Cinéma

Regarder la mort fixement – sur À son image de Thierry de Peretti

Critique

Que capture la photo du réel, se demandait le roman de Jérôme Ferrari ? Le quatrième film de Thierry de Peretti, dont il est l’adaptation, est l’histoire du deuil d’une jeunesse envolée. Photographe, Antonia, qui voulait couvrir la guerre en Yougoslavie, sera malgré elle la reporter de sa Corse natale. À son image révèle la dimension mortifère de ces années de militantisme annoncée par la disparition tragique et inaugurale de leur chroniqueuse.

Une certaine grâce hitchcockienne imprègne le premier plan de À son image, le quatrième long métrage de Thierry de Peretti. Une jeune femme, de dos, debout entre les portes ouvertes d’une baie vitrée, dévoile sa chevelure blonde. Depuis sa chambre d’hôtel, Antonia se dispute au téléphone avec sa mère qui lui reproche de ne pas rentrer suffisamment tôt pour assister comme prévu à un événement familial dans son village corse.

publicité

Prenant la route ivre et épuisée le lendemain matin, elle s’endort au volant et précipite mortellement, dès les premières images, sa voiture dans un précipice. Le récit qui suit sera donc celui d’un fantôme, d’un corps déjà mort dont l’image continue pourtant de palpiter devant nos yeux.

Récit qui rassemble une époque en des flash-backs épars, cette adaptation du roman éponyme de Jérôme Ferrari est l’histoire d’un deuil, celui d’une jeunesse envolée, celui d’une lutte perdue. Dans Une vie violente, Thierry de Peretti filmait le combat politique en Corse dans les années 1990 essentiellement par des joutes oratoires masculines. Dans sa dernière scène, les mères des activistes, reléguées jusque-là dans le hors-champ, donnaient, le temps d’un déjeuner dans un jardin, leur avis sur ces questions politiques dont elles étaient les victimes collatérales. À son image, à sa manière, poursuit cette scène en adoptant un point de vue féminin sur cette affaire d’hommes que sont l’indépendantisme corse dans les années 1980 et les débuts du FLNC. Ce décadrage du regard ouvre l’espace à une pensée critique sur l’archéologie de cette histoire politique que la mort inaugurale voile d’une teinte funeste.

Photographe, Antonia sera donc la reporter qui nous livre la chronique de la Corse qu’elle habite depuis l’enfance à partir d’une posture intermédiaire, identique à celle qu’elle occupe dans le plan d’ouverture : à bonne distance de l’objectif, entre sa chambre et la terrasse. Ni dedans, ni dehors, ce sera aussi la position d’Antonia face aux actions violentes de ses amis de toujours.

Thierry de Peretti aurait pu baptiser son film du même titre que son premier court métrage, Le Jour de ma mort, échappée funèbre impromptue, tant il y est question de reconstituer l’instantané de l’esprit d’une époque à partir de ses fragments déchirés. La question de la représentation de la Corse est centrale dans le travail de Peretti depuis ses premiers films, dont la presse a aimé, à l’époque des Apaches (2013), répéter combien ils représentaient la Corse autrement que comme une carte postale. Cette île idyllique des plages estivales, elle s’offre au spectateur le temps d’une courte scène, celle d’une pantomime ridicule de séance de photo de mariage, activité que s’est choisie Antonia après des années de frustration à la rédaction de Corse Matin et quelques semaines de reportage à Vukovar en plein siège yougoslave. La question du regard est aussi au cœur des deux romances que vit la jeune femme. Adolescente, elle aimera contempler et photographier Pascal, partisan convaincu de la lutte nationaliste. Ayant renoncé à cet homme sans cesse renvoyé aux murs de sa prison, elle choisit pour lui succéder, trahison suprême, son fidèle lieutenant, Simon, qui lui l’admire pour son indépendance.

Grand-peur et misère du FLNC

« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement » : la maxime de La Rochefoucauld semble planer au-dessus du destin d’Antonia et de ses comparses. Que capture la photo du réel, se demandait déjà le roman de Jérôme Ferrari ? Le film, d’une certaine manière, travaille ce motif à rebours de son personnage : alors qu’Antonia répugne à son emploi photographique vernaculaire dont elle méprise l’usage illustratif, elle se fantasme en reporter de guerre et s’embarque seule pour documenter le siège de Vukovar. Sclérosée dans l’entre-soi corse qu’elle côtoie depuis sa naissance, Antonia veut couvrir ce qu’est « la guerre de haute intensité en Europe » et regarder la mort fixement. Mais le récit est plus retors qu’il n’y paraît. S’il semble épouser le regard et l’apprentissage de la photographe dont il suit les pas avec application, il prend, en off, la voix d’un narrateur masculin dont on reconnaîtra tardivement qu’elle est celle du discret Simon. Ce récit rétrospectif et analytique insiste sur le fait que sa protagoniste fait sans doute erreur sur la nature de son travail. Dans ses photographies « sans événements » prises à la chaîne dans des manifestations locales sans envergure, elle a à son corps défendant documenté des visages, des attitudes, des fraternités qui constituent un de ces portraits de famille dont la fascination l’a poussée vers l’argentique. Elle qui ne voit dans la conférence de presse encagoulée du FLNC qu’une mise en scène fantoche pas plus crédible que les poses romantiques qu’elle fera prendre à ses mariés plus tard, ne cesse de se poser la question de la bonne image et de la bonne distance.

Ce que le film produit va souvent à l’encontre de ce que pense son personnage. Il passe vite sur les actions violentes : la séquestration de continentaux installés sur l’île ou sur la prise d’otages de Bastelica ou le double homicide de la prison d’Ajaccio sont présentés en images fixes et parcellaires. Mais s’attarde au contraire sur la petite cuisine de la lutte : Antonia, en bonne petite épouse, qui prépare le café pour les camarades qui débarquent en pleine nuit pour chercher Pascal, les discussion entre copines dont les amoureux sont tous engagés dans le mouvement, les concerts… Alors qu’Antonia voudrait capturer la violence en son épicentre européen, le film en cherche l’étincelle fondatrice dans le quotidien local et sans histoires des militants corses et de leurs proches. L’incursion dans Vukovar remplie de journalistes internationaux qui couvrent un conflit dont les conséquences vont bouleverser l’équilibre européen, met en lumière la nature centripète de la lutte intestine corse : les actions du FLNC  n’intéressent guère les médias et ses membres en viennent à se tuer entre eux.

Dans cette vingtaine d’années que traverse le récit de formation d’Antonia, le film file à toute vitesse, emboîtant le pas à son héroïne pressée. Peretti réussit à restituer fidèlement l’esprit du roman de Jérôme Ferrari tout en tranchant pourtant à vif dans sa matière. En balayant à toute vitesse vingt années de militantisme, il en révèle la dimension tristement mortifère, annoncée par la disparition tragique et inaugurale de sa principale chroniqueuse.

Documenter l’invisible

Derrière l’ampleur romanesque de la fresque, Peretti ne renonce pas à la manie documentaire qui a toujours été la sienne. En étant toujours à distance ou  après l’action, À son image fait état d’un drôle de palimpseste. En faisant le choix de garder la même bande d’acteurs dans leur jeunesse puis plus mûrs, Peretti laisse apparaître sans cesse les comédiens sous leur personnage. Ce qui est plus intéressant que de faire croire au spectateur qu’il revit les années 1980, c’est de donner toujours à voir cet effet de décollage de l’un à l’autre. En découvrant le film à la Quinzaine des cinéastes au mois de mai, on était frappé par la concordance des temps qui donnait à entendre Salut à toi, l’hymne internationaliste des Béruriers noirs, alors que leur refrain anti-raciste retrouvait, comme un vilain bégaiement de l’histoire, sa place sur le pavé des villes française arpentée par de très jeunes manifestants avant les élections européennes et législatives puis dans leur entre-deux tours. Qu’est ce qui, de l’histoire des années 1980, nous regarde toujours aujourd’hui ?

Peretti répond à cette question par un esprit documentaire quasi maniaque. Il tourne dans des lieux qu’il connaît si intimement qu’il peut anticiper quelle variation de lumière va nimber le corps de ses interprètes selon l’heure de la journée. L’ontologique de l’image photographique, comme dirait André Bazin, est partout dans À son image, portée par le travail de composition des plans et l’éclairage de la cheffe opératrice Josée Deshaies. Si Peretti fait confiance au spectateur pour croire à la plongée dans la reconstitution historique sans grimer ou perruquer ses comédiens pour les faire vieillir artificiellement, il ne néglige pas de rendre sensible le passage du temps par la météo dans un conte de quatre saisons dont on retient les ciels d’hiver chargés autant que le soleil éclatant des premières scènes. Dans les plans larges qu’il affectionne, l’émotion passe davantage par la lumière que par les visages, trop lointains pour que leurs expressions nous parviennent. On reconnaît là le tropisme du cinéaste pour le cinéma asiatique, lui qui a montré à son équipe des séquences de Hou Hsiao-hsien en guise de mise en condition et qui, dans un entretien qu’il nous avait accordé avant le début du tournage, plaisantait ainsi : « Les meilleurs films sur la Corse ont été réalisés à Taïwan » (« J’ai besoin de connaître mes personnages » paru dans AOC le 14 octobre 2023) de ce quatrième long métrage.

« Il faudrait les aimer malgré la noirceur de leurs âmes. Je n’y arrive plus », confesse l’oncle d’Antonia, à son directeur de conscience. Abattu par l’enterrement de sa nièce, le prêtre de la paroisse du village, interprété par le cinéaste lui-même, déporte encore le point de vue du récit sur les membres du FLNC. Le noir des âmes fait écho à celui de l’image. Après son coup de fil à sa mère, Antonia déclenche le rideau électrique qui se ferme comme l’obturateur d’un appareil, plongeant sa chambre et l’image dans le noir. Ce carton noir suivi d’un grand soleil saisit le contraste incessant entre une jeunesse radieuse et son destin tragique.

À son image, de Thierry de Peretti, en salles le 4 septembre.


Rayonnages

CultureCinéma