Cinéma

La possibilité d’un amour – sur Comme le feu de Philippe Lesage

Critique

Quasi huis clos dans un chalet de montagne canadien, à l’instar de La Règle du jeu de Renoir , le troisième film de Lesage rassemble quelques amis du propriétaire. Les rapports de force entre les membres de cette bonne société ont ici lieu entre la jeune génération et celle de la maturité, entre Européens et Américains. Cinquante nuances d’embourgeoisement, mais aussi d’amour, d’ironie, de mort – pour conjurer le sentiment de la perte.

Il est des cinéastes amoureux de leur médium qui accueillent entre le générique de début de leur film et celui de fin toute une cohorte d’amis du cinéma. Il en va ainsi de Philippe Lesage qui compile et convoque, entre les plans de son troisième long métrage de fiction, les souvenirs de grandes œuvres du passé.

Quasi huis clos dans un chalet de montagne canadien, Comme le feu scelle les retrouvailles entre l’hôte des lieux, un réalisateur qui a fait les grandes heures du documentaire québécois et son scénariste accompagné de sa fille, son fils, et du meilleur ami de celui-ci. On peut ainsi voir dans ce microcosme qui rassemble quelques amis du propriétaire La Règle du jeu de Jean Renoir revisitée selon des termes actuels.

Dans un petit théâtre, troublé uniquement par des parties de chasse dans les forêts alentours, se dessinent les rapports de force entre les membres de cette bonne société, tous bourgeois, hautement cultivés et bien élevés. Les rapports de domination mis en scène par Renoir entre maîtres et valets se translatent ici entre la jeune génération et celle de la maturité, entre Européens et Américains. La relation entre les deux anciens complices qui ont fait ensemble leur chemin dans le cinéma et conquis leurs premières gloires de jeunesse est au centre des regards. Leurs retrouvailles après trois ans de jachère amicale se font sur le mode de l’ironie.

Prank me

Celle de la première blague vacharde de Blake (le réalisateur joué par Arieh Worthalter) à Albert le scénariste (le québécois Paul Ahmarani) qui lui reproche de façon humiliante son retard au point de rendez-vous avant de s’esclaffer qu’il plaisantait. Albert est pris à son propre jeu, lui qui dans la toute première séquence, travelling aussi interminable que le sont les routes des grands espaces nord-américains, laisse sa fille Aliocha descendre pour uriner sur le bord de la route et redémarre lorsqu’elle attrape la portière pour remonter en voiture.

Une fois, deux fois, un peu trop longtemps à chaque fois pour que la plaisanterie soit dénuée de tout rapport de pouvoir. Blake joue lui aussi de cette rythmique du malaise propre à la mauvaise plaisanterie. Le motif du prank revient au milieu du film, entre Albert et Blake. Cette plaisanterie qui n’est pas de l’ordre de la camaraderie potache comme lorsque Blake attrape son ami sur un lit pour chahuter, mais plutôt du mauvais tour pervers. Dis-moi de qui tu te moques, je te dirai sur qui tu cherches à exercer ton pouvoir…

« C’est bien, ça », disait dans la pièce Pour un oui ou pour un non de Nathalie Sarraute, un homme mûr pour féliciter le succès de son vieil ami qui, lui, percevait dans la virgule de la sentence, le fiel de la condescendance sous l’apparente admiration. L’amitié de Blake et Albert est aussi faite de cette balance entre ces deux pôles et les vacanciers sont convoqués au spectacle de leur règlement de compte.

Comme le feu est le bilan de la middle life crisis de deux artistes qui voient dans l’ami du passé le reflet de ce qui a irrémédiablement changé chez eux. Blake est amer de n’avoir pas réussi à la hauteur de ses espérances de jeunesse. Albert se compromet dans une série bêbête – Rock Lobster, sur un homard qui monte un groupe de hard rock — pour la télé, pourtant honnie depuis toujours. Ces deux désillusions recherchent les regards et les apitoiements des convives qui font tout pour détourner la conversation de ces règlements de compte que les intéressés s’adressent à eux-mêmes et l’un à l’autre.

Bourgeoisie intemporelle

Dans cette assemblée, ce sont cinquante nuances d’embourgeoisement que le film ausculte. Arrivé en milieu de séjour, un couple de Français, Irène Jacob et Laurent Lucas, seraient l’aristocratie de ce milieu tandis qu’Albert en est le néo-bourgeois, lui qui récite ses connaissances en vin comme un enfant sa leçon. Blake est le bobo imposant ses valeurs d’authenticité ancrées dans le refus d’une certaine modernité. Il monte son nouveau film sur une table de montage argentique. Aliocha, dont le prénom est emprunté à un personnage masculin des frères Karamazov « car elle est au-dessus des stérétopyes de genre », tape, elle, son roman (une prétentieuse étude de mœurs sur une communauté secrète au Danemark qui rappelle le sujet de Comme le feu : ironie, toujours) sur une machine à écrire. La voiture d’Albert est vintage, elle aussi. Le film entretient certes un flou sur l’époque à laquelle il se déroule puisque il met en scène une échappée volontaire hors de la vie urbaine et moderne. Jusque dans le magnifique décor qui fait ressortir les boiseries du chalet éclairées par des chandeliers aux lumières chaudes qui irradient le canapé rouge du salon.

Le scénario de Comme le feu découle d’une anecdote presque autobiographique. Adolescent, le frère de Philippe Lesage, Jean-François Lesage, cinéaste lui aussi, fut invité à séjourner chez l’un des pères du documentaire. Il faut replacer dans son contexte l’importance décisive qu’eut le Québec dans les évolutions techniques mondiales de la fin des années 1950. Il fut en effet l’un des foyers du cinéma direct qui permit à un art jusque-là soit statique en studio, soit muet en extérieur, d’aller courir les rues, micro synchrone en main, soit une révolution totale et ce grâce à entre autres à Michel Brault et Pierre Perrault. La Bête lumineuse (1982), de ce dernier, fait justement le portrait d’une figure histrionique qui convie dans sa montagne reculée des citadins pour une partie de chasse.

Le gibier le plus dangereux

Philippe Lesage romance donc cet épisode de jeunesse dont il a été témoin de seconde main, et imagine, aujourd’hui qu’il a l’âge des mentors, ce que produit une telle rencontre chez l’artiste qui contemple sa carrière comme un champ de ruines, et chez le jeune qui aspire à devenir un créateur.

D’emblée, le cinéaste assume son désir de grande forme majestueuse : dès le travelling en scope sur la voiture d’Albert qui s’enfonce dans le paysage, on est plus du côté du Shining de Kubrick que du cinéma caméra à l’épaule. Il y a une volonté de faire cinéma, de plonger dans le format large du grand spectacle, de surprendre constamment par le renouvellement des formes.

Le regard qui tue

C’est là que le calque d’un scénario du Mektoub my love de Abdellatif Kechiche vient se superposer à la critique de mœurs bourgeoise où les vérités se révèlent sous les politesses de circonstance. Comme le feu est le récit d’un regard, celui de Jeff (Noah Parker), meilleur ami de Max, le fils d’Albert. Amoureux fou d’Aliocha, il caresse aussi l’espoir de réaliser des films et attire l’attention de Blake qui se reconnaît en lui. Jeff est un peeping Tom, sans doute la principale qualité pour devenir cinéaste. Il regarde par le trou de la serrure, il se glisse hors de son lit pour apercevoir les idylles qui se nouent la nuit à l’abri des regards, il est précisément là au moment où se révèle la vérité du mauvais tour joué à Albert.

Lors de la partie de chasse enragée dans laquelle Blake entraîne la compagnie en canoë, il rejoue The Most Dangerous Game In The World (1932) d’Ernst Shoedsack et regarde son mentor et rival à travers le viseur d’une carabine. Filmer a forcément à voir avec tuer, immobiliser, et même embaumer. C’est l’embranchement Délivrance du récit, où la petite troupe urbanisée est jetée en pâture à la nature par son hôte, au mépris du danger. On pense évidemment aussi à la chasse au daim du Voyage au bout de l’enfer (1978) de Cimino et au roman transcendantaliste américain dans son exaltation de la nature.

Si Comme le feu oppose sciemment nature et culture, il repose aussi sur la cohabitation de deux générations qui envient à l’autre ce qu’elle n’a pas, l’infini des possibles pour l’une, la confiance des accomplissements pour l’autre. Dans sa durée fleuve de 2h40, le film assume son statut de récit choral et donne à chacun son moment à lui.

Millie, la monteuse (Sophie Desmarais), personnage plutôt secondaire, prend le premier plan lors de la scène de danse qu’elle électrise. Chaque repas est l’occasion, avant que les deux sales gosses ne règlent leurs comptes, de rendre hommage à l’un des personnages, de lui offrir son quart d’heure. Dans ce ballet des beautés et des intelligences, chacun a le don de charmer l’assemblée par ses qualités particulières. À l’exception de Max, canard boiteux du récit, qui vient s’en plaindre dans une courte séquence, reprochant à son ami de s’intéresser à tous sauf à lui.

Le séjour dans les bois reproduit en la fictionnant et en l’agrandissant dans un scope somptueux, la réalité d’un tournage qui a duré trois mois, mêlant acteurs de continents et de génération différentes. Balthazar Lab, le jeune chef opérateur français, apporte au film une vigueur et une maitrise époustouflantes. Car si les scènes de discussion se répètent, la nature de scénariste d’Albert prenant le dessus, elles sont chacune mises en scène dans un dispositif spécifique. Chacun des plans longs vient mettre l’accent différemment sur les relations entre les membres de la communauté temporaire, qu’il s’agisse d’un plan fixe sur la table, d’un plan circulaire d’une veillée près du feu, ou du travelling arrière virtuose et mémorable qui précède Jeff lorsqu’il s’enfuit du chalet, honteux et furieux contre lui-même.

Who By Fire

Le titre anglais, Who By Fire, est celui d’une des plus belles chansons de Leonard Cohen qui énumère toutes les façons de périr, par le feu, la noyade, par amour ou tant d’autres encore. La mort, ce motif que le film travaille sans relâche, à travers le récit de la traque et l’exécution d’un grand orignal, de la perte de l’épouse adorée après une longue maladie, d’un chien malade qui ravive ce deuil, la disparition d’une mère âgée, les cadavres de poules qui font vomir Albert dès son arrivée, mettant à mal sa virilité, le souffle qui quitte quelques instants l’ami français tombé dans la rivière glacée… Jeff, lui, envisage de tuer le père réellement, mais ne le fait que symboliquement. Il rêve en revanche de sa grande perte, celle de son premier amour, en termes cinématographiques. Lors de sa dernière nuit au chalet, il voit Aliocha qui l’a éconduit s’allonger à côté de l’étang qui borde la propriété et rouler jusqu’à l’eau glacée, comme dans le dernier plan de Mouchette (1967) de Robert Bresson.

C’est sans doute la deuxième qualité d’un cinéaste : vouloir conjurer le sentiment de la perte en filmant la mort. C’est ce que raconte avec une mélancolie infinie la forme de boucle qu’adopte le film, qui s’achève par le départ en voiture d’Albert, de retour vers la civilisation. Pour Blake, si pervers soit-il, c’est la distance de son ami scénariste, perdu pour la cause de l’art. Le deuil de Jeff, plus fugace, mais non moins douloureux, est celui d’un simple geste : dans la voiture à l’aller, il approchait timidement sa main de la cuisse d’Aliocha au risque de s’y brûler. Au retour, désormais sans illusion, ce jeune cœur n’envisage même plus la possibilité d’un amour.

Comme le feu réalisé par Philippe Lesage, sortie en salle prévue le 31 juillet 2024.


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