Littérature

Les sciences sociales face à un roman – sur Les Derniers jours du Parti socialiste d’Aurélien Bellanger

Politiste, Politiste

Dans son nouveau roman, Aurélien Bellanger revient, par l’intermédiaire de la fiction, sur les années 2010, celles des attentats et, à leur suite, du Printemps républicain, en partie responsable de la constitution d’une « religion laïque » intolérante envers les musulmans que le macronisme triomphant n’a pas manqué de reprendre à son compte. Un livre qui gagne à être lu par les chercheurs en sciences sociales, à moins que ce ne soit l’inverse.

Comment deux enseignants-chercheurs en sciences sociales peuvent-ils traiter un roman comme celui d’Aurélien Bellanger, Les Derniers jours du Parti socialiste, alors qu’ils ont mené des recherches sur des thèmes abordés centralement par le romancier[1] ? Plusieurs écueils s’offraient à nous.

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Nous aurions pu nous contenter de traiter du roman comme d’un matériau pédagogique servant d’illustration plus imagée à des analyses académiques. Ou, dans une logique de surplomb scientiste, regarder de haut le registre littéraire au nom de La Science. Ou encore, dans une posture postmoderne à penchant relativiste, nous aurions pu aborder textes scientifiques et textes littéraires sur le même plan, comme faisant partie d’un même ensemble de bricolages culturels.

Nous avons préféré faire dialoguer le registre universitaire et le registre romanesque en étant attentifs à leurs particularités et à leurs effets de vérité et de cécité respectifs. C’est dans cette perspective que nous avons traité les sciences sociales et la littérature comme renvoyant à des « jeux de langage » au sens de « la seconde philosophie » de Ludwig Wittgenstein. « L’expression “jeu de langage” doit ici faire ressortir que parler un langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie », écrit ce dernier dans ses Recherches philosophiques[2].

La sociologie politique et la théorie politique, que nous pratiquons, ainsi que le genre romanesque, que pratique Bellanger, seront ainsi appréhendés comme des registres autonomes, appuyés sur des « formes de vie » et d’« activité » partiellement propres, avec des différences entre eux non exclusives de zones d’intersections et d’interactions variables. Sur ce dernier plan, on sait déjà grâce à Wolf Lepenies que les premiers pas historiques de la sociologie peuvent être lus comme une hybridation entre science et littérature[3]. Dans ce cadre, les sciences sociales seront traitées comme des « jeux de langage » particuliers privilégiant le savoir : ce que le biologiste Henri Atlan a appelé, dans une inspiration wittgensteinienne revendiquée, des « jeux de connaissance »[4]. Or, si la connaissance constitue une des composantes du « jeu de langage » littéraire, il ne s’agit pas de sa principale dimension.

Après avoir observé les convergences entre nos travaux académiques et le roman par-delà les différences de « jeux de langage », nous analyserons plus précisément les défauts de lucidité du livre de Bellanger par rapport à nos recherches, puis, inversement, les avantages de lucidité du « jeu de langage » du roman sur nos outils scientifiques. Notre propos aura un caractère exploratoire.

Une critique convergente des déplacements islamophobes des références républicaines dans la politique et les débats publics français

Le registre du roman est celui de la fiction, même s’il se saisit de matériaux empruntés à la réalité. Il tend à fictionnaliser des éléments puisés dans le réel socio-historique. Son régime de vérité ne consiste pas, alors, comme celui des sciences sociales, à décrire et interpréter ce qui s’est passé au crible d’épreuves empiriques de véridicité. Il peut faire fonctionner l’imagination pour transformer ce qui s’est passé.

Est-ce à dire qu’il n’y a pas là d’exigence de vérité ? Non, mais la vérité fictionnelle n’est pas la vérité scientifique. En décrivant des choses factuellement improbables, le roman, le cinéma ou les séries télévisées sont susceptibles d’éclairer des itinéraires sociaux ou des processus politiques. Par exemple, la série Game of Thrones nous dit des choses intéressantes sur les rapports de pouvoir dans un contexte complètement imaginaire. C’est ce qu’écrit d’ailleurs Bellanger dans une note d’avertissement située au début du livre : « L’ouvrage que vous avez entre les mains relève ainsi de l’histoire contrefactuelle. Si le lecteur retrouve ou croit reconnaître, cependant, certaines personnes réelles, il devra se résoudre à les traiter comme les protagonistes d’une histoire parallèle (p. 6). » Une « histoire parallèle » pour comprendre autrement l’histoire effective, donc.

Certes, les personnages principaux du roman sont inspirés d’individus réels : Grémond-Laurent Bouvet, Taillevent-Raphaël Enthoven, Frayère-Michel Onfray, Cormier-Clément Rosset, Revêche-Philippe Val, Bourny-Caroline Fourest… et Sauveterre-Aurélien Bellanger lui-même. Cependant, Grémond-Bouvet est croqué en apparatchik du Parti socialiste, ce qu’il n’a pas été, même s’il en a été membre un moment, ou Frayère-Onfray prend aussi des tonalités empruntées à Jean-Claude Michéa et à Éric Zemmour, avec lequel il finit quasiment par se confondre. Dans les malentendus des réceptions, notamment quand elles étaient biaisées par le souci de répondre aux critiques comme Raphaël Enthoven, il y a également une incompréhension du régime romanesque de vérité, différent de celui de l’historien ou du journaliste.

À partir de là, on peut repérer quelques terrains où les « jeux de connaissance » des sciences sociales et celui du roman peuvent converger pour mieux appréhender ce qui se joue dans la réalité sociale. Le romancier, Aurélien Bellanger, qui prend les traits de Sauveterre, assume son implication dans la fiction et engage à cette aune sa subjectivité de citoyen et d’observateur de la vie politique, sans se draper dans les habits de l’expert avisé. C’est particulièrement prégnant dans les chapitres intitulés « Le romancier » (p. 293-299), où est écrit que « le commentaire d’actualité était, avant même qu’il n’entame cet exercice quotidien, le domaine d’excellence de Sauveterre, les personnages et situations de ses fictions lui ayant toujours été fournis par l’époque » (p. 297), et « Séparation » (p. 461-464), où il lâche : « C’était un roman que Sauveterre avait écrit dans le plus grand secret. Il y avait mis une rage froide, ou plutôt tous ses scrupules d’historiographe du régime. Cette partie-là de son œuvre, il se l’était promis, devait rester intacte (p. 461). »

La suite confirme cette volonté de coller au plus près à la réalité dans laquelle il s’implique et se sent impliqué à la lumière de sa propre trajectoire. Il n’est donc plus tout à fait dans la simple fiction, où l’imagination d’un récit et de personnages totalement fictifs jouerait à plein. Autrement dit, Bellanger se détourne en quelque sorte de la réalité factuelle durant le temps romanesque pour mieux y revenir en semant de multiples indices. Parce que, précisément, il part de fragments de cette réalité, vécue et perçue de là où il s’est trouvé à un moment ou à un autre de sa vie, pour collecter et rassembler les matériaux de la fiction.

Deux types de discours s’en trouvent entremêlés et cohabitent continûment : un discours factuel et un discours fictif ; le discours, dans une veine foucaldienne, étant à la fois « l’ensemble des choses qu’on dit », « une manière de les dire » et « dans ce qu’on ne dit pas, ou qui se marque par des gestes, des attitudes, des manières d’être, des schémas de comportements, des aménagements spatiaux. Le discours, c’est l’ensemble des significations contraintes et contraignantes qui passent à travers les rapports sociaux »[5]. La meilleure preuve de ce croisement suggestif entre fiction et réalité s’illustre de deux façons : d’une part, la matière explicative fournie par le romancier lors de différentes interviews faisant suite à la publication, au cours desquelles il ne nie pas le souci de décrire des choses qu’il juge conformes à une certaine vérité, et, d’autre part, dans les réactions véhémentes des doubles réels, caricaturés dans le roman, à l’instar de Raphaël Enthoven.

Les Derniers jours du Parti socialiste assume donc une sorte de « fonction cognitive » du récit, pour reprendre une expression de Jean-Marie Schaeffer, comportant à cet égard une valeur de vérité, laquelle n’empêche pas, toutefois, des prises de distance avec ce qu’il s’est probablement passé ou des erreurs factuelles. « Une fonction assertive du discours » est à l’œuvre en ceci que l’ouvrage provoque des « actes cognitifs » au regard de situations où apparaissent effectivement des adéquations entre ce qui est représenté dans la fiction romanesque et ce qui est. Il provoque aussi, on l’a vu, et c’est l’un des effets d’actualité et d’acuité d’un propos qui emprunte des voies réalistes, des « réactions et engagements émotifs », en premier lieu auprès de ceux qui s’y reconnaissent en tant que protagonistes principaux de scènes où ils sont moqués et décrits désavantageusement.

Partant, « si nous admettons que la question de la vérité est pertinente pour la littérature, donc si nous admettons que la littérature a une potentialité véridictionnelle, alors nous devons admettre que la notion de non-vérité – que ce soit sous la forme de l’erreur ou du mensonge – est elle aussi un critère pertinent », précise Schaeffer. Or, si la liberté de création, la force fabulatrice de l’écrivain l’autorise à employer concurremment du vrai et du faux d’un point de vue factuel (le faux factuellement pouvant produire des effets de vérité sur les processus pris pour objet), le sociologue, lui, ne dispose pas exactement des mêmes ressources. Il ne peut effectivement s’affranchir d’une méthode et d’un rapport étroit aux indices empiriques.

Toutefois, le romancier comme le sociologue du politique, à partir de registres et d’outils certes différents, produisent une connaissance située, laquelle est par conséquent sensible et à sa position dans l’espace social et à la conjoncture. Et, dans le meilleur des cas, celle-ci débouche heuristiquement sur « un penser contre soi-même ». C’est ce à quoi Bellanger s’est heureusement essayé lorsqu’il reconnaît à travers le personnage de Sauveterre, pour le regretter plus tard, une certaine proximité conservatrice, un temps au moins, avec le Mouvement du 9 décembre-Printemps républicain (p. 241-242 et 298).

Là où les sociologues du politique que nous sommes et le travail du romancier peuvent converger dans les thèmes abordés dans le livre, c’est dans le constat objectif d’une pente ultraconservatrice prise par des secteurs de la gauche. Cet ultraconservatisme national-républicain, aimanté par les thèses culturalistes et identitaristes de l’extrême droite, se manifeste notamment par une essentialisation négative de l’islam et des musulmans, rendue a priori acceptable et respectable grâce à la mobilisation du principe laïque, transformé sans coup férir en religion civile, et à la lutte légitime post-attentats contre l’islamisme meurtrier.

Les membres et sympathisants du Printemps républicain y ont, consciemment ou non, pris leur part en crédibilisant entre autres le concept parascientifique d’« insécurité culturelle », pavant de cette façon la voie à l’altérisation des musulmans visibles, et apparemment trop conservateurs, opportunément repeints en islamistes. Ainsi, pour la nébuleuse autour du Mouvement du 9 décembre-Printemps républicain, « l’islamophobie n’existe pas » (p. 231-236) : ce serait un leurre idéologique, de plus généré par les complices inavoués du terrorisme et leurs partisans en guerre contre la République.

Bellanger-Sauveterre vise juste : lutter contre l’islamophobie, ce serait, selon cette galaxie dite « républicaine », vouloir « introduire le délit de blasphème » (p. 231). Elle se meut alors dans une contradiction non assumée, pour laquelle un implicite antireligieux et paracolonial se formule ainsi de manière paradoxale : « S’opposer à une religion ce n’était pas être contre les personnes qui y croyaient, mais vouloir les en libérer (p. 231). » Il est incontestable que Laurent Bouvet, dans La Nouvelle question laïque. Choisir la République (Flammarion, 2019), explique in fine que trop d’islam tue l’islam et que trop de pratique ostensible fait dévier du cadre républicain et de la laïcité tels qu’il les comprend.

Des défaillances des Derniers jours du Parti socialiste : enjeu narratif du conspirationnisme et espace global du confusionnisme

Cependant, le roman de Bellanger rencontre aussi des disjonctions avec la démarche mise en œuvre par les sciences sociales afin d’éclairer des processus similaires.

Une de ces disjonctions consiste dans le recours à la trame narrative complotiste. Qu’est-ce à dire ? On observe dans Les Derniers jours du Parti socialiste une tendance à faire des manipulations dans l’ombre de quelques personnes la source principale de l’histoire politique. Bellanger rompt, ce faisant, le fil des précautions annoncées dans le prologue : « La théorie du complot nous a cependant servi de constant repoussoir. Non, le Mouvement du 9 décembre n’a pas pu être, comme ils le laissaient entendre, le seul acteur des années post-attentats, ni l’unique explication des événements politiques du temps » (p. 11).

A contrario des penchants du romancier, les sciences sociales vont s’intéresser à des dynamiques plus impersonnelles : par exemple, les contraintes structurelles des rapports de domination (de classe, de genre, raciaux, etc.) et de leurs intersections telles qu’elles pèsent de manière non consciente sur les intentions conscientes des acteurs, ou les aléas historiques nés de la rencontre d’intentions diverses, voire contradictoires, en ce qu’ils débouchent sur des résultats qu’aucun protagoniste ne contrôle. Ces deux logiques peuvent d’ailleurs être combinées.

Certes, Bellanger prend parfois explicitement quelques distances avec les théories du complot (p. 11, 277 et 464), comme déjà signalé. Mais cela ne perturbe guère l’accumulation d’indices d’un complot réussi autour du trio Grémond-Bouvet, Taillevent-Enthoven et Frayère-Onfray et de leur groupe Mouvement du 9 décembre-Printemps républicain. Persiste cette idée que Bouvet-Grémond est un grand manitou, un manipulateur né et que le Mouvement du 9 décembre-Printemps républicain serait passé d’un pouvoir de nuisance à un pouvoir d’influence politique décisif quoiqu’inversement proportionnel à sa taille. Ils ont assurément accompagné l’approfondissement de porosités idéologiques entre gauche, droite et droite extrême, en particulier à partir d’une interprétation axiologique de la laïcité et culturaliste de l’islam, mais ils n’en sont et n’en furent ni les initiateurs ni les principaux agents.

En forçant à ce point le trait, l’écrivain ne peut s’empêcher de recourir de manière répétée à des tics rhétoriques qui font signe du côté de l’imaginaire conspirationniste : « plonger dans les derniers secrets de l’histoire contemporaine » (p. 10), « tout s’est joué dans les coulisses » (p. 10), « à la manière d’une société secrète, aux ramifications inconnues, parfois proche d’un gouvernement parallèle » (p. 10-11), « sa mort énigmatique » (p. 11), « c’est largement l’œuvre du Mouvement du 9 décembre » (p. 12), « le Mouvement du 9 décembre pourrait en être la clé » (p. 14), « l’État profond » (p. 31-34), « Grémond, à qui rien n’échappait » (p. 152), « et asseoir enfin notre suprématie sur la gauche » (p. 224), « il s’était contenté, pour sa part, de saboter le vieux Parti socialiste de l’intérieur » (p. 289), « toute cette histoire de la laïcité était un prétexte depuis le début » (p. 324), « le Mouvement du 9 décembre avait enfin pris possession de la République » (p. 364)…

Il y a bien des aléas dans le récit, par exemple, dans un registre ironique, la mort accidentelle de Cormier-Rosset à cause d’une bouteille de champagne offerte par son admirateur Taillevent-Enthoven (p. 132-133). Mais cela n’affecte guère le cœur du déploiement narratif, sauf avec l’élection d’Emmanuel Macron (surnommé « le Chanoine ») en 2017 : « Le succès du Chanoine avait cependant été si fulgurant que les plans de Grémond avaient été anéantis (p. 276). » Mais le complot repartira après, avec cette fois « le Chanoine » comme allié.

Globalement, les contradictions, les oppositions, les ambiguïtés, les clairs-obscurs et les aléas tendent à être aplatis dans une reconstruction a posteriori en fonction du résultat : l’installation d’un climat idéologique islamophobe dans des secteurs importants de la politique institutionnelle et des débats publics favorisant l’extrême droitisation.

Or, du côté des sciences sociales, le politiste Michel Dobry nous a mis en garde contre l’écueil de « l’analyse par les issues » dans un remarquable article sur février 1934. Il s’agit de l’inclination à appréhender un processus d’action collective à partir de son issue et à tirer alors mécaniquement un trait droit entre les résultats observés et les causes supposées, ce que les sciences sociales appellent quelquefois « les prédictions rétrodictives », lesquelles sacrifient le problème de l’imprévisibilité dans l’ordre social. Ce faisant, on ignore les aspects plus incertains et cahoteux de l’action en train de se faire, les différentes possibilités qui s’offrent aux acteurs aux différents moments de l’action, l’effet de « petites » causes pour orienter en cours de route l’action dans telle ou telle direction.

Chez Bellanger, le fil conspirationniste apparaît comme l’opérateur principal de ce rabattement. Ce qu’il a revendiqué d’une certaine manière dans un entretien au Monde en faisant du complot « un bon outil littéraire », contre la prudence qu’il semblait pourtant vouloir adopter dans le prologue. On voit d’ailleurs à nouveau, par ce type de prolongement, la jonction entre fiction et réalité factuelle.

Le romancier ne perçoit pas l’enjeu indissolublement politique et narratif de la critique de l’extrême droitisation dont il se réclame pourtant : dessiner un autre imaginaire que celui du complotisme alors que ce dernier domine l’extrême droite et que le confusionnisme facilite sa progression. Bellanger frôle cet enjeu en mettant en évidence que Grémond-Bouvet (p. 246, 254, 261, 264 et 289), Taillevent-Enthoven (p. 224) ou Bourny-Fourest (p. 191 et 196) sont transpercés par des schémas conspirationnistes. Justement, comment prendre suffisamment de distance avec eux en recourant à une rhétorique analogue ? Cette défaillance dans la distanciation se nourrit d’une humeur explicitée par Bellanger dans un entretien pour Les Inrockuptibles : « Mon roman procède de cette colère contre ces gens qui trustent la gauche alors qu’ils ne le sont pas du tout. » C’est comme s’il voulait prendre une revanche sur le Printemps républicain, et même sur certains de ses propres aveuglements passés.

Le chemin risqué emprunté par Bellanger n’est pas inéluctable. Comme on l’a vu, de larges pans des sciences sociales s’en démarquent. Mais c’est aussi le cas dans l’univers fictionnel : on peut ainsi trouver dans les romans noirs de tradition américaine[6], pas dans tous, des éclairages sur les complications de la condition socio-historique de l’humanité échappant aux facilités narratives complotistes. On vient, par exemple, de retraduire Argent Noir, d’une figure classique du polar américain, Ross Macdonald (1915-1983)[7]. Sous la contrainte des rapports de classe et de genre, les circonstances aléatoires des actions et des interactions vont écraser les personnages principaux en les menant bien au-delà de leurs intentions, et notamment de leurs visées manipulatoires.

Les limites du roman de Bellanger concernent aussi le secteur trop partiel où il situe le développement d’un poison idéologique favorisant l’extrême droitisation : le camp dit « républicain » venant de la gauche et porteur de préjugés islamophobes. Ce qui le rend a-critique vis-à-vis d’autres secteurs de la gauche, comme Jean-Luc Mélenchon (p. 432), et fait sortir hors de son champ de vision la minoration de l’antisémitisme, voire les préjugés antisémites, ou les rhétoriques complotistes circulant au sein de la gauche radicale.

En s’inspirant de la méthodologie spatiale et relationnelle de Pierre Bourdieu, on a pu constituer le confusionnisme, entendu comme le développement d’interférences entre des postures (dont le conspirationnisme) et des thèmes (dont la stigmatisation des musulmans) d’extrême droite, de droite et de gauche, comme un espace de pratiques discursives fait d’oppositions et de différenciations, mais aussi de proximités non nécessairement perçues entre une diversité de locuteurs, dont des locuteurs de la gauche dite « républicaine » et de la gauche radicale.

Quand on ne situe pas les discours analysés dans un tel espace global en mouvement, un espace impersonnel (et l’on retombe sur le problème du complotisme), on est plus facilement tributaire de ce que Bourdieu a appelé « la loi des cécités et des lucidités croisées »[8], conduisant à se focaliser sur les travers de ses adversaires. En revanche, en construisant un tel espace, on peut y réintégrer la part de vérité des dénégations desdits adversaires, comme celles d’Enthoven, si on ne les réduit pas à n’être que des justifications erronées. Car si les intentions et les jeux tactiques des uns et des autres alimentent bien ce type d’espace, son cours et sa compréhension tendent à échapper à tous.

Éclats du régime de vérité romanesque

Le roman de Bellanger exprime aussi des lucidités propres à l’intérieur du « jeu de langage » littéraire, susceptible d’être en avance sur les « jeux de connaissance » des sciences sociales.

Tout d’abord, les convictions des acteurs y sont prises au sérieux de manière compréhensive, tout en étant intriquées dans des blessures de reconnaissance et des arrière-pensées carriéristes, sans que les unes ne prennent le pas sur les autres. C’est un point fort des Derniers jours du Parti socialiste, en rupture avec les tentations utilitaristes, actives dans certains secteurs des sciences sociales, réduisant les discours et les convictions à des intérêts cachés. Se dessine alors une compréhension critique, ou critique compréhensive, se présentant comme un défi actuel pour les sciences sociales, qui ne nie ni le sujet ni le contenu des idées dont il est porteur, tout en étant attentive aux contraintes structurelles qui pèsent sur lui, de l’extérieur et à l’intérieur.

Un deuxième appui spécifiquement romanesque pour la connaissance est l’outil de l’ironie, voire du sarcasme, très présent dans cette fiction. Croquer le ridicule des personnages fournit un autre éclairage sur les mécanismes socio-psychologiques les travaillant, peu accessible aux sciences sociales. Par exemple, Taillevent-Enthoven rejoue continuellement son épreuve de philosophie du bac où il n’a eu que 14 (p. 98, 139 et 411), marquant sous la forme d’un comique de répétition une fragilité dans le rapport à la philosophie et un travail pour conforter une confiance en soi défaillante. Ou l’on assiste à la mégalomanie historique de Grémond-Bouvet face aux attentats de 2015 : « Nous n’étions plus en 2015, mais en 1793 (p. 232). »

Enfin, la réflexivité sociologique, réinsérant le chercheur dans l’objet analysé pour en saisir les adhérences freinant la connaissance, pourrait se nourrir de la réflexivité fictionnelle mise en scène par Bellanger, mentionnée plus en amont à travers le personnage de Sauveterre, en incluant la présence du livre dans le livre, Les Derniers jours du Parti socialiste devenant Séparation (p. 461-464). Cette réflexivité maniant l’auto-ironie (comme « toujours honoré du minimum de considération que sa vanité réclamait », p. 466) offre davantage de ressources que les formes les plus usitées de réflexivité sociologique pour mettre à distance l’énonciateur de l’analyse comme ses prétentions à un surplomb total vis-à-vis de l’objet de ses investigations. Cette piste, entrouverte dans le roman, peut être sociologiquement féconde, eu égard aux tendances narcissiques qui tendent parfois à affecter le champ universitaire auquel nous appartenons.

Aurélien Bellanger, Les Derniers jours du Parti socialiste, Le Seuil, août 2024


[1] Voir Philippe Corcuff, La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris : Textuel, 2021 et Haoues Seniguer, La République Autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022), Lormont : Le Bord de l’eau, 2022. Il faut ajouter qu’un des deux auteurs de cet article a été chroniqueur, entre 2001 et 2004, à Charlie Hebdo, protagoniste du roman de Bellanger, avant donc la publication par l’hebdomadaire satirique de caricatures de Mahomet, en 2006, qui constitue le moment à partir duquel Les Derniers jours du Parti socialiste s’intéresse surtout à Charlie Hebdo (voir Philippe Corcuff, Mes Années Charlie et après ?, dessins de Charb, Paris : Textuel, 2015).

[2] Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques (manuscrits de 1936-1949), I, § 23, Paris : Gallimard, 2004, p. 23.

[3] Wolf Lepenies, Les Trois Cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie (1985), Paris : Maison des sciences de l’homme, 1990.

[4] Henri Altan, À tort ou à raison. Intercritique de la science et du mythe, Paris : Le Seuil, 1986, pp. 271-293.

[5] Michel Foucault, « Le discours ne doit pas être pris comme… » (1976), in Dits et écrits, II. 1976-1988, Paris : Gallimard, 2001, p. 123.

[6] Philippe Corcuff, Polars philosophie et critique sociale, dessins de Charb, Paris : Textuel, 2013.

[7] Ross Macdonald, Argent Noir (1966), Paris : Gallmeister, 2024.

[8] Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris : Minuit, 1982, p. 22.

Philippe Corcuff

Politiste, Professeur de science politique à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon, membre du laboratoire de sociologie CERLIS

Haoues Seniguer

Politiste, Maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon, directeur adjoint de l’IISMM

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Notes

[1] Voir Philippe Corcuff, La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris : Textuel, 2021 et Haoues Seniguer, La République Autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022), Lormont : Le Bord de l’eau, 2022. Il faut ajouter qu’un des deux auteurs de cet article a été chroniqueur, entre 2001 et 2004, à Charlie Hebdo, protagoniste du roman de Bellanger, avant donc la publication par l’hebdomadaire satirique de caricatures de Mahomet, en 2006, qui constitue le moment à partir duquel Les Derniers jours du Parti socialiste s’intéresse surtout à Charlie Hebdo (voir Philippe Corcuff, Mes Années Charlie et après ?, dessins de Charb, Paris : Textuel, 2015).

[2] Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques (manuscrits de 1936-1949), I, § 23, Paris : Gallimard, 2004, p. 23.

[3] Wolf Lepenies, Les Trois Cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie (1985), Paris : Maison des sciences de l’homme, 1990.

[4] Henri Altan, À tort ou à raison. Intercritique de la science et du mythe, Paris : Le Seuil, 1986, pp. 271-293.

[5] Michel Foucault, « Le discours ne doit pas être pris comme… » (1976), in Dits et écrits, II. 1976-1988, Paris : Gallimard, 2001, p. 123.

[6] Philippe Corcuff, Polars philosophie et critique sociale, dessins de Charb, Paris : Textuel, 2013.

[7] Ross Macdonald, Argent Noir (1966), Paris : Gallmeister, 2024.

[8] Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris : Minuit, 1982, p. 22.