Se déguiser, fuir ou écrire – sur Tarentule d’Eduardo Halfon
Si l’on veut écrire sur Eduardo Halfon, écrire comme Eduardo Halfon, il est bon de choisir le déguisement d’Halfon. L’écrivain en a une armoire pleine.
Il y a au moins deux façons de présenter Tarentule, le dernier récit d’Eduardo Halfon. Soit en considérant que cette autofiction est de l’ordre du fantastique (ou du cauchemar), soit taire pour l’essentiel l’épreuve violente qu’il connaît lorsqu’il a treize ans. Dans les deux cas, on reste fidèle à son esthétique.

Un certain type de fantastique colorie la plupart de ses textes. Il écrit des « histoires Zeppelin », de celles que l’on regarde passer comme le dirigeable, selon la formule de Lezama Lima. On ne sait jamais jusqu’à quel point ce qu’il relate est vrai ou pas. Emporté par son talent de conteur, on ne s’en soucie pas. L’un des meilleurs exemples de ce flou empreint de magie est sans doute Deuils. Le narrateur se rend près d’un lac du Guatemala dans lequel Salomon, frère aîné de son père, se serait noyé. Une vieille indienne rencontrée là énumère tous les enfants qui se sont noyés. Autant de Salomon possible.
Faire silence est une autre option. La première nouvelle par laquelle on entre véritablement dans l’univers d’Halfon s’intitule « Le Boxeur Polonais ». Après des années passées à cacher ce que signifie le numéro tatoué sur son avant-bras, Léon Tenenbaum, le grand-père, raconte tout à Eduardo, son petit-fils. Pris dans une rafle à Lodz, déporté à Oranienburg puis à Auschwitz, il a cru y mourir. Il a passé une nuit dans le bloc des condamnés à mort avec un boxeur polonais. Celui-ci lui explique quoi dire et, surtout, quoi taire. Léon échappe à l’exécution. Le lecteur ne saura jamais ce que le boxeur lui a conseillé, et tant pis. L’échange avec le grand-père, accompagné de deux doigts de whisky pour se détendre, comptera plus que de le savoir.
Préférer les questions aux réponses est une autre caractéristique de l’esthétique (ou de la morale ?) d’Eduardo Halfon. Alors laissons le lecteur de cette chronique, futur lecteur de Tarentule, s’en poser quelques-unes sur ce nouvel épisode puisé, comme le plus souvent, dans l’enfance.
Eduardo est donc un adolescent ; son frère a douze ans. Tous deux sont envoyés dans un camp de vacances dans la forêt guatémaltèque. Ils s’y rendent pour acquérir des « techniques de survie dans la nature pour enfants juifs ». La précision ultime est importante. Eduardo, qui vit à Miami depuis trois ans, n’a aucune envie de participer à ce camp. « Par principe ou par pure rébellion », il rejette les règles familiales, il a oublié l’espagnol et ne parle plus qu’anglais, il fait tout pour éviter ou esquiver le judaïsme. Sur un mode moins léger, il rappelle Dany Gopnik, fils du héros de A Serious Man des frères Coen, plus intéressé par la fumette et la musique de Jefferson Airplane que par la préparation de sa bar-mitsva. Eduardo et son frère n’ont pas le choix. « Le judaïsme par les cris », imposé par le père, l’emporte.
La première phrase du récit fait écho à l’autoritarisme du père : « Ils nous ont réveillés en criant. » « Ils », c’est Samuel Blum, bel homme à la chevelure blonde qui plaît aux enfants. Il est le responsable de ce camp militarisé, ce matin-là entouré de moniteurs vêtus d’uniformes comme leur chef, tous déguisés en somme. « Nous », c’est un petit groupe de filles et de garçons dans lequel se distingueront Regina et un certain Martinez, nicaraguayen dont nul n’est sûr qu’il soit juif, et donc à sa place. Les autres garçons forment un ensemble plutôt comique, des pré-adolescents venus du Mexique, du Panama ou du Guatemala, tel Gabriel Lerner, alias Perico (« perruche », en raison de son sempiternel sweat vert fluo). Bref, la colonie de vacances dans ce qu’elle a de plus habituel.
Ce réveil brutal intervient quelques jours après que le camp a débuté. Les colons ont appris à se connaître et ont été formés aux premiers secours. On leur a appris des rudiments d’hébreu, de cet hébreu des pionniers, quand la Palestine était encore sous mandat britannique et que les jeunes du Palmah, émanation de la Haganah (future armée du pays), luttaient pour l’indépendance. Bref, le folklore indispensable pour créer une atmosphère. Le narrateur a déjà compris ce qu’il en était : « Tout le programme du camp était conçu pour développer en nous le sentiment d’être un juif parmi les juifs. Comme les membres d’un club privé. Les habitants d’une même communauté. Ou les citoyens obéissants et bien éduqués d’un État, en l’occurrence un État sioniste en plein Altiplano guatémaltèque. » Plus radical est l’enseignement des fameuses techniques de survie.
Ce matin-là annoncé par l’incipit, Samuel hurle et, outre l’uniforme, il porte sur le bras gauche une énorme tarentule que le narrateur voit « se déplacer, lente et sournoise vers [lui] ». Nous nous arrêterons-là. Le petit-fils de Léon Tenenbaum préfère les silences.
Retardements, parenthèses, apparentes incises ou digressions… tous ces procédés sont autant de façons de fuir la linéarité du récit, de différer les réponses, de laisser au lecteur sa part de travail, de réflexion ou d’interprétation.
Et il aime jouer sur les retours en arrière. Ce que nous lisons, Eduardo le relate aux abords de la cinquantaine. Il vit à Grunewald, quartier cossu de l’ouest berlinois. Il est venu à Paris pour une rencontre autour d’une photographe dont il a préfacé l’album. Dans la salle, des lecteurs le questionnent, dont Regina, plus revue depuis ces vacances tourmentées. Ils se retrouvent dans un café. Elle éclaire le passé, met en perspective ce qu’il ne comprenait pas. Et notamment ce pourquoi cette jeune fille qui lisait sans cesse tenait à monter la garde avec lui. Elle lui apprend aussi que Samuel Blum vit à Berlin. Eduardo retrouve l’homme à la tarentule. La rencontre, en deux lieux différents, n’aura rien de très aimable.
À ce point de l’histoire, il faut revenir à la phrase d’Alejandra Pizarnik, poétesse argentine, placée en exergue du récit : « J’ai hérité de mes ancêtres, l’envie de fuir. »
Fuir est une stratégie commune chez les Halfon-Tenenbaum. La famille a ainsi fui le Guatemala au début des années 1980, lorsque la guerre civile jetait le pays dans le chaos. Elle a tout laissé derrière elle, n’emportant que quelques valises. Les enlèvements de notables ou d’entrepreneurs étaient fréquents. La jeune Regina en a subi un dans un magasin, événement étrange, pas tout à fait compréhensible, y compris des années après. Dans Canción, l’écrivain en relate un autre datant de 1967. Le grand-père Halfon en fut victime, mais tout se passa plutôt bien avec les guérilleros menés par ce fameux Canción qui donne son nom au livre.
Fuir est aussi la méthode du jeune Eduardo face aux exigences familiales. Et sans trop dévoiler de l’intrigue une fois encore, disons que, pour le jeune Eduardo, lors du camp de vacances, la seule issue consistera à s’enfuir à travers la forêt guatémaltèque.
Mais ce verbe, fuir, prendra tout son sens lors de l’échange avec Samuel Blum, sur lequel nous reviendrons – toujours fidèle à l’esthétique d’Halfon, laquelle est faite de retardements, de parenthèses, d’apparentes incises ou digressions. Non par coquetterie ou affèterie. Tous ces procédés sont autant de façons de fuir la linéarité du récit, de différer la ou les réponses, de laisser au lecteur sa part de travail, de réflexion ou d’interprétation. Halfon, ici, comme dans tous ses récits, joue de la rupture. Elle surprend, dérange, mais elle est nécessaire.
Le narrateur joue de même sur des détails exagérément grossis, opérant comme des métonymies. « C’était un luger, m’a-t-il dit. » Cette première phrase surprend. C’est en effet dans le chapitre consacré au second épisode des retrouvailles berlinoises, dans un bar thaï. On ignore encore qu’Eduardo revoit Samuel Blum vieilli : « Son corps, beaucoup plus trapu et voûté que dans mon souvenir, était à présent le corps flasque et bedonnant d’un sexagénaire, qui a derrière lui deux ou trois mariages. » Quant à l’arme exhibée, elle rappelle la sinistre colonie. Blum l’avait montrée aux enfants pour les impressionner.
Comme peut inquiéter, impressionner ou effrayer un panneau apposé à l’entrée du golf dans lequel les Halfon venaient jouer en banlieue de Guatemala City : « Entrée, interdite aux chiens et aux juifs. » Eduardo raconte ce moment à Regina dans le café parisien. Cette phrase rompt un moment de plaisir, déroute la famille. Eduardo ne sait plus trop s’il l’a vu ou pas : « Peut-être que je ne l’ai jamais vu un dimanche matin avec mon père et mon frère, et que j’ai simplement conservé l’image de cet écriteau, créée dans mon imagination à partir de la voix de mon père. C’est peut-être mon père qui me l’a raconté et décrit, qui l’a déposé dans le coffre-fort secret au fond de ma mémoire. » Il est en revanche certain de l’effet produit : « À partir de là, à partir de cette phrase et de ce moment, mes deux mondes, le juif et le guatémaltèque, se sont séparés à tout jamais. »
Nous voilà au cœur d’une œuvre qui, de récit en récit, met en question ces deux identités. La première est liée à l’héritage de la Shoah, transmis par le grand-père polonais et le patrimoine juif arabe des Halfon. La seconde est liée à l’identité guatémaltèque, laquelle tient pour l’essentiel au monde amérindien détruit par les Espagnols. Un journaliste lui demande quels livres non lus l’ont influencé dans son travail d’écrivain, il lui répond la Torah et le Popol Vuh, « les deux piliers sur lesquels est construite ma maison. Une maison que depuis l’enfance, pour une raison que j’ignore, j’ai toujours eu besoin de détruire ou du moins d’abandonner ». Dans Monastère, les frères Halfon étaient contraints d’assister au mariage de leur sœur, entrée dans la communauté ultra-orthodoxe de Jérusalem. Eduardo s’échappait vers le désert en compagnie de Tamara, une Israélienne rencontrée à Guatemala City et retrouvée à l’aéroport avant la cérémonie. Abandonner la maison (si possible avec une femme), encore une fois.
Et si un panneau rappelant l’époque nazie nous amène au cœur de Tarentule, il faut maintenant s’asseoir dans le bar thaï où Samuel Blum exhibe le vieux Luger, feint de tirer sur Eduardo « en laissant échapper un rire blagueur et gras, qui m’a fait l’effet d’un gloussement de coq ».
Samuel Blum est un personnage effrayant. C’est un combattant fanatique, prêt à se livrer aux pires basses œuvres. Aucun personnage croisé dans l’œuvre d’Halfon ne suscite un tel malaise, voire déplaisir. Tout en lui dérange ou heurte. Si Eduardo aime les questions, lui préfère les réponses ; si Eduardo vit dans le doute, lui n’a que des certitudes ; si Eduardo échange, lui questionne comme on le fait lors d’un interrogatoire de police. Mais on n’est pas au commissariat.
Les bars, les cafés et autres lieux dans lesquels on se retrouve, on parle, un verre à la main, plutôt détendu, sont les cadres fréquents des récits. Ils introduisent la dose d’humour caractéristique de l’univers d’Halfon. Ce d’autant que des personnages pittoresques, surprenants voire incongrus vont et viennent dans le décor, un peu à la façon des figurants ou silhouettes dans des films de Chabrol ou Mocky. Ici, une Thaïlandaise, ou un Thaïlandais déguisé en femme, difficile de savoir, s’installant à une table voisine et sortant un jeu de tarot. La diversion, légère, est précieuse, eu égard à la lourdeur des propos tenus par Samuel Blum.
Ce n’est pas leur première rencontre dans la ville. D’abord, ils se rencontrent sur une place berlinoise, dans le froid hivernal, et déambulent. Samuel réveille la mémoire de la ville, celle des années hitlériennes, et il fait tout pour mettre Eduardo mal à l’aise. Le narrateur se tient sur ses gardes, devinant quelles réponses attend son interlocuteur. Il se tait. Les questions sont de plus en plus précises, portant sur le fils d’Eduardo et l’éducation qu’il reçoit, pour finir par un : « Comment te sens-tu à Berlin, Eduardo, en tant que juif ? » Façon d’interroger la transmission d’un judaïsme paranoïaque, à base de dogmes, d’engagements violents.
Nous tairons la réponse ou plutôt ne révèlerons pas comment Eduardo répond à son inquisiteur et lui échappe. La fuite, encore et toujours. Mais aussi l’écriture. Celle de Tarentule.
Je songe à une phrase de Jean Genet, en exergue de La Place d’Annie Ernaux : « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi. » Trahir est aussi une façon de s’élever.
Eduardo Halfon, Tarentule, traduit de l’espagnol par David Fauquemberg, La Table ronde, coll. « Quai Voltaire », septembre 2024.