Les séquestrés de Téhéran – sur Les graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof
Jina Mahsa Amini. Il faut commencer par ce nom. Par ce prénom même, Jina, qui, parce qu’il est kurde, est proscrit par l’état-civil iranien. Mohammad Rasoulof est en prison en septembre 2022 lorsque Jina Mahsa Amini, étudiante kurde iranienne, est elle aussi arrêtée par la police des mœurs du régime pour « port de vêtements inappropriés ». Les témoins rapportent qu’après avoir répondu aux policiers, elle est violemment battue, frappée notamment à la tête, et emmenée.
Le même jour, elle est conduite dans le coma à l’hôpital, où elle décède. L’annonce de sa mort, la diffusion des vidéos clandestines de la scène d’arrestation, alors que les autorités déclinent toute responsabilité et étaient l’hypothèse d’une crise cardiaque et d’une ancienne maladie du cerveau, provoquent des manifestations pour dénoncer les violences policières, la répression généralisée, et l’ensemble du régime au cri de « à mort le dictateur ». Jusqu’à la fin du mois de septembre, des villes s’enflamment, la jeunesse se révolte, de jeunes femmes enlèvent leur hijab en public, le font tournoyer au-dessus de leurs têtes dévoilées et coupent leurs cheveux.
Les images de ce courage ont fait le tour du monde. Et si Mohammad Rasoulof ne les a pas véritablement vues au moment-même depuis sa prison, car j’imagine mal que les geôles iraniennes le permettent, mais qui sait, il dit en tout cas avoir suivi le soulèvement avec ses co-détenus et admiré l’héroïsme des jeunes femmes de son pays. C’est de la nécessité de soutenir ce mouvement, dont il est persuadé qu’il finira par vaincre, que le scénario des Graines du figuier sauvage a commencé à germer.
Intérieur/extérieur
La première graine, c’est donc ce dispositif qui consiste à vivre, voir, montrer les événements iraniens de septembre 2022 depuis le lieu de l’enfermement, extérieur de l’action, mais paradoxalement intérieur : une intimité domestique, celle de l’appartement d’Iman et Najmeh, sa femme, et de leurs deux filles, Rezvan, étudiante de vingt-et-un an, et sa sœur lycéenne, Sana. Très vite, la cellule (la langue ne fait jamais rien au hasard) familiale devient huis-clos, scène au sens dramatique du terme, la mère retenant à la maison ses filles pour les protéger des violences, seul le père faisant le va-et-vient entre son travail et son domicile.
Ce point de vue retranché a plusieurs effets décisifs. D’abord, les informations sur ce qui est en train de se produire dans le pays s’immiscent dans l’appartement par deux types de canaux : la mère regarde la télévision, les filles suivent les réseaux sociaux sur leurs portables. Cette double source permet d’ores et déjà une dénonciation, par la confrontation de la version officielle, différée, arrangée, des médias traditionnels, aux images de vérité que les jeunes diffusent en temps réel.
Vérité confirmée tragiquement par une autre intrusion, celle des faits. Rezvan ramène chez elle sa meilleure amie qui a reçu une charge de chevrotine dans le visage et implore sa mère de la soigner. Dans une scène mystique – plan fixe rapproché sur le visage de la jeune fille, chant de femme – Najmeh ôte une à une les balles de la chair meurtrie et de la beauté saccagée, avec une compassion qui laisse pressentir son itinéraire proprement politique, de la défense servile d’un régime susceptible de lui assurer confort matériel et réussite sociale (symbolisés par le lave-vaisselle qu’elle réclame à son époux au coucher, pour conserver ses mains et celles de ses filles intactes) à la conscience féministe face à la violence patriarcale.
L’objet du délit
Le deuxième effet du dispositif est la base du fonctionnement allégorique du film, que le titre signale. Mais l’allégorie est complexe et mouvante, aux reflets changeants, comme le moirage d’un tissu. L’allégorie est un procédé qui consiste à exprimer une idée, un message, sous une forme imagée, autre, décalée, cachée, en rapport avec le sens visé. Ici, le viatique est la fable de la famille, une famille somme toute comme les autres, même les plus occidentales, dans laquelle les adolescents se révoltent contre l’autorité parentale, introduisent à la maison les évolutions de la société, s’opposent à la résistance de leurs parents qui ne comprennent pas toujours les mœurs nouvelles. Les tensions qui germent et éclosent au sein de la famille d’Iman sont bien ici l’image de la crise qui a ébranlé la société iranienne en septembre 2022.
Un objet incarne et dramatise cette fonction, le pistolet que les nouvelles fonctions du père dans l’administration rendent nécessaire et qui constitue, lui aussi, un élément étranger introduit dans le foyer. L’intrigue se noue autour et à cause de cet emblème du pouvoir, celui du régime et celui des hommes. Un jour, au moment de partir au travail, Iman constate que l’arme a disparu et il apparaît qu’elle n’a pu qu’être dérobée, confisquée d’une certaine manière, par sa femme ou une de ses filles, ou les deux, les trois peut-être. Le symbole est clair : la fable familiale des Graines du figuier sauvage montre par cet événement narratif simple le transfert du pouvoir en Iran des vieux aux jeunes, des hommes aux femmes. Les filles ou la mère ont pris le pistolet du père au service du régime, comme les femmes iraniennes ont pris le pouvoir quelques jours de septembre 2022.
Mais le procédé n’a pour autant rien de facile, car cette arme de service n’est pas seulement le symbole du « pouvoir » iranien et masculin, il est aussi, et même plutôt, le symbole de ce que Hannah Arendt, en 1972, dans Du mensonge à la violence, identifie non comme le pouvoir mais comme précisément la violence, c’est-à-dire le pouvoir rendu illégitime par sa corruption, la déréliction du pouvoir, sa faiblesse et sa peur, qui le dénature et le change en violence. En effet, si un pistolet a été confié à Iman, c’est pour qu’il puisse assurer sa protection et celle de sa famille, qui doit d’ailleurs désormais garder le secret et être extrêmement vigilante, après sa promotion au poste de juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran. Or, pourquoi un juge aurait-il besoin de se protéger ?
Le film répond dans son premier volet à cette question, convoquant la valeur d’incorruptibilité à laquelle le réalisateur a consacré un de ses films précédents, Un homme intègre. Comme dans cette œuvre de 2017, c’est d’abord en professionnel consciencieux de la justice qu’est présenté Iman, refusant de signer une condamnation à mort sans avoir lu l’imposant dossier d’instruction, avant de céder à l’ordre du procureur, au chantage social, aux pressions de sa femme initialement séduite par ce chant de sirènes.
Voilà pourquoi le pistolet, garantie d’une sécurité, besoin de protection. Parce que la nouvelle fonction d’Iman consiste à signer les yeux fermés des condamnations à mort, arbitraires et iniques. Voilà pourquoi de fait le pistolet n’est pas seulement le symbole facile-phallique de la dictature et du patriarcat. Il est celui de l’injustice, de l’illégitimité du pouvoir, de la violence qui en naît. Il est le signe, l’annonce, que ce pouvoir est fragile, pourri, périssable, et, dans l’espoir de la révolte, un jour caduc.
Le mal n’est pas banal
C’est aussi cette vérité du symbole du pistolet qui est à l’origine de la virtuosité du dispositif allégorique. En effet, si dans une première lecture la fable domestique est l’image de la désagrégation, certes éphémère mais néanmoins effective, du régime iranien, le drame qui prend place dans le microcosme familial est engendré par ce régime et son pourrissement programmé. L’allégeance d’Iman à l’institution policière et judiciaire corrompue de son pays le condamne aux remords, à la dépression.
Rien ne peut le laver de la faute morale que constitue sa participation au système, ni les douches qu’il prend dans la pièce essentielle de l’appartement, la salle de bain – espace symbolique de rédemption récurrent du cinéma de Rasoulof –, ni la douceur de sa femme, ni même et encore moins Dieu, dont la foi est inscrite dans son prénom. Condamner à mort, précisément au nom de Dieu et de la religion, provoque son effondrement psychologique et moral, tandis que l’absence de son arme, puis la divulgation de son nom sur les réseaux sociaux le jettent dans la paranoïa qui conduit à la dernière partie du film.
Ainsi, Rasoulof choisit, comme Jonathan Glazer dans La Zone d’intérêt, de montrer le mal à l’œuvre du point de vue des bourreaux. Mais tandis que les bourreaux d’Auschwitz restent persuadés de leur bon droit et droits dans leurs bottes, ceux de Rasoulof, dans Les Graines comme dans Le Diable n’existe pas, en paient le prix. Banalité du mal dans les deux cas. Certes, au sens où les bourreaux sont des hommes ordinaires. Mais le film iranien réfute une autre banalité : le mal n’est jamais banal au sens où il n’est jamais insignifiant ou neutre, il n’est jamais sans conséquence ni sans coût. En cela, il est beaucoup plus proche dans sa réflexion d’une pièce que Sartre écrivit en 1959 pour dénoncer la torture perpétrée par des soldats ordinaires au service de la France en Algérie.
Ce huis-clos sartrien est lui aussi allégorique puisque c’est une famille d’industriels allemands compromis avec les nazis qui représente la France. L’action tient tout entière dans le dévoilement de la vérité du personnage principal, Frantz, au prénom pour le moins transparent, enfermé dans la maison et dans une supposée folie : envoyé sur le front de l’Est après avoir tenté de sauver un rabbin polonais évadé du camp de concentration construit sur un terrain cédé à Goebbels par son père, il a torturé des partisans ou simples paysans russes, se justifiant par la nécessité de sauver ses hommes et de servir son pays, et il en est définitivement torturé. Pour Sartre comme pour Rasoulof, il ne s’agit nullement d’excuser les bourreaux, mais de montrer qu’un pouvoir qui ne tient que par l’injustice, la peur, l’oppression, la répression, le meurtre, est un pouvoir perdu.
C’est sans doute le sens du titre Les Graines du figuier sauvage. Rasoulof explique : « [C]es graines, contenues dans des déjections d’oiseau, chutent sur d’autres arbres. Elles germent dans les interstices des branches et les racines naissantes poussent vers le sol. De nouvelles branches surgissent et enlacent le tronc de l’arbre hôte jusqu’à l’étrangler. Le figuier sauvage se dresse enfin, libéré de son socle. » Les graines : semis de mort que Najmeh extrait délicatement du visage de la jeune fille défigurée, mais aussi les filles enfermées, les condamnations fatales prononcées. L’arbre hôte étranglé : la République islamique iranienne. Qui sème l’injustice, récolte l’indignité. Qui sème la mort, récolte le remord et la mort. La fable du film se clôt d’ailleurs sur un enterrement.
Un dernier écho encore. La pièce de Sartre a pour titre Les Séquestrés d’Altona. Or, Les Graines du figuier sauvage sont aussi un film de séquestrés. Son ultime acte, s’ouvrant paradoxalement sur une libération et une aération dans des paysages grandioses que Rasoulof filme avec la même majesté que les visages tuméfiés, met en scène des séquestrations au sens littéral.
Mais il est aussi un film de prison dès sa germination dans l’esprit du cinéaste qui diffracte au long cours dans des motifs carcéraux cette inspiration première : barreaux à toutes les fenêtres, plis verticaux des rideaux de l’appartement, jusqu’aux carreaux de la chemise de Rezvan ou de la couverture de Najmeh, la marinière de Sana reprenant la tenue pénale des prisonniers qui défilent à l’arrière-plan chaque fois que le personnage principal est montré dans ses bureaux du tribunal révolutionnaire. En Iran, les hommes ne sont pas libres, les femmes et les artistes le sont encore moins. C’est la société tout entière qui est leur prison.
Pouvoir du cinéma
Un parallèle est ainsi tissé dès l’origine entre le réalisateur du film et les femmes de sa fiction. La clandestinité dans laquelle il a tourné, il la met en scène, en abîme, encore une fois transposée, en mêlant à ses propres plans les images sauvages des émeutiers, qui apparaissent d’abord sur les téléphones de Rezvan et Sara, avant de prendre place seules, dans un format qui dénote leur nature, sur l’écran. Une scène est significative de cette complicité : les filles sont sur le canapé et pendant que leur mère est captivée par les informations défilant sur son téléviseur, elles échangent en silence vidéos et textos sur leurs portables, comme Rasoulof a défié la censure en tournant et en faisant sortir les rushes de son film en cachette du pays, avant de fuir à son tour.
Le réalisateur et ses personnages féminins sont unis par leur courage. Ils le sont aussi par leur action. Le geste de révolte le plus emblématique des émeutes populaires de septembre 2022 est sans aucun doute celui de toutes ces filles et femmes qui ont osé ôter leur voile pour porter le deuil de Jina Masha Amini. Or, contrairement aux deux précédents films de Rasoulof, dans lesquels les femmes étaient systématiquement voilées, même chez elles, Les Graines du figuier sauvage les dévoile, dans la belle polysémie du dévoilement : têtes nues, têtes hautes, le film les révèle, à elles-mêmes, comme aux yeux du monde, dans toute leur puissance. Le cinéma a ainsi le pouvoir d’exaucer le désir des femmes iraniennes que le régime est parvenu encore une fois à mater, à étouffer. Ce droit qu’elles n’ont pas dans les rues, sur les places de leur pays, il le leur donne par sa performativité : se montrer à découvert, têtes nues, libres de leur chevelure libre, publiquement, qui plus est à des centaines de milliers d’inconnus.
Les Graines du figuier sauvage explore les ravages d’un régime totalitaire sur les individus qu’il contraint, que ceux-ci choisissent de se conformer à ses principes iniques – Iman et sa femme dans un premier temps – ou au contraire se rebellent contre eux – leurs deux filles et tous les jeunes gens du pays. Mais la rencontre qu’il opère entre le huis clos familial et le contexte politique et social de l’Iran, au sein d’un dispositif allégorique aussi complexe qu’efficace, fait que les conséquences mises au jour portent sur une société tout entière, qui se trouve ainsi dénoncée dans ses fondements. Ce que scande la jeunesse iranienne invisible dans les images de fiction du film, « À bas la théocratie », celui-ci le met en œuvre.
Juste avant le tournant narratif du film, Najmeh, la mère, coiffe son voile pour ouvrir la fenêtre de sa chambre. Veut-elle prendre la mesure de la protestation dont elle entend la rumeur s’élever depuis sa rue ? Est-elle inquiète pour son mari qui doit rentrer à cette heure-ci du travail ? Elle se tient un instant dans l’embrasure comme pour signifier son évolution, l’approche de son « tournant » à elle, ce qui permet d’entendre clairement la menace contre le régime. Sa prise de conscience est encore celle de la lucidité pragmatique : « et s’il se passait quelque chose chose ? » demande-t-elle à son époux qui l’a rejointe. Elle pense au sort de ceux qui ont participé au système, qui ont du sang sur les mains, dont ils sont. Ironie tragique inversée.
Le spectateur sait que, dans les faits, dans l’histoire de l’Iran, il ne s’est rien passé, au sens où le régime n’a pas été renversé, le mouvement « Femme, vie, liberté » a été réprimé par une recrudescence de la violence d’État, un durcissement des lois sur le port du voile. Mais, et c’est là le basculement génial du film, ce cri-mot d’ordre de destruction du système, Mohammed Rasoulof le met à exécution.
Il abat allégoriquement, grâce à cette fable familiale à l’écriture implacable, réglée dans les moindres détails, dans laquelle viennent prendre place les images des émeutes prises par les téléphones portables, la dictature en place. Ce que n’ont pas pu accomplir, ou si éphémèrement, les jeunes Iraniens, les jeunes Iraniennes, écrasés dans leur espoir, le cinéma le fait. C’est son pouvoir, le vrai. Et on voudrait qu’il soit prophétie.
Les Graines du figuier sauvage, un film de Mohammad Rasoulof, en salles le 18 septembre 2024.