Méthode – sur Morceaux choisis et autres morceaux choisis de Christophe Tarkos
Suite à la disparition tragique de Christophe Tarkos en 2004, les éditions P.O.L. se sont efforcées de rassembler tous les écrits et de rendre accessible l’essentiel de l’œuvre du poète, qu’il s’agisse de textes majeurs peu diffusés (Écrits poétiques, 2008), de pièces ou d’archives sonores n’ayant aucune existence en support textes (L’Enregistré, 2014) ou de documents introuvables n’ayant jamais été publiés ou inédits (Le Kilo, 2022).

Avec un titre aux échos tautologiques, Morceaux choisis et autres morceaux choisis, publié en octobre 2024 et édité par David Christoffel et Alexandre Mare, prolonge et conclut cette aventure éditoriale déjà amorcée dans le volume précédent, en rassemblant les écrits précédemment publiés par Tarkos chez divers éditeurs désormais épuisés ou introuvables (L’Évidence, Les Contemporains Favoris, AIOU, Al Dante, Contre-pied, Derrière la salle de bains) ainsi que des inédits découverts dans les archives conservées à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC). En évitant les écueils d’une sacralisation du poète que l’usage du terme « anthologie » aurait pu suggérer, ces « morceaux choisis » – expression plus informelle et en adéquation avec la démarche de Tarkos – rassemblent désormais l’intégralité de son œuvre, offrant non seulement un panorama complet de son parcours, mais aussi un vaste terrain d’exploration du chantier littéraire d’un poète qui se définissait comme « fabricant de poèmes ».
Ce volume imposant (736 pages), presque aussi lourd que Le Kilo, permet de prime abord de découvrir ou de relire un corpus de textes importants, tels que « L’oiseau vole » et « les poèmes carrés », mais il fonctionne également, comme le soulignent à juste titre les deux éditeurs, comme une « autoprésentation » rappelant certains procédés explorés dans Roland Barthes par Roland Barthes.
« S’auto-présenter » ne consiste pas à se définir soi-même comme œuvre ou substance, mais à donner à voir un « sujet écrivant » – des tâtonnements, des choix, des prises de risques, des plans, – bref, être un poète à « projets » où les processus importent plus que la réalisation de textes ou d’objets finis (« Et ça, c’est bien ? ça fait des pages »). Il s’agit, en ce sens, de soulever le capot sur son travail, de dévoiler les logiques de production littéraire, qui relèvent moins d’un « artisanat » que d’une « mécanique lyrique », pour parler comme Pierre Alferi et Olivier Cadiot, parfaitement huilée (exercices formels rappelant Fluxus, paronomases, bégaiements, babillages, dérivations, répétitions ad libitum, anacoluthes etc.). S’y révèle ici un Tarkos plus expérimental que jamais, oscillant entre textes inachevés, ébauches, textes manuscrits, plans, poèmes-dessins…
Cette publication permet en quelque sorte d’immerger le lecteur dans l’immense chantier créatif du poète, mais aussi dans la réception critique de ses contemporains – certaines enthousiastes, d’autres plus mitigées. On y découvre donc ses dossiers de travail, ses brouillons, ses notes et recherches précédant l’écriture des poèmes, autant de fragments de ce processus. Ce qui est ainsi offert, c’est un atelier en pleine effervescence, un travail en perpétuel devenir qui remet en question la conception traditionnelle du poème comme œuvre achevée, concise et autonome, évoquant plutôt un vaste atelier littéraire, à l’image de La Fabrique du pré de Francis Ponge, référence incontournable pour Tarkos.
En choisissant de republier des textes « anciens » dans ce dernier volume, là où l’on aurait peut-être attendu une approche chronologique inverse, les éditeurs nous invitent aussi à entreprendre une véritable exploration archéologique de sa production littéraire. Il s’agit de relire les textes du passé à partir du présent, d’interroger le « déjà-dit » dans sa propre configuration, de mettre en lumière les relations que ces textes entretiennent avec d’autres et donc de voir aussi en quoi ils répondent à d’autres textes futurs. Autrement dit, ce choix permet de relire Tarkos autrement, non plus selon une trajectoire linéaire, mais dans une perspective qui fait fusionner des temporalités et qui, ce faisant, révèle de nouvelles facettes de son œuvre.
Il s’agira donc de « morceaux choisis et d’autres morceaux choisis » plutôt que de « textes », c’est-à-dire de fragments ou de bouts mais dans une relation plus ou moins étroite avec une idée de totalité, qu’elle soit perdue (les éditeurs mentionnent comment certains projets sont restés sans suite) ou à venir (le rêve mallarméen du Livre).
Revendiquant une démarche de création littéraire fondamentalement matérialiste, Tarkos refuse les notions de génie, de sens absolu, de finalité téléologique et de lyrisme et privilégie un principe de composition basé sur l’assemblage de morceaux et le montage.
De plus, si la première partie du titre renvoie à une collection publiée par Les Contemporains Favoris, ici reproduite en fac-similé, la métaphore matérialiste – et même culinaire, comme dans son concept phare de la « pâte-mot » – est à nouveau implicitement évoquée dans une quatrième de couverture qui attire l’attention : il y est question de poèmes « BEAUX, / AGRÉABLES, / JOLIS / ET BIEN FAITS ». Mais ici, comme souvent chez Tarkos, la logique de la duplicité – le ludique et le critique – vont de pair. Il s’agira certes de montrer comment « faire » des poèmes, sans jamais pour autant les réduire à des « bibelots » ou à des objets esthétiques dépolitisés ou fermés sur eux-mêmes.
S’ils sont précisément « beaux, agréables, jolis et bien faits », c’est paradoxalement parce qu’ils sont non rentables, itératifs (« ça fait des pages ») ; ils engendrent une perte de temps, comme en témoigne brillamment le poème « Je ne fais rien ». Cette démarche s’oppose à l’idéologie dominante axée sur le bonheur néolibéral, l’efficacité et le profit, qui sera explorée dans un texte plus tardif tel que « L’Argent » – comme il le souligne avec humour dans « Le poème-contrat » : « Écrire un poème est un contrat à remplir. /Avoir quelle est la définition à/condition à/remplir/pour faire ce qui sera/labellisé/poème/par son aspect extraire/en faire son entreprise/ou réduction/douce et acérée. »
En ce sens, ce volume offre une recontextualisation significative du travail de Tarkos, permettant d’adopter un regard critique sur le champ littéraire et la condition des écrivains au milieu des années 1990. Il éclaire également les relations de Tarkos avec ses contemporains (Charles Pennequin) et son interaction avec des figures déjà établies, comme en témoigne la reproduction d’une lettre de Bernard Heidsieck. Surtout, il met en lumière la relation entre Tarkos et les avant-gardes historiques, illustrée dans le parodique « Manifeste chou » où il affirme : « Ça ne peut plus durer comme ça. Ce n’est pas possible. C’est n’importe quoi […] ça ne veut plus rien dire, on ne sait plus ce qu’on fait, il y a tout et rien, ça part dans tous les sens. Ce n’est plus de la poésie. »
Revendiquant une démarche d’écriture et de création littéraire fondamentalement matérialiste, Tarkos refuse les notions de génie, de sens absolu, de finalité téléologique et de lyrisme et privilégie un principe de composition basé sur la manipulation, l’assemblage de morceaux et le montage. Il s’inscrit en ce sens dans une démarche anti-lyrique, sans retomber dans les lieux communs ou le répertoire stylistique des avant-gardes et contre le retour du lyrisme des années 1990.
Dès ses débuts, l’œuvre de Tarkos participe à une critique radicale du poétisme et de la poésie, souvent qualifiée de « ronron » ou de « manège poétique » (Ponge). En effet, comme l’illustre ce volume, Tarkos n’a cessé de s’interroger sur la façon dont l’écriture pouvait continuer à inventer des formes, en s’affranchissant des grilles génériques et des conventions établies. Véritable non-poète, ou poète à son tour, Tarkos s’inscrit parmi d’autres « horribles travailleurs » (Arthur Rimbaud) dans la liquidation interminable et impossible de l’épreuve de la « poésie ». Ainsi, contre l’idée d’une grande poésie et le retour d’un certain type de lyrisme, Tarkos développe l’idée d’une poésie (faussement) idiote, littérale, dont la particularité est qu’elle établit un mode d’attention particulier au réel, une manière d’être attentive à ce qui advient, c’est-à-dire à l’événement : « L’oiseau vole. L’oiseau se pose. Il volait. Il vient de se poser. L’oiseau vient de se poser et s’envole. Il cherche sa nourriture. L’oiseau vole, il volait, il continue de voler […]. »
Que trouve-t-on dans ces « morceaux » et, surtout, comment les lire ou les consommer ? La qualité du travail éditorial, le soin apporté à la présentation, la clarté des notes explicatives et la précision des choix textuels vont bien au-delà d’une simple restitution de textes. Ils s’accompagnent d’une réflexion qui éclaire le lecteur sur les enjeux spécifiques à Tarkos. Le monde – ou plutôt la poésie comme moyen de penser et de fabriquer un monde – est une question centrale dans ce volume. Des trivialités apparentes des choses ordinaires, à la manière de Ponge, avec des poèmes sur la « farine », le « bâton », des « ronds » des « figures », la « cage » ou des produits de consommation (« Produit »), aux poèmes engagés comme « la guerre tchtétchénolesghienne [sic] », en passant par des réflexions sur les questions de genre (« les hommes et les femmes »), des poèmes grammaticaux (« Zones »), musicaux, ou même des pièces musicales (« La Cage », ou encore « Oratorio », écrit pour être chanté et mis en musique par Thierry Aué), Tarkos expérimente formes après formes.
Que ce soit à travers des poèmes carrés ou des poèmes à jeter, chaque « forme » dépasse le simple support de mots : elle répond toujours à une intention précise, à une stratégie politique et cognitive qui déjoue aussi les risques d’une poésie purement « conceptuelle » (voir à ce titre les poèmes « la sensibilité »). Derrière ce travail formel, qui évite tout formalisme, s’organise une réflexion plus profonde sur l’usage politique de la poésie et de la langue. La poésie devient un projectile, sinon une stratégie de défense contre l’affirmation d’une puissance horizontale, opposée à la verticalité dominante de tout pouvoir. En ce sens, la poésie ne dit pas seulement « la vérité » comme il l’écrivait dans un texte de la même période, mais est également une pensée, un acte (« le bâton net prend acte »), en acte (« le fait que ça va arriver ; le fait que ça arrive »).
Enfin, les « morceaux » permettent aussi d’établir un lien entre la question de la ligne (du poème) et du dessin (voir les sections « Arêtes », les « calligrammes »). Faire des poèmes, ce n’est pas compiler des lignes (voir les « poèmes » d’une ligne) ou des « tas » de mots pour citer Tarkos, c’est aussi et surtout établir des connexions qui vont d’un point à l’autre.
Une partie importante de l’ouvrage explore notamment comment écriture/dessin, ligne/forme, signe/gribouillage s’articulent chez Tarkos. Ce système d’écriture échappe à tout système mimétique ou à un ordre rationnel du langage. Au contraire, à travers ces tensions, Tarkos joue sur des ruptures et propose des formes hybrides ou rhizomatiques, comme le démontrent les « poèmes carrés », où le vers n’est jamais véritablement libre, mais toujours sujet à des dislocations syntaxiques et perceptuelles, fonctionnant aussi comme des rythmes visuels. On comprend rapidement que les mots comme les dessins sont autant de moyens d’articuler des « morceaux » avec « d’autres morceaux », transformant la poésie en un espace d’expérimentation et de déplacement qui permet de tracer des trajectoires de pensée et des tissages entre des objets. Chaque traçage constitue alors un fil dans un tissu de trajectoires dont l’entrelacement forme la texture du monde (« le dessin ne ment pas »).
Morceaux choisis et autres morceaux choisis s’impose ainsi non seulement comme une somme poétique, mais aussi comme un outil essentiel pour quiconque souhaite mieux appréhender le travail de jeunesse de cet auteur désormais devenu une figure majeure de la poésie contemporaine, et pour qui le langage est « un embryon de chose, c’est une sorte d’embryon de chose ».
Christophe Tarkos, Morceaux choisis et autres morceaux choisis, édité par David Christoffel et Alexandre Mare, P.O.L., octobre 2024.