Quand l’art questionne le territoire – sur « Manifesta 15, Barcelona Metropolitana 2024 »
Difficile aujourd’hui d’imaginer le monde de l’art contemporain sans les grandes manifestations que constituent les biennales. Si l’art contemporain, tel que l’entendent désormais les professionnels de l’art, remonte au début des années 1970, les biennales sont bien antérieures.
La première d’entre elles a vu le jour à Venise dès 1895. La seconde plus ancienne, qui allait devenir la plus importante de l’hémisphère Sud, est celle de Sao Paulo, qui remonte, pour sa part à 1951. La seule « biennale » (malgré le terme qui suggère un espacement de deux années entre les éditions successives, celle-ci est organisée en réalité tous les cinq ans) qui rivalise aujourd’hui, en termes de prestige avec celle de Venise, est la Documenta de Cassel, créée en 1955. Dans l’Allemagne de l’après-guerre, il fallait permettre au pays de retrouver une place sur la scène artistique internationale.
Il est fréquent de confondre les biennales avec d’autres manifestations récurrentes qui structurent elles aussi le monde de l’art : les foires. En réalité, ces grands évènements s’opposent sur bien des points. Les foires sont annuelles, leur finalité est clairement marchande, ce sont des galeries – et non des artistes – qui sont sélectionnées, et ces manifestations durent moins d’une semaine. Pour leur part, les biennales sont des expositions non marchandes et, surtout pour les plus renommées d’entre elles, elles s’étirent sur plusieurs mois.
Les biennales constituent désormais des enjeux pour les pays qui entendent tenir une place sur la scène internationale de l’art. Si elles ont éclos à l’échelle de la planète en gagnant des espaces qui auraient longtemps semblé impensables, les manifestations les plus marquantes continuent de se concentrer dans le monde occidental ou, plus précisément encore, dans quelques pays seulement au sein de celui-ci. L’ancrage territorial apparaît déterminant. Dans le monde de l’art contemporain, quand on va à Venise au mois d’avril une année de biennale, chacun comprend qu’on se rend au vernissage de la manifestation ! La ville peut bien regorger de merveilles artistiques, la biennale concentre toutes les attentions lorsque débute cet événement.
Par-delà l’exposition d’art contemporain, Manifesta entend produire du changement social, notamment redéfinir l’espace urbain ou régional et les rapports entre les habitants
L’ensemble des biennales forme proprement système. Certaines années apparaissent ainsi particulièrement chargées. Tel est le cas lorsque coïncident la biennale de Venise et la Documenta de Cassel et, davantage encore lorsqu’à leur organisation s’ajoute exceptionnellement la biennale spécialisée en sculpture Skulptur Projekte Münster qui – fait unique – a lieu tous les dix ans ! En 2024, dans leur environnement immédiat ou proche, les amateurs d’art français pourront visiter au même moment, de la seconde quinzaine de septembre à la fin du mois de novembre, la prestigieuse biennale de Venise (qui se tient cette année du 20 avril au 24 novembre), la biennale de Lyon (du 21 septembre au 5 janvier 2025) et… Manifesta (du 8 septembre au 24 novembre) dont ce sera la 15e édition.
Dans le monde des biennales, Manifesta, qui a été créée au début des années 1990, occupe une place à part, tant du fait du modèle qui la sous-tend que par sa nature itinérante tout à fait exceptionnelle. Tous les deux ans, une nouvelle ville, métropole ou région accueille la manifestation. Leur unique point commun est de se situer en Europe.
Ce sont les villes qui sollicitent la Fondation qui organise les différentes éditions de Manifesta. Celle-ci leur demande d’expliquer ce que la biennale est censée apporter. Car, par-delà l’exposition d’art contemporain, Manifesta entend produire du changement social, notamment redéfinir l’espace urbain ou régional et les rapports entre les habitants. À cela s’ajoute désormais la volonté de réduire l’empreinte carbone de l’événement. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’édition actuelle soit particulièrement guidée par la thématique du changement climatique. La manifestation présente 92 artistes et, fait notable, de toutes les éditions de Manifesta, elle affiche la plus forte proportion d’artistes issus du pays mais aussi de la ville et de la région. On peut évidemment y voir un souhait de réduire l’empreinte carbone de l’événement mais aussi, nous y reviendrons, un parti-pris de « catalanité ».
En 1996, la première édition de Manifesta s’est tenue aux Pays-Bas, à Rotterdam. C’est, encore aujourd’hui dans ce pays, à Amsterdam, qu’est basée la structure organisatrice de la manifestation nomade. Les éditions successives dessinent une géographie singulière de l’Europe mais reflètent également son histoire. À Rotterdam ont ainsi succédé Luxembourg, Lubjana, Francfort-sur-le-Main, Saint-Sébastien (en Espagne), Nicosie (l’édition fut en fait annulée), le Trentin-Haut-Adige (en Italie), Murcie (en Espagne), la province de Limbourg (en Belgique), Saint-Pétersbourg, Zurich, Palerme, Marseille puis, pour la précédente édition, Prishtina (au Kosovo).
Le choix des lieux d’accueil répond à de savants équilibres. Ainsi, la manifestation tenue à Saint-Pétersbourg en 2014 avait suscité des critiques acerbes, le choix d’un pays au régime déjà bien connu pour la faible part des valeurs démocratiques et pour le poids de la censure n’avait pas manqué d’être questionné. Pour l’édition suivante, Zurich, située au cœur d’un pays au régime et aux principes politiques inattaquables, constituait un choix de rééquilibrage très bien venu. Bien des amateurs d’art, même français, ont oublié que la 13e édition de Manifesta s’est tenue à Marseille (la seule édition française de l’histoire de l’événement). En effet, ce fut, hélas en pleine année 2020, durant laquelle le continent européen – et la France en particulier – furent durement frappés par la pandémie de Covid. La manifestation destinée à attirer les foules d’amateurs d’art ne pouvait pas manquer d’en être durement affectée.
Inutile de préciser que, selon les éditions, les différents sites retenus sont susceptibles de drainer des nombres de visiteurs fortement contrastés. Après Prishtina, petite capitale du Kosovo, guère représenté sur la scène internationale de l’art contemporain, le retour en Europe occidentale s’est accompagné, avec Barcelone, du choix d’une des cités les plus dynamiques du continent, qui constitue même l’une des capitales du tourisme mondial. La cité comtale offre une infrastructure hôtelière et une desserte par les grands moyens de transports exceptionnelles, particulièrement pour une ville qui n’est même pas capitale politique de son pays.
Une ville ? Pas vraiment, car, il convient de le souligner, cette 15e édition de Manifesta n’est pas consacrée à la ville de Barcelone, mais proprement à sa métropole. C’est ainsi que la manifestation se trouve éclatée entre pas moins de seize sites, dont un seul et unique, l’ancienne imprimerie Gustavo Gili, se situe dans les limites territoriales de la ville. De surcroît, et contrairement à ce que l’on aurait pu escompter, ce bâtiment n’est nullement central dans la programmation. Il ne présente guère que des archives, au contenu très politique.
En ce qui concerne les œuvres d’art proprement dites, le territoire est fragmenté entre trois « clusters » qui regroupent les quinze autres sites. Au sud de Barcelone, les banlieues populaires logeant le fleuve Llobregat et les abords immédiats de l’aéroport El Prat constituent un premier pôle organisé autour de la notion de conflits. Le long de la côte nord, au-delà du fleuve Besos qui, tout comme le Llobregat, au sud, enserrait traditionnellement Barcelone avant que l’agglomération ne s’étende avec ses banlieues, ce sont essentiellement les villes populaires de Sant Adria de Besos et de Badalona qui accueillent la manifestation. Encore plus au nord, la ville balnéaire de Mataro vient compléter cet espace. Toutefois, la biennale est ici accueillie non pas sur ses longues plages de sable mais dans une ancienne prison. Ce « cluster » invite à « imaginer les futurs ».
Enfin, le troisième cluster consacré à la thématique du traitement et du soin est situé davantage à l’intérieur des terres. C’est qu’il existe, en Catalogne, une vraie valorisation, quelque peu nostalgique, des espaces plus éloignés de la côte méditerranéenne, conçus comme plus authentiquement catalans parce que moins gagnés (voire corrompus) par le tourisme et l’afflux de population venue du reste de l’Espagne. Cette troisième zone de la biennale est elle-même clairement scindée entre un pôle qui regroupe les trois petites villes de Sant Cugat del Vallès, Terrassa et Sabadell, d’une part, ainsi que la ville de Granollers, d’autre part. Contrairement aux autres villes où l’espace d’exposition est toujours unique (et, nous y reviendrons, accueille parfois une seule et unique œuvre), Granollers invite à découvrir quatre lieux différents.
À celles et ceux qui voudront découvrir le parti-pris géographique le plus fort des organisateurs, on recommandera donc de s’avancer dans (les bords) de l’intérieur de la Catalogne
Par-delà l’analyse de la rencontre avec les œuvres d’art que supposent toutes les biennales, la première lecture à laquelle peut donner lieu cette édition de Manifesta est géographique et politique. Si l’intitulé mis en avant est celui de « métropole de Barcelone », le cœur de la métropole occupe la portion congrue. Trop ouverte, trop internationale, trop touristique, trop ouverte, trop favorisée, la radieuse cité se voit préférer des banlieues moins prospères et une Catalogne (des bords) de l’intérieur jugée plus authentique. Avec cette lecture, on ne saurait s’étonner que le magnifique bâtiment du MACBA, le musée d’art contemporain de Barcelone, ne soit pas inclus dans la programmation de la manifestation. Si l’on ne peut que louer d’avoir voulu ouvrir l’espace métropolitain et régional, la portion congrue occupée in fine par la ville de Barcelone elle-même peut quelque peu laisser perplexe. La manifestation embrasse ici une métropole barcelonaise quasiment sans Barcelone, le nom de la ville ne constituant ici guère plus qu’un produit d’appel. Il s’agit clairement de dépasser celle-ci… au risque de la nier.
À celles et ceux qui voudront découvrir le parti-pris géographique le plus fort des organisateurs, on recommandera donc de s’avancer dans (les bords) de l’intérieur de la Catalogne. Le centre de ce pôle dévolu à la thématique « guérir et soigner » est la petite ville de Sant Cugat del Vallès, avec son magnifique monastère. Cet espace fait la part belle aux œuvres des artistes femmes, dont les plus connues sont Judy Chicago et Simone Fattal. Non loin de là, le centre d’art textile contemporain Grau-Garriga présente une seule œuvre de Nora Ancarola. Il mérite surtout la visite pour admirer les créations d’un des plus importants artistes textiles de la seconde moitié du XXe siècle, Josep Grau-Garriga n’ayant guère de rival dans l’approche matiériste des fibres.
La zone qui s’étend au sud de Barcelone entend « équilibrer les conflits ». Le cœur en est la villa Gomis, très vaste et superbe maison d’architecte de plain-pied, construite en 1957 à proximité immédiate du delta du fleuve Llobregat. Si la bâtisse a été érigée dans une zone qui était, à l’origine, humide, imposant sa marque sur le paysage après l’avoir transformé, elle est, depuis sa construction, toujours plus menacée par l’extension de l’aéroport d’El Prat qui dessert Barcelone. Ici, les œuvres sont notamment disposées dans le parc et dans la maison. Cet espace domestique se révèle très adapté à la présentation d’œuvres de petit et moyen formats, comme les clichés de la photographe et performeuse catalane Fina Miralles ou les dessins de la Suissesse Annette Barcelo. Ces travaux seraient forcément écrasés dans les espaces gigantesques qui accueillent bien souvent les biennales.
Deux autres villes accueillent chacune… une seule œuvre monumentale. À L’Hospitalet, la Can Trinxet offre l’immense espace d’une ancienne usine textile à une installation de l’artiste italo-sénégalaise Binta Diaw composée de cheveux artificiels tressés. L’œuvre, qui avait déjà été présentée à la biennale de Liverpool, a été adaptée au nouveau lieu pour réduire l’empreinte carbone en présentant de nouveau des œuvres parfois déjà créées pour d’autres manifestations plutôt que de systématiquement produire des œuvres originales. Il faut ensuite se rendre jusqu’à Cornella de Llobregat pour découvrir, là aussi, une seule œuvre, une immense installation de Katja Novitskova dans un hangar qui semble en voie d’être désaffecté.
Les déplacements entre ces trois sites conduisent immanquablement à s’interroger : le public va-t-il vraiment se déplacer d’un lieu à un autre, ne serait-ce déjà qu’au sein d’un même pôle, mais aussi et davantage encore entre les trois pôles de la métropole ? La distance entre El Prat de Llobregat et Mataro, ville la plus au nord du troisième « cluster » fait 40 km et relier les deux villes peut parfois nécessiter plus d’une heure en voiture. Autre site de la manifestation, la ville de Terrassa (dans le premier pôle) est située à… 46 km d’El Prat de Llobregat et à 52 km de Mataro. Il doit falloir effectuer pas moins de 200 km pour relier les différents sites de la biennale ! Et de tels déplacements imposés aux visiteurs sont-ils réellement compatibles avec l’objectif de réduction de l’empreinte carbone affiché par la biennale ?
Les Trois cheminées, ancienne centrale thermique, constitue le clou de la manifestation
Nous avons gardé ici le meilleur pour la fin et ce qui, inévitablement, marquera le plus les visiteurs et visiteuses de cette biennale. Le pôle « Imaginer des futurs » constitue le meilleur de la manifestation, celui que ne devront surtout par manquer les amateurs pressés. À Mataro, la prison construite en 1853, la première en Espagne conçue sur le modèle du panoptique, a été désaffectée dans les années 1950, avant d’être transformée en centre d’art contemporain voilà deux ans. Le Catalan Domènec présente un simple mur, qui coupe la cour de l’édifice en deux moitiés et dialogue avec l’architecture carcérale – et concentrationnaire, à laquelle il élargit le propos. Dans une salle, ancienne cellule, ouvrant sur la cour, une cimaise présente des plans d’édifices construits pour enfermer.
Plus avant, quatre œuvres vidéos (dont celles de Korakrit Arunanondchai et Maya Watanabe) produites en collaboration avec la Han Nefkens Foundation de Barcelone spécialisée dans la promotion de ce médium sont très bien présentées dans le cadre des anciennes cellules. Le rythme lent des vidéos convient parfaitement à cet espace au temps suspendu.
Pour sa part, Eva Fabregas, élevée à Barcelone mais désormais installée à Londres, intervient magistralement dans l’espace de l’ancienne prison. La jeune artiste compte parmi les plus en vue internationalement et l’on peut s’étonner qu’elle n’ait pas encore gagné les rangs d’une des meilleures « giga-galeries », toujours à l’affût des jeunes talents. En deux ans, elle a été exposée à la biennale de Lyon, à la Hamburger Banhof, à la Whitechapel Gallery et à la Hayward Gallery, à Manifesta, donc, et, en ce moment même, au MACBA de Barcelone qui lui consacre toute une salle envahie par une immense installation. Les œuvres de l’artiste, structures gonflables composées de textile et de latex, sont ici moins gourmandes et sexualisées que dans ses créations un peu plus anciennes. Loin de l’accumulation joyeuse que l’artiste présente au MACBA, les œuvres sont dispersées à travers tout l’espace sans contact possible les unes avec les autres. Les enfilades de boules que l’on rencontre successivement dans tout le bâtiment semblent chercher à s’en évader. Elles marquent une vraie évolution plastique dans le travail de la jeune artiste dont les sculptures auparavant parfaitement lisses sont désormais recouvertes de plis qui les font apparaître encore plus organiques en évoquant des replis de peau.
C’est toutefois les Trois cheminées, ancienne centrale thermique située à Sant Adria de Besos, au-delà du fleuve qui sépare cette banlieue de la ville de Barcelone, qui constitue le clou de la manifestation. Construite dans les années 1970, la centrale électrique alimentée au gaz et au pétrole, fournissait toute la métropole et polluait fortement les alentours du fleuve Besos, avant d’être abandonnée en 2011.
Une vingtaine de projets artistiques y sont présentés dans un espace absolument spectaculaire qui les met fortement en valeur. Cette sorte de cathédrale de béton impressionne. La 15e édition de Manifesta permet de découvrir ce site et ce bâtiment incroyable qui pourrait devenir un centre multimédia d’ici une dizaine d’années. Une intéressante salle documente les conflits éco-sociaux dans les zones sacrifiées, avec, ici, une activité très polluante délibérément installée à la périphérie de la grande ville. Plus largement, cette friche industrielle aux dimensions et à l’architecture saisissantes met en scène, de façon très théâtrale et terriblement efficace, les œuvres de grandes dimensions exposées mais aussi les vidéos.
Au dernier niveau, lui aussi de dimensions colossales, la poétique installation d’Asad Raza (né aux Etats-Unis, il vit à Berlin) marquera forcément : de longs voilages blancs sont bercés par le vent qui pénètre dans l’immense salle. À l’autre extrémité, un imposant néon blanc de Claire Fontaine rend hommage aux luttes que menèrent les femmes contre la pollution engendrée par la centrale thermique. Il rappelle par le texte reproduit que « When women strike, the world stops ».
Dans ce bâtiment, de nombreuses œuvres évoquent la réparation et la régénération, comme l’installation du Français Hugo Schiavi dont une précédente version avait été présentée à la biennale de Lyon en 2022. Signalons qu’un autre artiste français, Julian Charrière, est également représenté sur ce site avec une vidéo.
Bien que seulement seize œuvres, réparties sur trois niveaux (plus une mezzanine accueillant une seule œuvre), soient présentées dans l’espace intérieur de l’ancienne centrale et cinq en extérieur, on ne reste nullement sur sa faim tant la puissance du lieu contribue à alimenter et enrichir l’expérience. Sans, il faut le noter, écraser les œuvres pour autant.
Si tout le circuit proposé par la 15e édition de Manifesta n’apparaît pas indispensable, le pôle « Imaginer les futurs » est le plus réussi. Et la découverte de la centrale des Trois cheminées temporairement transformée en centre d’art marquera longtemps les esprits. Une réussite.
Manifesta 15, Barcelona Metropolitana 2024, du 8 septembre au 24 novembre 2024.