Théâtre

Intriguant laboratoire social – sur Maître obscur de Kurō Tanino

Journaliste

Un paysage humain s’agite dans un appartement kitsch truffé de caméras, guidé par une voix. Sont-ils des cobayes d’une expérience ? Difficile à dire. Le metteur en scène et dramaturge japonais Kurō Tanino explore les effets d’une manipulation par l’intelligence artificielle avec une folie légère, teintée d’ironie.

On pourrait appeler cela un appartement témoin. Mais pas dans le sens habituellement donné à cette expression car les personnages de cette pièce de Kurō Tanino ne sont pas les acquéreurs ou les locataires potentiels d’un lieu qu’ils seraient en train de visiter. Ils sont là pour de toutes autres raisons. Lesquelles ? Difficile à dire.

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L’enjeu du spectacle repose d’ailleurs pour une bonne part sur cette dimension de flou quant à leur présence dans cette sorte de grand studio avec une cuisine équipée, une table pour prendre ses repas, un lit, une coiffeuse qui fait aussi table de nuit, un fauteuil à bascule et un coin salon avec un canapé, une cheminée et un téléviseur. Dans l’ensemble le lieu quoiqu’anonyme dégage une atmosphère cosy plutôt chaleureuse, presque un cocon. Au-dessus du lit, une peinture représentant un chien sagement assis devant son assiette confirme le sentiment d’un univers certes plutôt fade, mais sans aspérité. Un univers reposant et aussi un peu kitsch avec son coucou suisse et l’aspect rétro de son mobilier.

Pourquoi alors parler d’appartement témoin ? À cause d’un élément important, qui tranche avec le reste : au-dessus de la scène est fixé un écran vidéo orienté vers la salle sur lequel apparaissent des images captées par des caméras de surveillance disposées un peu partout et bien sûr invisibles. Imaginez une location Airbnb truffée de caméras qui observeraient vos faits et gestes. D’entrée de jeu le spectateur qui assiste à Maître obscur, premier spectacle créé avec des acteurs français du metteur en scène et dramaturge Kurō Tanino, comprend que les personnages présents dans l’appartement sont observés.

Reste à savoir par qui et pour quelle raison. D’autant que les trois femmes et l’homme que l’on va bientôt découvrir ne sont pas seulement surveillés par quelque instance pour le moment inconnue, ils sont aussi en partie guidés ou conseillés par une voix qui s’adresse à chacun d’eux comme s’ils portaient une oreillette. Mais justement ils n’ont pas d’oreillettes, la voix leur parle de l’intérieur comme s’ils étaient manipulés, mais pas complètement. Une marge de manœuvre, ou si l’on préfère de libre-arbitre, leur est peut-être laissée. Les spectateurs en revanche sont équipés d’écouteurs grâce auxquels ils entendent la voix.

Il n’est pas indispensable d’utiliser en permanence les écouteurs car il est aussi très amusant de voir comment les personnages réagissent avec parfois des temps de retard ou des hésitations, aussi bien dans leurs actions que dans leurs relations avec les autres. Cette attitude légèrement interrogative, incertaine, combinée avec des élans parfois farouches ou au contraire beaucoup plus francs constitue un des aspects les plus intéressants de ce spectacle. Où l’on voit que malgré la barrière de la langue, le Japonais Kurō Tanino a parfaitement réussi à amener les comédiens dans cette dimension légèrement flottante, indécise, trouée de silences qui fait le charme et la qualité unique de son théâtre.

La situation dramatique dans laquelle il installe ses héros y est sans doute pour quelque chose, puisque les personnages dont on ignore à peu près tout jusqu’à leurs noms ne se connaissent pas. Pour autant en faisant connaissance – une expression un peu exagérée en l’occurrence – ils ne manifestent aucune surprise et ne cherchent même pas à savoir d’où viennent les nouveaux arrivants. Leurs relations sont réduites au strict minimum. Certes ils se parlent, mais au fond assez peu ; le plus loquace et le plus curieux et déluré du groupe étant sans doute le personnage incarné par Gaëtan Vourc’h. C’est grâce à lui qu’on apprend que certains d’entre eux sont déjà venus dans l’appartement.

Contrairement aux héros de Huis Clos, la pièce de Jean-Paul Sartre, ils ne se demandent pas ce qu’ils font là. Leur docilité relative, leur acceptation de la situation, entretient une forme de mystère, et en tout cas suscite une attente pour qui assiste à leurs faits et gestes. S’ils ne savent rien sur les uns et les autres, de notre côté nous ne savons rien sur eux. Sont-ils des cobayes en train de participer à quelque expérience ? Le mot « participant » utilisé au moins une fois par Gaëtan Vourc’h inciterait à pencher pour cette hypothèse. Sauf qu’il parle aussi de « s’améliorer ». À les regarder vivre, on ne repère pas vraiment en quoi ils se perfectionnent.

Alors, bien sûr, nous n’avons pas tous les éléments en main, mais en se contentant de ce qui nous est offert, il est incontestable que progressivement quelque chose prend forme où chaque détail compte. Imaginons qu’il s’agisse de reconstituer un puzzle. On a déjà compris qu’à sa manière, l’appartement pouvait être considéré en soi comme un personnage de la pièce, et pas seulement un décor. D’abord parce qu’il observe les individus qui évoluent en son sein, et sans doute leur parle. Il y a aussi le fait que chaque protagoniste arrive seul.

On nage dans une folie légère teintée d’ironie où le plus flagrant est l’infantilisation des individus.

La première à entrer étant le personnage joué par Stéphanie Béghain. Elle a mal à la tête. Elle n’enlève pas son pardessus. Régulièrement, tout au long de la représentation, elle se balance dans le fauteuil à bascule, comme si c’était la seule chose à même de lui procurer un certain apaisement. Nerveuse, elle fume beaucoup. Second à pénétrer dans les lieux, le héros incarné par Gaëtan Vourc’h est d’une nature autrement expansive. Il est souvent très drôle même. À peine entré, il file dans la penderie dont il ressort coiffé d’une perruque. Ce passage par la penderie est un rituel auquel se livreront tous les personnages.

Mais Stéphanie Béghain y est rétive. Il faut l’insistance de Gaëtan Vourc’h pour qu’elle se décide à aller se changer. On pourrait dire « se mettre à l’aise », sauf que précisément elle n’est pas à l’aise et c’est ce qui la caractérise. Surtout face au très entreprenant Gaëtan Vourc’h. Alors que le coucou se manifeste sous la forme d’un oiseau qui ne cesse d’entrer et sortir de sa petite maison, cela donne des idées au gaillard qui fait des propositions à sa partenaire pour qu’ils jouent eux aussi à « entrer et sortir, entrer et sortir ». Il rappelle à ce sujet qu’il y a tout un tas de préservatifs dans le tiroir de la table de nuit. Mais ça ne prend pas. Il est aussi question de danser pour dérider l’atmosphère.

L’acteur se déhanche alors comme un fou dans une séquence particulièrement comique. Hélas, rien n’y fait. « On est tous les deux des êtres humains insignifiants », déclare-t-il finalement comme si cela devait la convaincre. Or il y a de quoi s’interroger sur cette remarque. Veut-il dire que ne lui étant pas supérieure, elle doit par conséquent céder à ses avances ? Ou s’agit-il d’une prise de distance par rapport à soi-même ou peut-être au personnage qu’il est en train d’interpréter. Comme si tout ça n’était qu’un jeu de rôle auquel ils participent tous les deux. Cela expliquerait cette impression que, par moments, il semble faire semblant d’être ce qu’il est plutôt que d’incarner réellement un personnage. Mais aussi le décalage intrigant quand, alors qu’il prépare un petit-déjeuner et l’invite à le partager avec lui, elle répond que pour elle on n’est pas le matin, mais le soir.

Ce court échange est un indice précieux de la façon dont Kurō Tanino torpille mine de rien la réalité ordinaire. Précisons que ce moment du repas a son importance car il participe d’une série d’actions qui se répètent à chaque nouvel arrivant ou arrivante avec des variations et des développements donnant à l’ensemble l’aspect d’une structure musicale qui va en s’étoffant.

Troisième à entrer dans les lieux, l’actrice Lorry Hardel se met assez vite en cuisine préparant énergiquement un plat de viande hachée. Prise d’un besoin pressant de foncer aux toilettes, elle n’a pas le temps d’en surveiller la cuisson. Comme dans une émission de télé-réalité, aucun détail concernant la physiologie humaine n’échappe au spectateur. Plus tard on la voit, assise sur le canapé, feuilleter un magazine. Toujours aussi excité, Gaëtan Vourch’c tournicote à ses côtés – sans succès bien sûr.

Il manque encore une participante. Jouée par Mathilde Invernon, elle fait irruption agitée comme une toupie. Les bras et les mains liés par un vêtement qui pourrait être une camisole de force, elle bondit sur le canapé, puis sur le lit, puis sur le fauteuil à bascule. Feuillette le magazine en tournant les pages avec ses pieds, lesquels lui servent aussi à ouvrir le réfrigérateur dont elle extrait des légumes de toutes sortes qui se répandent sur le sol. On l’aide à ouvrir la penderie. Elle en sort les bras et les mains libres, vêtue en petite fille avec des rubans dans les cheveux en tenant un chien en peluche.

Arrivés à ce point, on ne comprend toujours pas où Kurō Tanino veut en venir. Cependant, à observer le paysage humain qui s’agite sous nos yeux, on pense tantôt à une cour de récréation, tantôt à la salle commune d’un hôpital psychiatrique, tout en sentant profondément que ce qui se trame est d’un autre ordre. Peut-être avons-nous affaire à des adultes en phase de régression dans le cadre d’une thérapie de groupe. Le fait qu’ils parlent avec le chien et que celui-ci leur réponde tendrait à confirmer cette piste. Ou alors la voix qui s’adresse à eux intérieurement s’amuse à leur jouer des tours. Ils seraient les jouets de cette voix, dont Kurō Tanino suggère qu’elle est une métaphore de la façon dont l’intelligence artificielle agit sur nous dans la vie quotidienne.

L’ensemble produit un effet déconcertant. On ne sait sur quel pied danser. On ne sait à quel point les participants sont aliénés ou consentants ou les deux.

L’idée de domination par une force obscure est un thème récurrent dans ses spectacles. Il dit à ce propos s’être inspiré de Dark Master, de Caribu Marley et Haruki Izumi, un manga publié en 2000 au Japon décrivant une humanité aliénée par une activité économique intense créant une dépendance au travail, à l’argent, à l’alcool, à la drogue et au sexe.

Dans Maître obscur, il interroge les effets possibles d’une manipulation de nos inconscients par l’intelligence artificielle. Sur l’écran situé au-dessus de la scène apparaissent de temps à autre les mots « échangeons nos corps » ou « échangeons nos paroles » ou « décomposons nos consciences ». Un programme dont on ne sait s’il a pour but un vaste lavage de cerveau – un peu comme dans une secte – ou une amélioration de la santé mentale des protagonistes. Une chose est sûre l’atmosphère installée par Kurō Tanino n’est jamais angoissante comme si l’emprise – si emprise il y a – devait opérer en douceur. On nage dans une folie légère teintée d’ironie où le plus flagrant est l’infantilisation des individus dont on ne doit pas oublier qu’ils sont arrivés là de leur plein gré.

L’ensemble produit un effet déconcertant. On ne sait sur quel pied danser. On ne sait à quel point les participants sont aliénés ou consentants ou les deux. Un aspect important est qu’il n’y a jamais de crise ou de coups de théâtre. Certes, il y a un orage qui se prépare. Alors on ferme les volets pour se protéger. Ensuite la scène est plongée dans le noir. Après quoi, alors que le rideau est tiré, Stéphanie Béghain apparaît debout seule à l’avant-scène, séparée des autres. Séquence qui tranche avec le reste du spectacle. Difficile à interpréter, elle ajoute encore à la dimension énigmatique habilement entretenue par Kurō Tanino. Un peu plus tôt un nouveau visiteur est entré dans l’appartement. C’est une surprise. Il n’était pas prévu au programme, comme le remarque Gaëtan Vourc’h. D’où l’on conclut qu’il y a bien un programme et même un protocole. Mais si tout est plus ou moins organisé à l’avance, il est normal que pour avoir un effet de surprise les quatre autres n’aient pas été prévenus.

Couvert de tatouages, le nouvel entrant a les traits de Jean-Luc Verna. À la différence de ses partenaires, il est fort à son aise comme s’il était un habitué des lieux. Il pourrait presque faire partie des meubles. Autrement dit, s’il participe à l’expérience, il n’est pas du même bord. Très décontracté, il prend une douche en faisant des vocalises et plus généralement se donne en spectacle. Pendant qu’il s’ébroue sous le jet d’eau, les autres en profitent pour lui subtiliser un gros canard jaune en plastique, dont on ne sait s’il est un jouet ou un godemiché de taille conséquente. Une chose est sûre c’est qu’il finit dans la casserole où mijote le potage du soir. Une allusion au film La soupe au canard des Marx Brothers ? Cela paraît incongru. Mais tout est de cet ordre dans le spectacle.

D’ailleurs l’appartement par certains côtés avec ses gadgets et son organisation rappelle le décor du Limier, le film de Joseph Mankiewicz. En plus contemporain, bien sûr, comme en témoigne cette caméra dissimulée dans le chien en peluche renvoyant à la réalité d’une société de surveillance où toutes sortes de robots, ménagers ou autres, épient et enregistrent votre intimité pour entretenir des bases de données toujours plus sophistiquées.

C’est peut-être à cela que pense la femme jouée par Stéphanie Béghain, tandis que les autres pris dans un trouble enjouement se laissent entraîner par Jean-Luc Verna, sorte de gentil animateur qui les incite à prendre du bon temps comme il le fait lui-même. Sensible à ses sollicitations, Gaëtan Vourc’h se souvient des préservatifs rangés dans le tiroir – il y en a une centaine. Il en enfile un sur sa tête. Souffle dedans avec ses narines, cela fait comme un casque de cosmonaute transparent. Jean-Luc Verna l’imite. Puis Mathilde Invernon et Lorry Hardel leur emboîtent le pas. Tous les quatre marchent d’un pas flottant comme s’ils étaient sur la lune. Dans cette bulle d’euphorie, ils ne voient pas celle qui ne participe pas aux agapes marquant sans doute ainsi une résistance, une volonté obstinée de ne pas se laisser prendre au jeu.

C’est du moins ce que suggère ce spectacle dont l’interprétation reste ouverte selon le vœu de son auteur comme si c’était à chacun d’élaborer sa propre version. En maintenant jusqu’au bout une forme d’ambiguïté, Kurō Tanino entretient un sentiment d’attente, parfois frustrant d’ailleurs en l’absence d’une résolution claire et nette de la situation, et en même temps suffisamment suggestif pour imaginer soi-même les possibilités multiples offertes par ce qui a lieu en face de nous.

On comprend mieux pourquoi depuis maintenant plusieurs années, il explore la question de la domination en y revenant dans plusieurs spectacles – comme Dark Master présenté en 2018 au théâtre de Gennevilliers – conçus comme autant de variations traitées toujours avec une subtile dose d’humour sur ce sujet qui visiblement l’obsède.

Maître obscur, de et par Kurō Tanino, jusqu’au 7 octobre au T2G Théâtre de Gennevilliers, Gennevilliers (92). Dans le cadre du Festival d’Automne.


Hugues Le Tanneur

Journaliste