Cinéma

Tuer le frère – sur Miséricorde de Alain Guiraudie

Critique

C’est dans un village typique du Sud Aveyron, en pleine saison des cèpes, que Jérémy fait son retour suite au décès de son ancien patron boulanger. Mêlant désir et mort, rouge automnal et brun obscur, silences et confessions, Alain Guiraudie reprend le fil de son œuvre cinématographique et littéraire, la réinventant sous la forme d’un polar rural et biblique nocturne.

On pourrait sans peine ranger Alain Guiraudie dans la famille des cinéastes obsessionnels. Il y prendrait place par exemple aux côtés de Paul Schrader ou de Fassbinder qui remettent sur le métier de chaque film les mêmes notes pour les jouer sur un mode différent, comme si chaque film fonctionne comme le repentir du précédent.

publicité

Chez Guiraudie, les ingrédients de base sont toujours les mêmes (circulation du désir, fantasme de mort, goût pour les hommes vieux), mais cuisinés ici différemment, au point que l’on a envie de se livrer au jeu des sept différences.

Négatif de L’Inconnu du lac, polar vénéneux et estival, Miséricorde est un film d’automne qui déploie la gamme chromatique des couleurs chaudes allant du rouge au jaune et au brun tout en racontant la fin d’un monde. Après avoir fait escale par Brest dans Rester vertical et avoir tenté un film purement urbain à Clermont-Ferrand avec Viens je t’emmène, le cinéaste revient à son territoire géographique du Sud-Aveyron.

Dans ce petit village typique, c’est aussi, avec la mort du boulanger, la fin de saison d’une vie à l’ancienne, en autarcie. Guiraudie prend plaisir à en filmer les intérieurs dans tout le prosaïsme des canapés Conforama, de l’écran plat et du tas de linge pas encore plié.

Miséricorde reprend le fil de ses précédents films, comme un long monologue ininterrompu. Depuis Ici commence la nuit qui soldait les frustrations du Roi de l’évasion, Guiraudie fait de son œuvre littéraire (trois romans à ce jour) le terreau dans lequel il puise la matière de ses films, créant des passionnants échos de l’un à l’autre et poussant son style direct à la première personne de célinien campagnard au bout de l’ivresse d’un flot de pensée qui tourne en toupie.

Tourner en boucle

On retrouve dans le petit village de Miséricorde les personnages de Pour les siècles des siècles et Rabalaïre, (tous deux parus chez POL). Si les œuvres filmique et écrit se nourrissent mutuellement en arcs fictionnels, on constate aussi avec ce septième long métrage, que la logorrhée littéraire a comme éteint la soif de parole des personnages sur grand écran, devenus presque taiseux.

Miséricorde est fait de silences, de temps morts, de regards comme si la caméra tentait d’entrer dans ces esprits impénétrables. Le motif de la boucle est bien celui de Miséricorde, dont la première moitié s’acharne à former un cyclone infernal qui ne peut mener qu’à la catastrophe. C’est comme si les ressassements des personnages avaient quitté les dialogues pour se plaquer directement sur la forme du film construit sur un motif de variation de situations répétées. Les visites au chevet de l’étranger du village deviennent inquiétantes à force de se multiplier. Les promenades dans la forêt forment elles aussi un motif et ses variations, dans lesquels l’apparition presque divine du curé fait office de running gag.

Après Damien Bonnard ou Jean-Charles Clichet récemment, c’est au tour de Felix Kysyl de prêter son visage inconnu et enfantin à l’alter ego fictionnel du cinéaste. Il joue Jérémie (prénom biblique pour un personnage pas très catholique) qui revient dans le village de St-Martial à l’occasion des funérailles de son ancien patron boulanger dont il était amoureux.

Malgré la demande insistante de la veuve Martine (jouée par une Catherine Frot plutôt sobre qui se dissout sans peine dans cet univers) qu’il reprenne la boulangerie où il a jadis officié, Jérémie ne multipliera pas les pains. C’est plutôt en Judas qu’il va se comporter.

Comme toujours chez Guiraudie, l’arrivée de cet homme venu de nulle part (on l’attrape directement sur un long travelling dans les causses, pris depuis l’habitacle de sa voiture) va susciter une ronde désordonnée de désirs sans cesse contrariés.

Le fils prodigue

Désir et mort se mêlent de façon obsessionnelle, comme une basse obstinée, dans ce scénario sur le modèle de Théorème de Pasolini (un étranger arrive dans une communauté et sème le désir partout où il passe) qui se mue en polar rural et biblique nocturne.

Jaloux et envieux de la libido que son ami d’enfance déclenche dans le village, Vincent, le fils du boulanger, (interprété par Jean-Baptiste Durand, réalisateur du rural Chien de la casse à la verve toute guiraudienne) a pour idée fixe de le traquer, de jour comme de nuit. En se retrouvant après une longue absence dans la chambre où ils jouaient enfants, décorée comme dans ses années de lycée, les deux amis sont habités par leurs gestes d’adolescents faits de bagarres viriles et caresses maladroites. Ce territoire d’une jeunesse qui ne voudrait pas grandir, Guiraudie ne l’avait jusque-là jamais exploré.

Le cinéaste reprend au cinéma hollywoodien le motif des empoignades entre hommes qui sont autant des duels que des ébats amoureux qui n’osent pas dire leur nature. La grammaire des gestes amoureux s’éparpille, empêchant tout acte sexuel. Le désir circule mais ne tombe jamais juste. Les personnages enchaînent les râteaux dans un chassé-croisé de tension sexuelle qui, chose rare chez Guiraudie, ne parvient pas à s’assouvir. On retrouve la grammaire des temps de l’amour – fantasme, érection, tendresse, mais désarticulés et répartis entre plusieurs personnages si bien qu’aucun acte sexuel ne peut aboutir mais se métamorphose en d’autres sentiments.

Si l’acte n’est pas consommé, c’est que le protagoniste a beau avoir la trentaine, il est filmé comme un enfant mal grandi, dormant dans une chambre d’ado, refaisant les mêmes gestes que quinze ans auparavant, ne présentant pas les caractéristiques d’un homme accompli. Martine se plaît à se comporter en mère avec lui, lui demandant pourquoi il rentre si tard et venant dormir près de lui en cas de cauchemar. Jérémie devient le fils prodigue, celui dont Martine s’inquiète au petit matin alors que la chair de sa chair est portée disparue.

Film chaste, sans doute parce que la religion s’est mise à occuper la rumination littéraire de Guiraudie. Dans Pour les siècles des siècles, son narrateur est prisonnier du corps d’un prêtre dont il est amoureux). Elle vient ici déjouer les codes du polar et le métamorphoser. La confession de l’abbé Grisolle retourne comme un gant le récit policier. Jérémie mentait jusque-là aux gendarmes et aux villageois sur ce qu’il avait fait la nuit de la disparition de Vincent. En lui avouant qu’il sait le jeune homme coupable et qu’il ne le dénoncera pas, Grisolles inverse la courbe du mensonge.

Il transforme la dissimulation du meurtrier en foi en l’humanité de l’homme d’Église, le geste crapuleux en allégorie biblique. L’Apocalypse à venir, annoncée par le dérèglement climatique et ses conséquences sont reprises par l’homme d’Église pour justifier la nécessité pour l’homme de s’arranger avec sa conscience quant à se responsabiliser vis à vis de la mort d’autrui. Son discours relativiste amène à justifier l’impunité du meurtre.

Le Père et la mère

Tout le monde est louche dans ce village, pas seulement ce prêtre qui pousse le pardon et l’empathie au-delà de la frontière morale. À commencer par son prêtre qui sous ses airs de guide des brebis égarée est lui même dévoyé par son désir.

Afin de sauver la mise à Jérémie, il invente pour les policiers une version de la nuit fatidique dont on devine qu’elle coïncide avec son fantasme quand il ajoute à l’intention de Jérémie « vous vous êtes mis nu devant ». Inversant les rôles, il impose au jeune homme de devenir complice de son mensonge et d’accréditer sa fable érotique. Tout comme il inversera les rôles en demandant à Jérémie d’apaiser sa conscience dans une séquence de confessionnal filmé comme une déclaration d’amour.

Autre nouveauté chez le cinéaste, la présence d’un léger fantastique. Guiraudie avait déjà dans Rester vertical (2016) initié un virage dans le merveilleux avec une Laure Calamy en prêtresse des bois qui pratiquait des rituels bienfaisants. Les séquences de rêves avaient souvent pris en charge le désir de sortir du cours réaliste des événements. Ici, c’est par le montage qu’il se voit troublé.

Pris dans leurs disputes infantiles, Jérémie et Vincent n’entendent pas arriver le curé qui apparaît comme par magie. On le découvre, comme eux, déjà là, arrivé comme par l’opération du Saint Esprit. C’est le même effet de surgissement qui saisit Jérémie la nuit, quand, se réveillant en sursaut, il découvre à son chevet le gendarme, Vincent, ou la mère de celui-ci.

Film nocturne, Miséricorde se laisse gagner par la paranoïa de son personnage insomniaque qui finit par accepter de baisser sa garde avec Martine dans la belle dernière réplique, tout oedipienne, du film : « La main, je veux bien ».

Miséricorde, un film de Alain Guiraudie, en salles le 16 octobre 2024. 


Rayonnages

CultureCinéma