les visiteur∙euse∙s sont accueilli∙e∙s des deux côtés par une des œuvres d’Alexandra Grant, Laugh of the Medusa (2024) et Blaue Unendlichkeit (Blue Infinity) (2020). Accrochées sur des structures métalliques, elles marquent un seuil que les visiteur∙euse∙s franchissent. Dans chacune de ces peintures, un fragment de texte, répétitivement sérigraphié, apparait en miroir à travers la toile. Il se superpose à une grille composée de lignes obliques sur laquelle la peinture a été tantôt précisément appliquée, tantôt chaotiquement déversée, donnant l’impression d’un chaos ordonné d’une grande intensité de couleurs et de textures. Le tableau intitulé Visitor d’Hanna Hur propose une minutieuse et complexe trame aux motifs abstraits.

Sous l’effet de l’échelle de la toile, l’œuvre démontre une force immersive et méditative. Des figures informes, d’un blanc diffus, apparaissent au centre de la toile où elles semblent flotter. L’œuvre exige une qualité particulière d’attention et invite au ralentissement. Poursuivant la déambulation dans la seconde galerie, la vue d’une seconde toile produit l’effet d’une hallucination. Visitor II est un tableau quasiment identique. La répétition joue avec la perception des visiteur∙euse∙s de manière sensible, et altère suffisamment le déroulé linéaire de la visite pour crée un trouble. « La hantise désigne un système qui altère l’expérience d’un vécu linéaire et déforme la façon dont nous séquençons habituellement le passé, le présent et le futur », suggère Avery Gordon.

D’autres œuvres déploient des approches multiples de l’abstraction telles que les dessins de Michael Kennedy Costa ou les peintures de Julie Beaufils et augmentent cette perception redoublée et déformée de l’exposition. Les commissaires se sont appropriées avec finesse l’idée que l’exposition peut se construire comme une syntaxe qui, ici, bégaie. Le bégaiement peut être considéré comme une manifestation incontrôlée, affective ou pathologique ; mais il peut aussi s’inscrire dans un désir conscient et affirmer une position politique ou artistique à travers le refus des oppositions traditionnelles entre sens et non-sens, conscience et inconscience, rationalité et pathologie. « Ce n’est plus le personnage qui est bègue de parole, c’est l’écrivain qui devient bègue de la langue : il fait bégayer la langue en tant que telle. Un langage affectif, intensif, et non plus une affection de celui qui parle. », écrit Gilles Deleuze (« Bégaya-t-il », Critique et Clinique, éditions de Minuit)

Sur l’un des murs de l’exposition, un plus haut que la hauteur des yeux, une frise dessinée au crayon délivre une phrase dans un langage inconnu, peut-être un secret. Entre les lignes (2024) de Julie Beaufils laisse affleurer le rituel et la magie à travers un geste liminal et une trace éphémère dont on se demandera, une fois sortie du musée, si cette vision appartenait au rêve, ou à la réalité.

« Itinéraires Fantômes », CAPC, Bordeaux, du 21 juin au 19 janvier 2025.


Vanessa Desclaux

Critique d'art et commissaire d’exposition

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