Théâtre

« Ingmar Bergman, c’est moi » – sur Dämon d’Angélica Liddell

Philosophe et écrivain

Trois mois après sa création en ouverture du Festival d’Avignon, Dämon ouvre la saison du Théâtre de l’Odéon, à Paris. Angélica Liddell y célèbre la mort, un mariage, les funérailles d’Ingmar Bergman, les corps jeunes et vieux, Strindberg et la misère de Dieu. Mais on a surtout retenu le moment où elle s’en prend à des journalistes qui ont critiqué ses précédents spectacles, oubliant qu’il s’inscrit dans une dramaturgie retorse, où tout est sans cesse rejoué et resignifié (des cérémonies chrétiennes aux carnet de travail de Bergman) et où tout peut faire théâtre.

L’affaire a fait le tour de la presse. Le 29 juin, soirée d’ouverture du Festival d’Avignon, dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, Angélica Liddell s’en est pris, nommément, à des journalistes. Au début de son spectacle, dos au public, sous les mots « Humiliations subies » projetés sur le fond de scène, elle a lu des extraits de quelques-unes des critiques dont ses spectacles avaient fait l’objet, ponctuant ses lectures des noms des médias et des auteurs incriminés, dont certains étaient parmi les spectateurs ce soir-là.

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Une de ces adresses ne s’est pas limitée à la simple interpellation. Elle s’est permis un jeu de mot sur le nom d’un des journalistes, jouant de sa proximité lexicale avec une fameuse insulte espagnole. Il a porté plainte pour injures publiques, avec le soutien du Syndicat professionnel de la critique dramatique.

Trois mois plus tard, au Théâtre de l’Odéon, Angélica Liddell rejoue la scène des humiliations. Entretemps, le texte du spectacle est paru et c’est celui-ci, avec quelques variantes, qui est mis en scène sur le plateau de l’Odéon. Elle ne se moque plus du journaliste, mais, en lieu et place, un texte s’affiche sur le mur du fond de scène qui dit, j’en cite quelques extraits : « Juste à ce moment-là, il y avait un jeu de mot très drôle entre l’espagnol et le français autour du nom de Monsieur Capron » […] « Monsieur Capron a porté plainte pour injures » […] « Pourtant, rien dans mon travail ne porte atteinte à la liberté de la presse. Il s’agit, bien au contraire, d’une défense de la liberté d’expression, autrement dit d’une défense de l’art, autrement dit d’une défense de la liberté d’émotion. L’art défend la liberté de tous. Je ne prends pas la défense de mon spectacle, je défends mon droit de le faire. »

La scène est en effet très drôle. Pas seulement Angélica Liddell lisant les critiques en espagnol puis criant en français le nom des auteurs comme si elle s’adressait à des amis de longue date. Les critiques aussi. Cruelles pour la plupart, mais aussi drôles, ce qui va souvent de pair. J’ai ri. Les spectateurs ont ri. Nous goûtions derrière le jugement porté la précision de la pointe et le plaisir manifeste pris à l’écrire. Certaines se moquent d’elle ouvertement, l’une vise même le public qui assiste à ses spectacles (qualifié d’« essaim de mouches »). Nous pourrions arguer, à sa décharge, qu’elle ne faisait que retourner la moquerie, même si celle-ci était de fait une injure (mais certaines critiques n’en sont pas loin) – « L’un des plus précieux trésors de la langue espagnole, ce sont nos soi-disant “insultes”, lit-on sur le mur du fond à un moment du spectacle. »

Et pourtant, cette scène a provoqué une authentique déflagration médiatique, qui a largement débordé les pages cultures, et s’est même invitée dans les médias étrangers. Si ces adresses d’Angélica Liddell ont rencontré un tel écho, me semble-t-il, c’est parce qu’elles transgressent une des lois tacites de l’art théâtral, qui n’est pas la séparation entre la scène et la salle, qui n’est plus aujourd’hui que formelle, ni même celle entre théâtre et espace public, le premier s’étant à peu près toujours préoccupé du second, mais celle qui oppose deux régimes d’énonciation, celui qui appartient à la scène, où tout est à la fois vrai et faux, réel et joué, authentique et construit et celui qui relève du monde ordinaire, où l’on ne peut être l’un et l’autre, où il faut choisir et où, même si ce n’est pas toujours le cas, la norme demeure.

Le fait de s’en prendre nommément à des journalistes aurait cette étrange conséquence de faire disparaître le théâtre du plateau. Angélica Liddell serait passée de performeuse-metteuse en scène-dramaturge à personne blessée se vengeant publiquement des humiliations qu’elle a subies. Pire, elle utiliserait la scène, et l’immunité qu’elle est censée garantir, pour régler ses comptes. Alors que la violence d’un jugement critique est couverte par son caractère « esthétique » – les journalistes se contentant de juger de la qualité d’une œuvre qui s’offrent à leur goût, et contribuant ce faisant à sa publicité –, le jeu de mot d’Angélica Liddell est une injure ad hominem, passible de poursuites. Et si l’on considère que ces adresses ne relèvent pas du théâtre mais de l’ordre judiciaire, l’argument de la liberté d’expression, qu’elle évoque sur la scène de l’Odéon et dans le texte du spectacle, ne saurait s’appliquer.

Qu’on la regrette ou non, cette séparation existe. Et elle profite d’ailleurs autant aux artistes – qui, privilège de l’art, peuvent transgresser un nombre incalculable (mais pas indéfini) de normes sociales et morales (Angélica Liddell ne s’en prive pas) – qu’aux critiques. Nous pourrions cependant faire une objection à l’analyse qui précède. Il n’est pas du tout certain que l’on puisse aussi facilement extraire la scène des humiliations du dispositif théâtral complexe et retors que le spectacle met en place. Angélica Liddell s’en prend bien aux journalistes mais ce faisant elle fait aussi, et toujours, du théâtre.

Le spectacle s’intitule Dämon, les funérailles de Bergman et il est exactement cela, un « reenactment » de la cérémonie que le cinéaste et metteur en scène suédois a conçue pour sa propre mort. Angélica Liddell reprend l’intégralité des textes liturgiques prononcés en 2007 (l’année de son décès) et les fait dire et chanter en suédois par des comédiennes et des comédiens du théâtre royal de Suède (que Bergman dirigea dans les années 1960). L’une d’elles, Elin Klinga, aurait même assisté à ses funérailles. Toutes et tous portent des costumes que Bergman a utilisé dans les pièces qu’il a montées à Stockholm, ainsi du manteau que revêt Liddell pendant la majeure partie du spectacle. La présence récurrente du pape qui, après une traversée erratique du plateau avant le chapitre des humiliations, revient sur scène à plusieurs reprises, renvoie au moment où Bergman, regardant la retransmission télévisée des funérailles de Jean-Paul II, décida d’écrire le « scénario » de sa propre cérémonie funéraire.

Les adresses aux journalistes font partie intégrante de cet ensemble dramaturgique. Juste avant que Liddell entre en scène, on peut lire ces mots sur le mur du fond, extrait des carnets du cinéaste : « Quand ma pièce commence, le comédien descend dans la salle, il étrangle un critique et lit à voix haute dans un petit carnet noir toutes les humiliations subies qu’il a notées là. Puis il vomit sur le public. Après quoi il s’en va et se tire une balle dans la tête. » Liddell se contente d’appliquer à la (quasi)lettre le programme de Bergman. Elle ne vomit pas sur le public mais nettoie son sexe dans un bidet et lit les critiques cul nu en lui tournant le dos. Et le spectacle s’achèvera avec ces mots : « Elle s’en va et se tire une balle dans la tête. »

La scène des humiliations est un des signes (ou des symptômes) de cette extravagante fidélité. Extravagante parce qu’unilatérale, sans réciprocité possible. Fidélité qui l’amène à faire publiquement ce que Bergman s’est contenté de consigner dans ses carnets de travail. On objectera qu’elle y trouve son compte, qu’elle profite et abuse de la situation, fait de la scène un tribunal dont elle est juge et partie. Mais on pourrait aussi arguer que la sacralité du lien qu’elle entend former avec Bergman (le spectacle ne cesse d’osciller entre deux cérémonies : funérailles et mariage), qui renvoie à la sacralité de l’œuvre du cinéaste qu’elle découvrit adolescente, l’oblige à ce sacrifice (qui, pour certains, ressemble beaucoup à un « suicide professionnel »). L’efficience du rituel exigeant un sacrifice, elle n’hésite pas à sacrifier la critique sur l’autel de son union avec celui qu’elle n’a jamais cessé d’adorer.

Malgré le soin apporté à la restitution des funérailles, il s’agit moins d’un « reenactment » au sens habituel du terme (celui d’une recréation d’un évènement passé à fins pédagogiques ou politiques) que d’une invocation. En un sens, le théâtre s’abolit bel et bien mais c’est pour devenir une église, où l’on appelle Bergman, où l’on s’adresse à lui par-delà la mort. Ce qui suppose de restituer l’homme tout entier, jusqu’à sa part la plus noire, ce qu’il appelait lui-même ses « démons » (et ils étaient nombreux). Liddell recrée pour rendre présent, faire advenir sur scène la présence réelle, redonner au théâtre et à ses spectateurs un peu de foi dans ce qui se passe sur le plateau. Elle dit dans l’entretien reproduit dans le programme de salle vouloir les « inviter […] à se transformer en paroissiens ». On se demande ce que Bergman en aurait pensé, lui qui fut toute sa vie un luthérien sans Dieu et donc peu versé dans le miracle de l’eucharistie.

S’il est une chose que Liddell maîtrise, c’est bien la mise en scène des corps.

Dämon s’ouvre par une double présence : celle du pape traversant-bénissant le plateau puis le public et celle d’une personne naine portant un masque de crâne mexicain (ou calavera), celui que l’on revêt lorsqu’on célèbre le jour des morts (Dia de los Muertos). L’Église et la mort. Que l’on moque, que l’on invective, mais aussi que l’on caresse et avec qui l’on danse. La messe ici ne va pas sans blasphème. On la célèbre mais on soulève la chasuble du pape pour masturber son membre flasque (et qui le reste). Un vieillard nu surgit sur scène pour l’injurier mais on comprend qu’il a peur de la mort. Il finira par répéter en boucle : « Quoi qu’il arrive, tu dois dire ta messe ! » Reconnaissons que le blasphème rehausse la liturgie d’une teinte nouvelle, vive et cathartique. C’est un des rôles qu’Angélica Liddell donne à son théâtre : redonner sens et force à des rituels surannés.

Mais on peut aussi bien inverser la proposition : le théâtre a tout à gagner à faire usage de rituels qui ont démontré leur puissance. À condition d’en respecter l’esprit. Et s’il est une chose que Liddell maîtrise, c’est bien la mise en scène des corps : leurs postures et leurs gestes, leur disposition et leur circulation, le jeu des costumes et des nudités, l’alternance et l’opposition des âges, etc. Tout dans ces moments est à la fois limpide et mystérieux. Des corps comme les autres, jeunes et vieux, nus et habillés, courant ou marchant, assis ou debout, mais qui ensemble sur le plateau, faisant ce qu’ils font, deviennent autres, les figures d’une cérémonie inconnue, dont le sens nous échappe, mais qu’on ne se lasse pas de contempler et de détailler. Rituels pour repousser la mort ou conjurer sa peur, l’amadouer, en rire tout en célébrant son triomphe. C’est une vieille femme nue que l’on couche sur une civière et que l’on caresse doucement. C’est l’enfant qu’on revêt d’un jupon rouge avant de lui bander les yeux. C’est Liddell et quatre hommes en costume noir courant en cercle autour de douze vieillards en fauteuil roulant.

Une scène au milieu du spectacle déploie avec merveille ce jeu ambivalent, où les symboles et figures chrétiennes sont resignifiées et réinventées, balayées et rehaussées. La rencontre de Liddell et de l’homme rouge. Elle est revêtue de son manteau noir. Il a le corps entièrement peint en rouge. On devine qu’il est malvoyant. Elle est à cour avec le pape et l’enfant aux yeux bandés. Il est à jardin avec une femme également rouge. En fond de scène, sur une ligne, face au public, quatre hommes (en costume) et cinq femmes (dont quatre nues), puis douze vieillards en fauteuil (dont deux nus). L’allégorie des âges ou bien l’assemblée des anges, saints et apôtres ou bien nous, le public, nous regardant de part et d’autre de la scène. Ils avancent à tâtons l’un vers l’autre. Liddell et son démon. Bergman et ses démons. Liddell et Bergman. L’Église et ses pulsions ou son envers ténébreux, rouge sang ou noir suie. Ils s’enlacent. Ils sont mariés. Elle et son mort. Lui et son devenir femme catholique espagnole. Elle dira dans son monologue de fin : « Alors… veux-tu de moi comme dernière épouse ? Je ne t’offre pas une bague. Je t’offre cent soldats de plomb et je demande en échange que les rêves soient plus réels que la vie. »

Dämon performe mariage et funérailles, l’union d’un côté, la mort de l’autre, l’union par-delà la mort, impossible et cependant rejouée soir après soir. Mais Dämon n’est pas que cela, la formalité d’un rituel réitéré devant un public devenu témoin. Il joue aussi avec l’œuvre de Bergman. Je pense en particulier à la scène des funérailles, où Liddell recrée la liturgie voulue par le cinéaste avant sa mort. Devant la pasteure et le cercueil en bois, une jeune violoncelliste est assise. À la fin de la cérémonie, elle interprète la « Sarabande » de la Suite pour violoncelle n°5 de Bach. Celle-là même que Kajsa joue à la fin de Sarabande, le dernier film de Bergman. Kajsa a perdu sa mère et entretient avec son père une relation difficile et ambigu, quasi-incestueuse. Henrik est son professeur de violoncelle. Il projette sur sa fille une carrière qu’il a désiré vainement et qui l’a laissé aigri et frustré. À la fin du film, au cours d’une scène bouleversante, elle s’émancipe de son emprise. Après qu’il lui a volé un baiser sur la bouche comme si elle était encore une petite fille, elle lui annonce son départ pour Hambourg où elle a trouvé un pupitre dans un orchestre, démolissant les rêves de grandeur du père. La scène est longue et douloureuse mais il finit par se résoudre à la perdre. Il lui demande cependant une dernière faveur : qu’elle joue la « Sarabande » de Bach. Ce qu’elle fait. Cette « Sarabande » est un adieu, à son père et à Bach qu’elle ne jouera sans doute plus, mais c’est aussi la reconnaissance de leur amour impossible, de sa profondeur et de sa violence insupportable. Elle joue la « Sarabande » pour en même temps dire et détruire cette emprise. Elle la joue pour ne plus jamais avoir à la jouer.

Dans Dämon, après moins d’une minute, la « Sarabande » est couverte par des sirènes hurlantes. On n’en entendra que la fin. Parallèlement, trois femmes à droite du cercueil enlèvent leur robe. Liddell parasite une œuvre de Bergman, ses funérailles, avec une autre, son dernier film. Ce qui est une manière d’affirmer l’emprise qu’elle a sur lui, que les vivants ont sur les morts, revers bienvenu de celle qu’ils ont sur nous. Mais elle ne le trahit pas. Elle s’en émancipe comme Kajsa s’émancipe de son père. En couvrant la « Sarabande », elle lui retire sa vaine sacralité, celle où germe l’inceste des pères, pour imposer son théâtre, fait de ruptures et de mouvements soudains, tourbillonnant et imprévisible, tout en corps, matières et surfaces, aux antipodes de la psychologie bergmanienne des profondeurs. Un autre sacré que le sacré chrétien, qu’elle construit spectacle après spectacle, qui fait du monde l’objet de son désir et de sa haine.

Sur sa scène, tout devient théâtre. Il suffit qu’elle nomme pour que ça prenne corps. Bergman prend corps comme Wendy prenait corps dans Tout le ciel au-dessus de la terre et Lucrèce dans You Are My Destiny. Les critiques prennent corps comme Kajsa dans la « Sarabande » de Bach. Ils sont là parce qu’ils font partie du monde et que ce théâtre ne saurait imposer de limites à sa scène. En les convoquant sur le plateau, elle en fait des personnages de sa cérémonie joyeuse et funèbre, des acteurs au même titre que les autres, auxquels elle prête sa voix comme les autres prêtent leur corps à sa mise en scène. Le théâtre a ce pouvoir. Il dure le temps que dure un spectacle.

Dämon, les funérailles de Bergman d’Angélica Liddell, Théâtre de l’Odéon, jusqu’au 6 octobre.


Bastien Gallet

Philosophe et écrivain