L’urgence et la patience – sur trois films de Frederick Wiseman
En 2013, Maurice Darmon notait en introduction de son indispensable monographie Frederick Wiseman. Chroniques américaines (Presses universitaires de Rennes) que l’auteur de Titicut Follies (1967) restait largement ignoré en France. Depuis, les marques de reconnaissance se sont multipliées.
Distribution systématique en salles (ce qui n’était pas le cas jusqu’à La Danse, en 2009, pour cette œuvre essentiellement produite dans le cadre de la télévision publique américaine), coffrets DVD, inscription de High School (1968) au programme du baccalauréat, couverture des Cahiers du cinéma, le réalisateur suscite une attention rarement accordée au champ documentaire, dont la place, sur les écrans comme dans les pages des revues non-spécialisées, demeure précaire.
Revenir aux prémices de cette vaste entreprise, peut-être davantage célébrée que connue, est toutefois loin d’être inutile. Wiseman, peintre des institutions américaines ? Law and Order (1969), Hospital (1970) et Juvenile Court (1973) ne démentiront pas la formule, aussi figée et partielle soit-elle. Mais à les (re)voir aujourd’hui, ces films frappent d’abord par leur rythme. Évidence arithmétique : les deux premiers sont d’une brièveté que le cinéaste, après Juvenile Court, ne retrouvera qu’à l’occasion de projets particuliers (La Dernière Lettre, en 2002, et Un couple, en 2022, basés sur des sources littéraires). Une heure et vingt-et-une minutes pour l’un, une heure et vingt-quatre minutes pour l’autre, une paille au regard de bien des productions ultérieures.
C’est que, dans les rues de Kansas City ou les couloirs du Metropolitan Hospital de New York, il y a urgence. S’occupant comme toujours de la prise de son, Wiseman se montre attentif aux communications radio grésillant dans les voitures de patrouille et aux appels des secrétaires résonnant dans les haut-parleurs. Il semble même y trouver un principe de montage, enchaînant les scènes lapidaires. Bruissement permanent de la ville ou de l’hôpital, laissant imaginer d’autres situations, en même temps que se découvrent les limites du tournage. Avec le chef opérateur William Brayne, Wiseman attrape au passage ce qu’il peut, et si bien des portes lui sont ouvertes, d’autres resteront fermées.
Le cinéaste est souvent revenu sur la genèse de Law and Order et le déplacement radical que la fréquentation quotidienne des agents aura induit par rapport à ses visées dénonciatrices initiales. Pas de discours surplombant, mais l’analyse par les moyens du montage d’une expérience nécessairement limitée, voilà à quoi s’emploie Wiseman avec de plus en plus de netteté. En l’occurrence, il lui aura tout de même manqué ce qui fera la force de bien des longs métrages suivants, à savoir un accès aux instances administratives, et plus largement à ces moments où l’institution, par la voix de ses représentants, pense ses moyens et ses fins.
La réflexivité n’est, certes, pas tout à fait absente. Lors d’un appel matinal, le devoir de traiter les citoyens avec courtoisie, sans familiarité ni grossièreté, est rappelé. Et trois discussions de voiture à voiture, dont l’enregistrement n’a pu être que prémédité, offrent un subterfuge pour entendre parler du métier. Il y est question de l’usage de la force, des médiocres salaires et de la justice des mineurs, qui relâche trop promptement les interpellés, rendant vaine voire dangereuse la tâche des policiers. Le film trame d’ailleurs une petite intrigue autour d’un jeune homme virulent qui menace de se venger. Quatre ans plus tard, Juvenile Court envisagera la question avec plus de complexité et d’empathie. Quant aux fonctions sociales de la police, elles seront remises en perspective dans High School II (1994), à travers les débats et mobilisations que provoque chez les lycéens la relaxe des policiers ayant tabassé Rodney King. L’enquête est, chez Wiseman, toujours à reprendre.
En attendant, le cinéaste fait place aux accès de brutalité aussi bien qu’aux gestes de secours et aux efforts de médiation. S’agirait-il de ménager la chèvre et le chou en contrebalançant l’arrestation brutale d’une prostituée, longuement étranglée plein cadre, par l’attention prêtée à une petite fille perdue ? Law and Order, à rebours de son titre martial emprunté à Richard Nixon, alors en campagne pour les présidentielles, dégonfle plutôt une certaine mythologie en s’attardant sur des interventions prosaïques.
Dans ces années de lutte pour les droits civiques, le film fait également affleurer la part d’équivoque à l’œuvre dans les rapports sociaux de race. Après avoir arrêté deux adolescents lors du braquage d’une boutique de vêtements, les policiers en embarquent ainsi un troisième, sans arme lui-même, mais qui a le malheur d’être, à l’instar des voleurs, noir. Ses protestations n’y feront rien, il est de fait suspect.
Axiome wisemanien : du réel, il ne faut pas se détourner.
Si la diatribe d’un homme blanc alcoolisé envers un policier noir, dans Welfare (1975), fait figure d’exception, le racisme systémique transparaît sous bien d’autres formes. À la fin de Juvenile Court, un avocat tente de rasséréner son client condamné à une peine minimale en rapportant le cas d’un adulte condamné à la chaise électrique pour un acte similaire – précisant que celui-ci était blanc, comme si cela aurait dû le protéger. Dans Canal Zone (1977), un discours vibrant des autorités blanches sur la sécurité est suivi d’une visite de la prison, où ne sont enfermées que des personnes racisées. Mais les ententes et les contacts tranquillement subversifs ne manquent pas non plus : l’auscultation par un gynécologue noir d’une patiente blanche, ce qui vaudra à Hospital une interdiction de diffusion dans plusieurs États du Sud ; ou, dans la série Blind and Deaf (1986) tournée en Alabama, les amitiés entre des enfants littéralement « aveugles à la couleur ».
Law and Order s’ouvrait à la ville, retrouvant, dans les plans nocturnes de néons bavant sous la pluie, l’esthétique des films noirs des années 1940. Avec Hospital, Wiseman revient à un lieu unique. Dans une certaine mesure, celui-ci fonctionne comme un carrefour entre d’autres institutions, notamment la police et les services sociaux. Des agents accompagnent malades ou blessés, constatant avec dépit qu’une personne riche n’aurait pas à être trimballée d’établissement en établissement, comme c’est le cas pour une vieille dame sans famille. Et l’un des médecins tente d’obtenir l’appui du centre d’aide sociale de Waverly, qui sera au centre de Welfare. Durant cette première décennie, l’enquête du cinéaste avance par recoupements et ricochets – avant quelques bifurcations, du côté des riches, des mondes de l’art ou de l’Europe.
High School inaugura une formule dont Wiseman deviendrait coutumier. L’immersion dans un lieu était précédée d’une série de plans, généralement fixes, dépeignant l’environnement. Hospital commence sans préambule dans une salle d’opération. Beauté et horreur de ces mains ouvrant un abdomen dans une lumière caravagienne. Au son, aucune voix, mais le martèlement d’une machine à respirer. Axiome wisemanien : du réel, il ne faut pas se détourner. C’est donc avec la même attention qu’il accorde à tout phénomène social et à toute pratique professionnelle que le cinéaste accueillera dans ce film et les suivants nombre d’actes chirurgicaux : dissection d’un ouistiti dans Primate (1974), examen de poumons humains dans Near Death (1989), autopsie d’un rhinocéros mort-né dans Zoo (1992), ablation de la queue d’un chien dans Monrovia, Indiana (2018)…
Filmée en plongée, la patiente est allongée bras en croix. Au moment de montrer le corps comme un sac d’organes, Wiseman suggère aussi une dimension autre – appelons-la sacrée. Consacrée à une messe, la dernière séquence s’attarde au contraire sur les détails les plus mondains, comme la quête, avant que le sermon ne soit étouffé par le bruit des voitures lors d’un ultime plan en extérieur. Cette dialectique du matériel et du spirituel augure moins d’un horizon religieux qu’elle ne manifeste un questionnement toujours repris sur la valeur et le sens de l’existence dans un monde où Dieu, s’il existe, demeure obstinément silencieux. Dans Law and Order, à propos d’un certain « Bagsby » retrouvé ivre sur un trottoir, une vieille dame se demandait déjà « pourquoi certains rest[ent] en vie », quand Monsieur Hirsch, dans le vertigineux monologue final de Welfare, déclarait : « Même s’il n’y a personne, personne dans ce vaste monde pour m’écouter, je continuerai à errer jusqu’à ce que vous soyez prêt à décider quelle est ma place. »
Non sans humour, Juvenile Court s’attardera sur le cas de Robert, un adolescent accro aux drogues visité par un duo d’évangélistes, eux-mêmes anciens consommateurs. Bientôt, tous trois prient Jésus-Christ, et le spectateur s’étonne – ou s’émerveille – d’une conversion si fulgurante. Il apparaît que le garçon envisage avec le même enthousiasme de rejoindre l’armée de l’air. Dieu a tout d’un substitut, véritable méthadone de l’âme. Bavards impénitents, les deux membres de « Teen Challenge » seront, lors de l’audience, interrompus par le juge, soucieux de rendre enfin la parole à l’inculpé. Celui-ci témoigne alors d’un sentiment de vide, partagé par bien d’autres prévenus. Le doux ennui qui pouvait affleurer des visages et des postures des adolescents de High School s’est mué en angoisse et en désarroi, et il aura fallu la patience du juge Kenneth A. Turner, et celle de Wiseman lui-même, pour en mesurer la profondeur.
« La loi, la procédure, et moi, je soigne comment ? », demandait un médecin de Hospital. La question ici semble s’inverser, pour ne plus manifester une contrainte mais une puissance : « Le soin, l’attention, et moi, je juge comment ? » À travers l’écoute scrupuleuse du personnel juridique, le cinéaste touche à la bonté qui, parfois, se loge au cœur de l’institution.