Spectacle vivant

Des monologues puis Elizabeth Costello – second retour sur Avignon 2024

Journaliste

D’un monologue concerné par l’état inquiétant de la planète par Pamina de Coulon dans Fire of Emotions – Niagara 3000 au très mordant et drôle Historia d’un senglar (o alguna cosa de Ricard) de Gabriel Calderon en passant par le Soliloquio intime, poétique et politique, de Tiziano Cruz, les seuls en scène étaient nombreux et souvent percutants cette année à Avignon – In et Off. Avec en point d’orgue l’éblouissant Elizabeth Costello, d’après JM Coetzee, l’un des spectacles les plus accomplis de Krzysztof Warlikowski.

Elle parle vite comme si les mots se bousculaient dans sa tête, comme si elle voulait en dire le plus possible sans perdre de temps. Ou comme s’il y avait urgence. C’est quelque chose qui l’anime, qui la traverse, qui la rendrait malade presque. Si le débit impérieux, saccadé de la diction de l’artiste suisse Pamina de Coulon est si pressant, c’est que dans ce qu’elle a à nous dire, il est justement question de… débit. Que se passe-t-il, s’interroge-t-elle avec toute cette eau que nous consommons et gaspillons ? Assise ou debout au milieu de structures un peu molles qui pourraient figurer des rochers ou des montagnes tandis qu’en toile de fond une bande de tissu bleu sur fond blanc se froisse en s’élargissant une fois déployée sur le sol, elle évoque son « point de vue d’Alpine » pour qui le Rhône n’est qu’un petit ruisseau.

publicité

Préoccuppée par l’avenir de la planète, Pamina de Coulon parle toujours à la première personne. Elle dit ce qu’elle ressent, d’où le titre de ce spectacle Fire of Emotions – Niagara 3000. Le fait de mettre ainsi en scène ce qu’elle éprouve donne d’autant plus de poids à son propos dans lequel on ressent « un intérêt personnel infiniment passionné », pour citer Kierkegaard. Cet aspect existentiel, subjectif, associé au mélange de détermination et de fragilité qui émane de sa présence sur scène a le double effet de produire une incontestable empathie et aussi une forme de distance. Cela veut dire qu’en écoutant ce qu’elle a dire, on se sent prêt à en discutter après la représentation avec elle ; ce qui est précisément à quoi invite son spectacle.

Tout commence avec des fleurs – la première serait apparue sur terre il y a cent-trente-cinq millions d’années. De fil en aiguille et du coq à l’âne, Pamina de Coulon aborde, entre autres, les problèmes de la vie, du nucléaire – « qui n’est pas vert » contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire –, des glaciers qui fondent et « nous recrachent des vieux cadavres à la gueule », enfin le fait, en gros, que le monde est malade. Et elle tient à ce mot « malade ». Elle-même souffre d’insomnie et peut-être de dépression. Elle a visité les chutes du Niagara où elle a découvert que les ventilateurs de refroidissement des nombreux Data Centers installés sur place en raison de leur forte consommation d’énergie faisaient plus de bruit que les chutes elles-mêmes.

Face à ces motifs d’inquiétudes, elle en appelle aux analyses d’un grand nombre de penseurs et d’artistes de Rebecca Solnitt à Paolo Cognetti en passant par Eve Tuck et K. Wayne Tuck ou Derek Jarman. Au passage elle aura parlé de la rouille, de la décolonisation, de la « normativité tempérée » pronée par le Club de l’Humanité. Aura opposé à la notion de « durabilité » celle de « maintenance » qui « consiste à prendre soin des choses ». Et insisté pour que les « pratiques aient priorité sur les idées ». En bref un programme copieux et foisonnant d’autant plus impressionnant qu’il est exposé avec amour et ferveur en à peine une heure.

Présenté dans le Off dans le cadre de la Sélection suisse en Avignon, Fire of Emotions – Niagara 3000 mentionne aussi le Land Back, mouvement en faveur d’une restitution de leurs terres aux peuples colonisés. Cette question brûlante de la terre, des origines et du déracinement le dramaturge et metteur en scène Tiziano Cruz, natif de la province de Jujuy dans le nord ouest de l’Argentine, l’évoque dans Soliloquio (me desperte y golpe mi cabezza contra la pared), spectacle où seul sur le plateau, il revient sur des événements marquants de sa vie.

Paradoxalement son monologue démarre par une déambulation dans les rues d’Avignon accompagné de musiciens et de femmes et d’hommes en costume des Andes et ponctuée de déclarations sur lui-même et sur la situation problématique des Indigènes du nord ouest de l’Argentine. Quand on le retrouve un peu plus tard sur la scène du lycée Mistral, on comprend qu’il s’agissait pour lui se situer par rapport à un contexte ou d’exposer d’où il parle. Lui qui se dit « vide de langue et vide de territoire », s’adresse à sa mère sous formes de lettres écrites lorsqu’il se trouvait confiné dans une chambre d’hôtel à Buenos Aires pendant la pandémie de Covid en 2020.

Il évoque la mort de sa sœur, ses années d’enfance livré à lui-même, la fuite de sa région d’origine et les difficultés endurées au quotiden par un indigène dans la capitale de l’Argentine, considéré comme « un migrant dans son propre pays ». Nu et vétu d’une peau de mouton alors qu’on voit diffusées en fond de scène des images de troupeaux dans la montagne, il se transforme en mouton racontant les vicissitudes financières de sa mère contrainte d’égorger une partie de son cheptel. Son texte a parfois des accents whitmaniens emprunts d’une nostalgie poignante quand il évoque le souvenir du village où il est né, la maison où il a grandi avec son portail jaune, tandis que l’écran se couvre bientôt de coulées rouge sang qui peu à peu l’envahissent complètement. Un peu plus tôt les mots « Il existe une économie de la violence » en lettres noires sur fond blanc occupaient ce même écran rappelant comment depuis cinq-cents ans son peuple est spolié et exploité sans aucune reconnaissance de la part des autorités argentines. Jamais représenté sur une scène française, ce spectacle vibrant comme un cri de rage et d’amour est une des découvertes de cette édition du festival où la langue espagnole est à l’honneur.

Les quatre heures que durent le spectacle passent comme un rêve.

Autre découverte Historia d’un senglar (o alguna cosa de Ricard), du dramaturge et metteur en scène urugayen Gabriel Calderon nous confronte une fois encore à un monologue. Et quel monologue ! Écrit à l’origine pour un comédien urugayen, ce texte expose le public à la morgue d’un acteur qui n’a pas sa langue dans sa proche. Traduit en catalan, la pièce est interprétée par Joan Carreras en costume trois pièces qui, du haut d’un piédestal où est posé un fauteuil – cela pourraît être un trône – avec, en fond, une série de cordes comme si l’on devait monter une voile, des rideaux de scène, ou pendre quelque quidam, toise le public avec mépris. Il se tient mal, balance ses jambes, fait des bruits de bouche et se moque ouvertement des spectateurs. Son personnage est tellement antipathique qu’il en est drôle. D’ailleurs ce n’est pas tant au public qu’il en veut qu’à ceux avec lesquels il est en train de répéter Richard III de Shakespeare. D’un ton pédant, il glose d’abord vaguement sur les premiers mots de la pièce. Puis il engueule le souffleur (une souffleuse) qui ne l’aide pas assez vite. Et s’en prend au metteur en scène : « Qu’est-ce que tu connais toi à Shakespeare ? ». Lui-même vante sa propre inculture ; en prenant soin d’ajouter : « Il faut faire comme si on savait et empêcher les autres d’entrer dans le champ libre de son ignorance ».

Le cynisme éhonté du comédien ne vient évidemment pas de nulle part. Il est le fruit d’une contamination. La fréquentation trop étroite du personnage qu’il doit interpréter a produit des effets innattendus. « Richard III, c’est moi, assène l’acteur jambes écartées. Il a mis en éveil des zones de mon corps et de mon cerveau. » Où l’on voit que Gabriel Calderon s’amuse comme un fou ou comme un petit diable à manipuler telle une marionnette – d’où les cordes que le gaillard s’enroule régulièrement autour du cou – ce héros atteint de mégalomanie, qui cite Shakespeare à tour de bras, mais toujours en le déformant. Car l’auteur, c’est d’abord l’acteur, non ? « Je ne lis pas, j’invente », se vante celui qui s’apprète à détroner le metteur en scène, un incapable à ses yeux. Il virerait volontiers une partie de la troupe, mais les événements vont tourner autrement. Merveilleusement joué par Joan Carreras, ce spectacle pétillant d’humour noir est une des bonnes surprises de ce festival. En espérant découvrir prochainement d’autres créations de Gabriel Calderon.

Le gros morceau de ce festival, par ailleurs d’une qualité irréprochable, c’est bien sûr Elizabeth Costello d’après JM Coetzee, adapté et mis en scène par Krzysztof Warlikowski. Le retour quinze ans après sa première apparition dans une séquence d’(A)pollonia, création mémorable du metteur en scène polonais d’Elizabeth Costello, où, en 2009, face au public de la Cour d’honneur, elle bataillait tant bien que mal contre le vent qui bousculait les feuilles qu’elle lisait debout derrière un pupitre dans ce même lieu ne manque évidemment pas d’ironie. Ce vent malicieux ne l’empêchait pas de comparer outrageusement dans le contexte d’une rencontre universitaire la violence perpétrée sur les animaux dans les abattoirs et l’extermination des Juifs, encourant à juste titre le reproche d’assimiler les victimes de la Shoah à des animaux. Par la suite, d’un spectacle à l’autre, Krzysztof Warlikowki n’a cessé de revenir à l’œuvre de JM Coetzee et plus particulièrement à Elizabeth Costello. Or de son côté, l’auteur a lui aussi continué à faire vivre ce personnage d’écrivaine volontier provocatrice dans des romans comme L’homme ralenti et des récits dont certains sont rassemblés dans le recueil L’Abattoir de verre.

C’est à partir de ces livres et bien sûr du roman Elizabeth Costello que Krzysztof Warlikowki a bâti la création présentée dans la Cour. Le résultat, disons le d’emblée, est hors du commun. Les quatre heures que durent le spectacle passent comme un rêve. Même si l’œuvre demande pour être pleinement appréciée un minimum de concentration face à un personnage central qui n’est pas construit d’un seul tenant mais présente au contraire des facettes multiples parfois contradictoires. Comme s’il n’y avait pas une mais plusieurs Elizabeth Costello ou plutôt comme si Coetzee en revenant toujours à ce personnage ne cessait de l’enrichir de nuances différentes et surtout de s’en servir, de jouer avec elle un jeu de ventriloque. En ce sens elle est une héroïne expérimentale, ce qui ne l’empêche pas de manifester systématiquement un caractère bien trempé, malgré ses doutes et ses angoisses. Krzysztof Warlikowski l’a bien compris puisqu’il fait interpréter Elizabeth Costello par plusieurs actrices – et même par un acteur. Il fait aussi jouer Coetzee lui-même par un comédien lequel assume la fonction de l’auteur en se tenant le plus possible en retrait mais aussi en tant que narrateur dont la présence s’efface peu à peu au cours de la représentation.

Une des qualités de cette écrivaine célèbre, auteure d’un livre à succès inspiré du dernier chapitre d’Ulysse de Joyce, c’est son côté retors. À travers elle Coetzee aborde des thèmes rarement traités aujourd’hui au théâtre. Débattre au cours de diners ou de rencontres universitaires des relations entre les hommes, les animaux et les dieux n’est pas si courant. Surtout quand cette relation implique des relations sexuelles ou autres formes d’interpénétrations quand nous mangeons la chair des animaux. La souffrance, pas seulement celle des humains, mais celles qu’endurent les bêtes chassées, élevées, tuées à grande échelle dans des abattoirs obsède Coetzee. Mais l’animal ici apparaît sous toutes sortes de formes.

Structuré comme le roman Elizabeth Costello, le spectacle a par certains aspects la forme d’un essai où sont débattues des idées.

Au début de la pièce, John, le fils de l’écrivaine, compare sa mère à un phoque de cirque plus tout jeune obligé de continuer à faire tourner des ballons sur son nez. On l’a invitée pour recevoir un prix. Après le discours de réception, elle donne une interview à une universitaire, spécialiste de son œuvre. Le soir, John a une relation sexuelle avec cette femme qui connaît sans doute mieux que lui les livres de sa mère. L’acte accompli, il est convaincu qu’elle a couché avec lui pour en savoir plus sur Elizabeth Costello et non parce qu’elle le trouvait séduisant. On a là un exemple parfait de l’ironie subtile de Coetzee merveilleusement restituée par Warlikowski. Le plus amusant étant que dans le spectacle c’est la femme qui fait remarquer à John qu’il pense avoir été manipulé. Mais cette scène a aussi un arrière-fond mythologique qui ajoute encore à son ironie. Il est évident qu’en l’écrivant Coetzee pensait au poème de W.B. Yeats, Léda et le Cygne, où Zeus prend la forme d’un cygne pour copuler avec une mortelle. Or le poème se conclut par la question : qu’est-ce que Léda lors l’acte sexuel aurait acquis du savoir et de la puissance du dieu ?

Si on s’attarde sur cette allusion, c’est qu’elle fait paradoxalement Elizabeth Costello une déesse ; ce qu’évidemment elle n’est pas, mais donne une certaine idée du fantasme produit par la célébrité. Mis parfois sur un piédestal, notamment en recevant le prix Nobel de littérature dans le cas de Coetzee, l’écrivain n’en reste pas moins un humain comme les autres. La célébrité lui donne cependant une liberté de parole, dont Coetzee se méfie farouchement comme le montre le fait que depuis plusieurs années ses rares interviews sont on ne peut plus laconiques. Tout est dans les livres. D’où la joie que procure ce spectacle où il donne libre cours à ses réflexions à travers la figure Elizabeth Costello. Il y a dans cette femme à la fois forte, déterminée, mais aussi ultra-sensible quelque chose de la poétesse Marianne Moore avec laquelle elle partage une passion pour l’observation des animaux et les associations d’idées que ceux-ci font naître dans l’imaginaire. Dans le cadre d’une conférence sur le réalisme en littérature, Elizabeth Costello choisit comme exemple le récit, Rapport pour une académie de Kafka où un singe ayant atteint un certain niveau d’évolution s’exprime devant un public. La figure du singe-homme est récurrente tout au long de la représentation.

Structuré, comme le roman Elizabeth Costello, en partie par des rencontres universitaires un peu partout dans le monde et même sur un bateau de croisière en Antartique avec cabaret et orchestre en fond de scène les images de glaciers s’effondrant dans la mer, le spectacle a par certains aspects la forme d’un essai où sont débattues des idées, en particulier dans des banquets, en référence évidemment aux Grecs. Mais ces idées sont toujours incarnées notamment par celle qui défie à chaque fois son auditoire tant par sa liberté de ton que par l’originalité de ses points de vue. D’une conférence à l’autre, le personnage se précise, devient plus « personnel » si l’on ose dire. À Amsterdam, après un discours sur l’obscène dans la littérature où elle dit, face à Paul West assis dans le public, tout le mal qu’elle pense de son roman, Les très riches heures du comte Von Stauffenberg, sur la tentative ratée de l’attentat contre Adolf Hitler où les tortures subies par les conspirateurs font l’objet de descriptions à son avis trop complaisantes dans l’horreur, son intervention terminée et en l’absence de réaction de l’auteur, elle est prise d’un malaise.

Elle court s’enfermer dans les toilettes et c’est à ce moment-là que lui revient le souvenir d’un viol qu’elle a subi des années plus tôt. Cette scène bouleversante, remarqublement interprétée, est un des temps fort du spectacle. On comprend que Warlikowski ait choisi du coup d’enchaîner sur une séquence plus allégorique avec un passage du Faust de Goethe où Elizabeth Costello signe un pacte avec Méphisto interprété par l’acteur qui joue Paul West. À partir de là le spectacle prend un tour encore plus étrange où le réalisme de certaines scènes baigne dans une atmosphère de rêve. D’un repas d’anniversaire ou Elizabeth Costello tente de se rajeunir face aux moqueries de ses enfants et petits enfants, on glisse sous le regard de la petite fille et du petit garçon, comme s’ils lisaient une histoire écrite par leur grand-mère, à une scène inspirée de L’homme ralenti. Une histoire pour adulte où l’on voit Paul Rayment, le héros, amputé d’une jambe du roman à la suite d’un accident de bicyclette, avoir une relation sexuelle après que ses yeux aient été couverts d’un emplâtre d’eau et de farine afin qu’il ne voie pas avec une femme aveugle. Celle qui a organisé cette curieuse rencontre n’est autre qu’Elizabeth Costello débarquée sans prévenir chez Paul Rayment en lui expliquant : « Vous m’êtes venu à l’esprit ».

À ce moment-là dans une atmosphère à la fois émouvante et sinistre, l’écrivaine assume complètement son rôle de manipulatrice et Coetzee sa quasi-identification avec elle. Le spectacle prend alors un ton de plus en plus métaphysique. L’évocation par Elizabeth Costello de sa mort prochaine se doublant de l’utopie de faire construire au centre des villes des abattoirs de verre où chacun verrait le sort que nous infligeons quotidiennement aux animaux. Avec des mots très simples, elle décrit le destin de poussins entraînés malgré eux sur un tapis roulant sans savoir l’avenir qui les attends. « Ces êtres négligés à qui personne ne prête attention, c’est pour eux que j’écris », explique-t-elle dans un dialogue par écrans interposés via Zoom à son fils. Cela avant de marcher elle-même vers la mort, comme vers une expérience qui l’intrigue au plus haut point. Car comme dans la nouvelle de Kafka Devant la porte, elle brûle de savoir ce qu’il y a de l’autre côté. Avec ce spectacle finement construit, inspiré, exigeant et remarquablement interpété de bout en bout, Krzysztof Warlikowski signe une de ses plus belles réussites.

Fire of Emotions– Niagara 3000, de et par Pamina de Coulon.

Soliloquio, de et par Tiziano Cruz.

Historia d’un senglar (o alguna cosa de Ricard), de Gabriel Calderon, avec Joan Carreras.

Elizabeth Costello, d’après John Maxwell Coetzee, mise en scène et adaptation Krzysztof Warlikowski.


Hugues Le Tanneur

Journaliste

Mots-clés

Festival d'Avigon