Qui a peur de la théorie littéraire ? – sur L’ordinaire de la littérature de Florent Coste
Ce début d’année 2024 a vu paraître un ensemble sans précédent d’ouvrages[1], proposant une variété d’approches et de méthodes visant à raviver le lien, ou à démystifier l’association souvent faussement établie entre « littérature » et « politique ». Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une coïncidence éditoriale, mais d’une riposte à un usage aberrant du terme « politique » dans le monde des lettres, et d’une lutte contre les nouvelles formes d’hégémonie et d’oligarchie néolibérale qui caractérisent notre présent immédiat.
Au sein de ces bouleversements, Florent Coste, médiéviste de formation, s’interroge dans L’ordinaire de la littérature, sur ce que « peut (encore) la théorie littéraire » à l’ère néolibérale. Sous la forme de quatre enquêtes, Coste débusque non seulement les apories de la théorie littéraire dans l’enclos libéral, examine la duplicité du concept d’« autonomie » de la littérature, les dangers du fétichisme littéraire et la place qu’entretient la littérature dans la division du travail linguistique.
Cet essai (ou manifeste), à l’écart de toute abstention politique, fournit aux lecteurs un ensemble de concepts opératoires qui rendent saillantes les logiques invisibilisées, routinisées ou neutralisées du champ littéraire contemporain, révélant du même coup le pouvoir subversif, politique et pragmatiste de l’ordinaire.
Selon une certaine doxa, la théorie littéraire serait « en état de mort cérébrale » : elle aurait connu son âge d’or dans les années 60 mais n’aurait aujourd’hui plus aucun attrait car jugée trop difficile, abstraite, jargonneuse, voire « terroriste ». Il faut dire que la théorie fait peur c’est vrai, et surtout à nos politiques, qui n’hésitent pas tantôt à dénoncer ses dangers et ses dérives (voir le « colloque » organisé à la Sorbonne en 2022 et adoubé par Jean-Michel Blanquer), tantôt à « fournir le vaccin » au virus de la French Theory.
Ce récit de la « fin », bien documenté par la critique littéraire et les cultural studies[2], fait écho au récit de la fin des idéologies et de la fin de l’histoire, de l’affaissement, du grand renoncement et de la liquidation des valeurs qui caractérise le zeitgeist des années 80. S’il est vrai que ce récit a fini par coloniser nos imaginaires, on ignore cependant comment il a également engendré un virage réactionnaire, voire néolibéral, dans le domaine de la théorie littéraire. Cela peut évidemment surprendre : comment la théorie littéraire, caractérisée par l’esprit de méthode analytique, la distance, le refus de tout utilitarisme marchand, et une volonté de « briser les codes » pour rendre visibles les mécanismes idéologiques qui sous-tendent les productions culturelles, peut-elle se plier à cette logique, et surtout à qui profiterait-elle ? Ce passage se fait quand la théorie perd toute valeur d’usage, toute force de subversion, se dépolitise, se bachote pour n’être réduite qu’à un corpus de croyances et de doctrines qui célèbrent la beauté du style, le sacre de l’écrivain, la singularité, et autres fétiches.
Florent Coste voit en Antoine Compagnon le chantre de cet humanisme dépolitisé (par son rejet du marxisme, des apports du féminisme, des études de genre et des théories post-coloniales dont on observe aujourd’hui « le retour du refoulé ») qui prône le retour du sens commun, l’éthique, le retour du sujet (retour de l’individu et de la subjectivité en tant qu’élément d’analyse), et entretient un certain scepticisme, voire cynisme envers la théorie. À aucun moment Florent Coste ne suggère que la théorie n’a plus cours – il fait de nombreuses références aux travaux importants d’Yves Citton,Hélène Merlin-Kajman, Lionel Ruffel, Luc Boltanski et d’autres – mais observe la permanence d’un certain sensus communis, de certaines croyances et méthodes issues du structuralisme et du post-romantisme. Si les questions du sujet, du sens commun, du style etc. sont toujours usitées par l’institution universitaire et la critique, et peuvent s’avérer opératoires, elles ont ce défaut qu’elles établissent parfois une division entre expérience esthétique et expérience ordinaire. Pire encore, la théorie littéraire, même quand elle veut justifier de sa pertinence sociale, sait très bien parler la langue du néolibéralisme (combien d’écrits sur le « care » ou la « résilience » en littérature ?), réparer les injustices par son souci de transparence (« le retour du référent ») et ce à haute dose homéopathique (voir, p. 115-124).
Coste offre plus des questions que des solutions, des pistes que des conclusions, des usages que de nouvelles catégories.
Quel usage politique (non risible) de la littérature, de la théorie littéraire ou de la littérarité sont alors possibles à l’ère du néolibéralisme ? Plutôt que d’adopter la posture de surplomb qui caractérise souvent l’épistémologie des études littéraires, Coste propose une politique de la littérature qui ne se fonde ni sur une opposition entre des régimes de littérarité ou une dissolution des hiérarchies (Rancière), mais sur les acteurs sociaux, « à la hauteur de celles et de ceux qui écrivent, éditent, fabriquent, lisent, critiquent la littérature ». Ainsi il ne s’agit pas d’écrire « sur » la littérature, mais « dans » ou « avec » ceux qui font qu’elles existent.
Cette approche « prospective et exploratoire » (le deuxième terme est ici crucial et fait référence à un autre ouvrage important de Coste paru en 2017[3]) lui permet d’éviter les dangers de toute fossilisation du sens ou positivisme et d’affirmer une approche pragmatiste, expérimentale qui cherche à la fois à restituer ce qui fonde une communauté à une époque de polarisation, et à fournir des instruments de lutte. L’approche de Coste est en ce sens réflexive : en bon pragmatiste, il travaille par le biais de la description de situations, d’observations ou d’anecdotes pour ensuite élucider les nœuds ou contradictions auxquelles la littérature contemporaine se confronte : il part donc d’abord des objets plutôt que de catégories ou des discours extérieurs pour ensuite en évaluer les conséquences. D’ailleurs, il propose plus des questions que des solutions, des pistes que des conclusions, des usages que de nouvelles catégories.
Il s’agirait donc de développer une théorie littéraire qui serait « interventionniste », « transformatrice » et qui mettrait fin à la logique de « l’art pour l’art ». Quatre principes fondamentaux sont alors nécessaires : « Une instance de vigilance métacritique » (questionner les représentations et les jeux de langage de la littérature), « une théorie d’explication ou d’élucidation » (révéler les présupposés, impensés ou problèmes qui traversent le champ littéraire), « une théorie comme instance de négociation » (actualiser le statut d’un texte en prenant compte de la réception, des publics et de ses problèmes), et enfin une « théorie d’exploration et de reconnaissance » (comment la théorie redistribue notre attention).
Ces principes sont ensuite illustrés, exemplifiés voire « testés » dans divers chapitres qui explorent de manière oblique certains objets qui travaillent habituellement la théorie littéraire (le statut du livre, l’auctorialité, la langue, la performance etc). Mais plutôt que traiter ces catégories comme des absolus ou de les fétichiser, l’enjeu est alors de partir des œuvres littéraires pour montrer comment celles-ci les mettent en branle, opèrent une brèche au sein des écosystèmes ou des logiques du marché, permettant alors de rendre saillants les tensions ou paradoxes de l’institution littéraire à l’ère du néolibéralisme.
Le corpus auquel se confronte Coste est celui de pratiques d’écritures dites « expérimentales » et qui comprend, entre autres, Nathalie Quintane, Sandra Lucbert, Christophe Hanna, Michèle Métail, Franck Leibovici ou encore Jacques-Henri Michot. Cette littérature transgénique ou « adisciplinaire », on le sait, occupe non seulement une place relativement minoritaire au sein de « l’Institution littéraire », et travaille à partir de dispositifs critiques (enquête, entretiens), métatechniques (montage, remédiation de matériaux, republication de documents) en adoptant parfois un régime allographique (le livre n’est pas le seul objet activable mais peut se démultiplier en dehors du livre, en performance par exemple). Mais alors que la critique littéraire a souvent examiné ces objets en relation à la tradition littéraire du montage, la théorie des médias, ou a exploré comment ces derniers remettaient en cause nos critères de reconnaissance de la littérarité, Coste cherche plutôt à examiner les outils critiques qu’ils proposent et les formes de savoir qu’ils génèrent. Ces objets lui permettent par exemple d’examiner les circonstances de l’écriture, ses conditions matérielles et sociales que tendent à dissimuler les paradigmes de « l’écriture intransitive » et du « retour du référent ».
Il montre aussi comment la « littérature exposée » (Ruffel, Rosenthal) ne peut être réduite à une simple expérimentation multimédiale ou divertissante : certes, elle constitue une réaction critique à la triade « auteur, public, éditeur » et chamboule les écosystèmes institutionnels, mais elle confronte aussi les acteurs du monde de la littérature à une nouvelle forme de domestication et au risque du devenir entrepreneurial de la littérature. Le mythe de l’autonomie est aussi examiné dans divers chapitres et permet d’explorer comment certaines œuvres, qui travaillent à partir d’enquêtes ou de documents cherchent à faire surgir par le biais de remédiations ou d’entretiens (comme par exemple dans Argent de Christophe Hanna) les collectifs ou populations invisibilisés par la logique du fétichisme littéraire et le mythe du grand écrivain national[4]. C’est ainsi non seulement une vision du travail littéraire qui est en jeu mais une nouvelle économie du savoir et de la production.
L’auteur propose une sorte d’anthropologie pragmatique de la littérature, connectée aux acteurs sociaux et au fonctionnement des institutions.
Par les techniques d’écriture et les approches que développe cette littérature, Coste montre très bien comment une partition entre écriture littéraire et ordinaire est en soi peu pertinente et comment le développement d’écritures « grises » (comme dans « les documents poétiques » de Franck Leibovici) est amené à devenir essentiel dans la formation de problèmes publics (John Dewey).
En étudiant les gestes, dispositifs, ou opérations d’écriture qui s’inventent au sein de la littérature contemporaine, Coste montre comment ceux-ci sont porteurs d’un savoir, d’un potentiel d’agentivité et surtout d’une réflexivité critique. Il s’agit en somme de penser un certain « usage » de la théorie littéraire au sens où Rita Felski dans Uses of Literature[5] en 2008, se proposait de développer une théorie « ordinaire » de la littérature. Mais là où la chercheuse américaine opérait une transition entre l’herméneutique du soupçon (qui avait fait la fortune du New Criticism) et la phénoménologie des affects, explorant ainsi les expériences de chocs ou de reconnaissance au cœur de l’expérience esthétique, Coste, lui, propose une sorte d’anthropologie pragmatique de la littérature, connectée aux acteurs sociaux et au fonctionnement des institutions.
En mettant l’ordinaire au centre de son approche, c’est-à-dire ce qui est universel et partageable, à défaut du quotidien (répétitif, et individuel), il s’agit de fonder une théorie littéraire qui fonderait un « commun » dans un contexte de polarisation, de divisions et de conflits. Ainsi, Coste préfère l’esthétique (située dans l’expérience ordinaire) à l’esthétisation, l’expérimentation à l’ontologie, la continuation entre vie et art plutôt qu’une séparation, la subversion à la vampirisation. De manière remarquable, Coste montre aussi que les outils de la philosophie pragmatiste ne sont pas incompatibles, comme on veut parfois le croire, avec la pensée dite « continentale » et d’une manière significative, son ouvrage permet aussi une nouvelle saisie critique de ces objets.
Certes, comme l’écrit Coste, il y a « encore du pain sur la planche » (p.162) et de nombreuses autres perspectives auraient pu être explorées telles que la réception française (c’est-à-dire la transformation ou reconfiguration) du pragmatisme américain ; le statut de la traduction de la théorie littéraire américaine (auquel de rares maisons d’édition française s’attèlent et qui constitue un outil précieux pour refonder la théorie littéraire) ; l’importance grandissante désormais de la « recherche-création » dans le milieu universitaire, mais aussi et surtout dans les écoles d’art ; la possibilité de développer de nouveaux formats d’écritures théoriques en dehors de la logique capitaliste universitaire du « publish or perish » ; ou encore la frontière trouble entre écriture poétique et écriture critique chez certains auteurs contemporains. Les pratiques littéraires contemporaines ne font pas l’impasse sur ces questions, auxquelles L’ordinaire de la littérature contribue de manière significative.
Florent Coste, L’ordinaire de la littérature, La fabrique, 5 avril 2024.
Cet article a été publié pour la première fois le 17 mai 2024 dans le quotidien AOC.